La biographie du chef métis Cuthbert Grant, qui a été au centre de la guerre du Pemmican [V. Une implantation ardue marquée par une guerre privée (1812–1821)], rappelle à quel point l’émergence d’une conscience nationale parmi les siens a eu un effet décisif sur l’histoire de la colonie :
Cuthbert Grant, qui parlait couramment le français et l’anglais, fut le premier Métis instruit à exercer une influence profonde sur le destin de son peuple. Il contribua largement à implanter dans l’esprit de celui-ci la notion de nation métisse, qui joua un rôle si déterminant dans le soulèvement de la colonie de la Rivière-Rouge (Manitoba), en 1869–1870, et dans la rébellion du Nord-Ouest, en 1885. Pourtant, Grant n’était pas un rebelle. Tout au long de sa carrière, il appuya loyalement l’autorité qu’il connaissait, d’abord celle de la North West Company, puis, après 1821, celle de la Hudson’s Bay Company. Et si l’histoire garde de lui le souvenir d’un homme violent, ce n’est pas parce qu’il participa à des insurrections, mais parce qu’il prit part à la lutte que se livrèrent deux sociétés commerciales à une époque où le Nord-Ouest n’avait encore aucune institution politique.
La nation métisse est issue en partie des nombreux mariages « à la façon du pays » entre trafiquants de fourrures d’origine européenne et femmes autochtones ou sang-mêlé, dépeints dans cet extrait de la biographie de l’homme d’affaires, auteur et gouverneur de la Hudson’s Bay Company George Simpson :
Avant d’épouser sa cousine, Simpson, tout comme beaucoup d’autres hommes engagés dans la traite des fourrures, avait noué avec des femmes de sang-mêlé des relations qui étaient reconnues plus ou moins formellement sous le nom de mariage à la façon du pays. La décision de mener une vie commune n’imposait aucune obligation légale à l’homme, même si nombre de ces unions duraient toute la vie, et, en quittant sa partenaire, il prenait d’ordinaire certaines dispositions pour assurer sa subsistance et celle de ses enfants.
Grâce à son implication dans les activités traditionnelles des Métis, le gendre de Cuthbert Grant, le trafiquant de fourrures et agriculteur Pascal Breland, a fait sa place au sein des élites politiques, sociales et économiques métisses. Ses diverses nominations l’ont amené à seconder les gouverneurs de la Rivière-Rouge [V. Administration de la colonie] :
La traite des fourrures, [que Breland] pratiqua tant à titre de trafiquant que d’intermédiaire, lui valut à la fois fortune et prestige social, comme en témoigne probablement son surnom de « Roi des traiteurs » ; ce sont les Métis qui lui auraient donné ce sobriquet, mais les trafiquants canadiens-français et écossais l’utilisaient aussi en certaines occasions. Selon ses descendants, il occupait une place importante dans les expéditions de chasse au bison que les Métis organisaient deux fois l’an et, après la mort de Grant en 1854, il l’a peut-être remplacé comme capitaine de chasse.
Breland s’engagea pour la première fois dans les affaires politiques de la colonie en se joignant, au moment du procès de Pierre-Guillaume Sayer* en mai 1849, aux Métis qui protestaient contre le monopole que la Hudson’s Bay Company exerçait sur la traite des fourrures. Par la suite, on l’invita à faire partie du comité que Louis Riel* père avait formé pour faire connaître les griefs des Métis à l’égard de la compagnie et d’Adam Thom*, recorder de Rupert’s Land. Au cours des deux décennies suivantes, Breland allait occuper plusieurs postes importants dans la structure administrative de la colonie de la Rivière-Rouge. L’organisme qui régissait la colonie, le Conseil d’Assiniboia, dont il fut membre du 19 septembre 1857 au 10 août 1868, le nomma juge de paix en 1850 et en 1861, juge au tribunal des petites causes en 1851 et agent recenseur en 1856, toujours pour le district de la prairie du Cheval-Blanc (Saint-François-Xavier), de même que membre du comité des travaux publics en 1856. Quoiqu’elles aient été la preuve d’un favoritisme criant, les nominations de ce genre parmi les membres de « l’élite » métisse étaient néanmoins accordées à ceux qui, par leur fortune ou leur rang social, auraient été des « leaders naturels ». D’après certains auteurs, Breland et d’autres comme lui « auraient été élus au suffrage populaire, si ce mécanisme avait existé ».
L’intégration des Métisses et des Amérindiennes à la haute société coloniale a connu des avancées et des reculs au fil des décennies. La vie de Sarah McLeod (Ballenden), fille d’un trafiquant de fourrures et d’une Amérindienne sang-mêlé, en est un bel exemple :
Femme d’un jeune employé au brillant avenir, Sarah Ballenden mena une existence agréable à la Rivière-Rouge […]
La jeune et vive autochtone connaissait un tel succès dans la société que, selon James Bird, ses amis avaient prédit qu’elle était « destinée à donner à sa caste tout entière une influence sur les gens de l’endroit [qui serait] supérieure à celle des femmes européennes ».
En 1850, toutefois, Sarah Ballenden se retrouva au cœur d’un scandale qui eut de graves conséquences raciales et sociales. Il semble qu’un flirt imprudent avec le capitaine Christopher Vaughan Foss […] alimenta les commérages […] Anne Rose Clouston qui, à l’automne de 1849, avait quitté la Grande-Bretagne pour épouser Augustus Edward Pelly, commis de la Hudson’s Bay Company, était vexée de devoir céder le pas à une femme qu’elle ne considérait pas comme son égale sous les rapports de la race et de la réputation. Elle propagea des ragots afin de discréditer Sarah Ballenden et demanda au gouverneur d’Assiniboia, le major William Bletterman Caldwell*, de condamner sa conduite immorale. Lorsque John Ballenden quitta la colonie pour quelque temps en juin 1850 afin d’assister à la réunion annuelle du conseil du département du Nord, des efforts concertés pour exclure sa femme de la société respectable furent menés par Caldwell, les Anderson, les Cockran, ainsi que par le chef de poste John Black* et sa femme.
Des tensions entre résidents blancs et métis ont ponctué l’histoire de la Rivière-Rouge. Certaines personnes ont tenté de concilier les parties, comme le montre la biographie d’Andrew Graham Ballenden Bannatyne, homme d’affaires et membre du Conseil d’Assiniboia [V. Rébellion de la Rivière-Rouge et création du Manitoba (1869–1870)] :
Bannatyne joua un rôle important au cours du drame de 1869–1870 ; il s’efforça particulièrement de dissiper les sentiments de crainte et d’inquiétude qui séparaient les Métis et les Blancs. Le conflit racial qui, dans la colonie, était sous-jacent aux événements se manifesta en février 1869, lorsque Charles Mair*, homme souvent arrogant, allié de John Christian Schultz* et du « parti canadien », insulta la femme de Bannatyne, Annie, une Métisse. « M. Mair reçut une terrible correction de Mme Bannatyne – on raconte qu’elle lui allongea une gifle et qu’elle le frappa à coups redoublés avec une cravache dans le magasin de M. B[annatyne] en présence de plusieurs personnes. » Il est certain que Bannatyne se voulut un conciliateur dans le conflit de 1869–1870, mais il ne cacha pas sa sympathie pour les Métis. Il avait pourtant de nombreux rapports avec le groupe anglophone […] Bannatyne, en sa qualité de membre éminent de la communauté anglophone, fut prié de diriger plusieurs des difficiles assemblées tenues pendant l’hiver de 1869–1870, ce qui montre qu’il était bien vu de la plupart des habitants de la Rivière-Rouge. Mais sa position était claire. Le 26 novembre, au cours d’une réunion de toutes les factions où l’on devait déterminer l’attitude à adopter par Winnipeg à la convention du 1er décembre, il indiqua nettement qu’il appuyait les Métis dans leur volonté d’obtenir des garanties du gouvernement canadien.
Pour en apprendre davantage sur l’évolution des communautés métisses francophones et anglophones de la Rivière-Rouge, de même que sur leurs rapports avec les populations blanches entre 1812 et 1870, nous vous invitons à consulter les listes de biographies qui suivent.