LAFLÈCHE, LOUIS-FRANÇOIS, prêtre catholique, homme politique, professeur, auteur, administrateur scolaire et évêque, né le 4 septembre 1818 à Sainte-Anne-de-la-Pérade (La Pérade, Québec), fils de Louis-Modeste Richer-Laflèche, cultivateur, et de Marie-Anne Joubin-Boisvert ; décédé le 14 juillet 1898 à Trois-Rivières, Québec.

Le grand-père de Louis-François Laflèche, Modeste Richer-Laflèche, que l’abbé Joseph Moll qualifie de « vieux grogneur qui n’est pas du tout d’accommodement », scandalise les autorités religieuses par son esprit d’indépendance et ses convictions nationalistes, mais il n’en demeure pas moins un maître chantre renommé de 1770 à 1834 et un éducateur hors pair pour le futur évêque. Plus effacé, le père de ce dernier, Louis-Modeste, gère habilement une terre, située à Sainte-Anne-de-la-Pérade, et neuf autres propriétés ainsi qu’une part du fief Sainte-Marie, reçue en copropriété de son beau-père Augustin Joubin-Boisvert, seigneur et bourgeois de la North West Company. Il tâte aussi du commerce (achat, vente ou échange d’animaux et de terres), du prêt hypothécaire et, pendant un temps, de l’industrie forestière (scierie sur la rivière à la Lime).

Du côté maternel, Laflèche descend d’une Indienne de l’Ouest dont la fille, Marie-Anne Gastineau, est une Métisse qui a mené au Bas-Canada une existence presque cachée, consacrée à la prière et à la lecture des vies de saints ; « tranquille, solitaire », cette dernière avait gardé la nostalgie des plaines lointaines et transmis à son petit-fils un peu de ce sang indien dont se gausseront certains de ses adversaires.

Les Richer-Laflèche ont sept enfants, dont cinq survivent : deux filles et trois garçons ; Louis-François devient le cadet par la mort en 1821 du dernier-né. Voisine de l’église et du marchand libéral Pierre-Antoine Dorion* – le ciel et l’enfer ! –, la famille est dirigée d’une main ferme par la mère qui préconise une éducation sévère, encore accentuée à partir de 1823 par l’arrivée de l’instituteur Craig Morris comme pensionnaire. L’un et l’autre initient aux connaissances usuelles le jeune Louis-François, qui est également invité à l’école latine de l’ancien curé Joseph-Marie Morin en vue de se préparer à des études classiques.

Laflèche devient pensionnaire au séminaire de Nicolet le 12 octobre 1831 : d’abord élève du cours classique, jusqu’en 1838, il y demeure jusqu’en 1844 comme étudiant en théologie et professeur. Il réussit bien dans ses études et prend goût à l’histoire, aux sciences et aux travaux pratiques (jardinage et bricolage). Quand arrive le moment du choix d’un état de vie, il décide de se faire prêtre séculier, guidé en cela par son directeur spirituel (et directeur des élèves), l’abbé Joseph-Onésime Leprohon*.

Retenu à titre de professeur à son alma mater, Laflèche est successivement chargé de la classe de troisième (versification), de belles-lettres et de rhétorique. Il s’avère bon pédagogue, ferme et autoritaire, mais sait aussi « se faire chérir des Écoliers ». On le nomme économe de la maison pour l’année 1840–1841 ; cependant cette surcharge le fatigue, et le procureur Charles Harper* note qu’il a besoin de repos, « plus pourtant du côté de l’esprit que du corps ». Il a peu de temps à consacrer à la théologie – il fera preuve plus tard de bonnes connaissances en morale et en Écriture sainte, acquises pendant son séjour dans l’Ouest canadien –, mais il profite à plein du nouveau climat intellectuel créé par le préfet des études, l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland*, et par l’amélioration de la bibliothèque.

Tonsuré le 3 septembre 1838, Laflèche reçoit les ordres mineurs le 28 mai 1840, le sous-diaconat et le diaconat les 27 et 29 mai 1843 ; il entreprend l’année scolaire 1843–1844 comme diacre. Il semble bien que les autorités nicolétaines, qui se plaignent de se voir enlever leurs meilleurs sujets au profit de Québec, veulent s’assurer le plus longtemps possible les services de cet ecclésiastique exceptionnel dont on vante « les connaissances variées et étendues » mais « cachées ». Cependant, le brillant professeur de rhétorique est bientôt appelé vers de nouveaux horizons.

En décembre 1843, à l’invitation de Mgr Joseph-Norbert Provencher*, auxiliaire de l’évêque de Québec pour le district du Nord-Ouest, Laflèche accepte de rejoindre la poignée de missionnaires de la colonie de la Rivière-Rouge (Manitoba). Ordonné prêtre le 4 janvier 1844, il passe l’hiver à Saint-Grégoire (Bécancour, Québec), près de Nicolet, à titre de vicaire auprès d’un ancien missionnaire, Jean Harper ; il s’embarque pour l’Ouest, à Lachine, le 27 avril suivant. Mal en point pendant presque tout le trajet pour avoir négligé de prendre « quelques remèdes avant de partir », il commence à souffrir des rhumatismes dont il ne réussira jamais à se libérer.

Laflèche arrive à Saint-Boniface (Manitoba) le 21 juin 1844 et il demeure dans l’Ouest jusqu’en 1856. Après quelques courses infructueuses dans les Prairies, il va fonder, avec l’oblat Alexandre-Antonin Taché, la mission d’Île-à-la-Crosse (Saskatchewan) où, de 1846 à 1849, il assure l’intendance de la « maison-omnibus » et l’évangélisation des Indiens qui résident au fort ou dans les environs, pendant que son compagnon se consacre aux voyages lointains, notamment au lac du Caribou (lac Reindeer) et au lac Athabasca. Après trois ans, rappelé à Saint-Boniface par Mgr Provencher qui l’a fait nommer son coadjuteur cum futura successione, il refuse péremptoirement à cause de son état de santé pitoyable. Fort opportunément, son mal empire : « Il se complaît dans ses infirmités parce qu’elles l’empêchent d’être Évêque, charge qu’il aurait été difficile de lui faire accepter », note Mgr Provencher qui jette désormais son dévolu sur le jeune Taché.

Laflèche s’installe à Saint-Boniface jusqu’en 1856. Il y fait du ministère « à la façon des curés du Canada » ; quand sa santé le lui permet, il dessert les Métis de la prairie du Cheval-Blanc (Saint-François-Xavier) et les accompagne à la chasse au bison en 1850 et 1851. Il y frôle la mort de près lorsqu’une bande de Sioux attaque son groupe. Vicaire général du diocèse et administrateur pendant les absences et à l’occasion de la mort de Mgr Provencher, Laflèche participe également à l’administration temporelle de la colonie de la Rivière-Rouge. Nommé au Conseil d’Assiniboia en 1850, il intervient régulièrement en faveur des Métis et mérite des éloges du gouverneur sir George Simpson* pour ses qualités de bon sens, de modération et de dévouement. Pendant ses loisirs, il se documente sur plusieurs sujets, car il se dit obligé « d’être avocat, notaire, charpentier, & & », et il approfondit sa science théologique en lisant Histoire universelle de l’Église catholique (29 vol., Paris, 1842–1849) de l’abbé René-François Rohrbacher ; il n’y a pas que de l’humour dans ses paroles à Benjamin Pâquet : « Quant à moi, j’ai appris toute ma théologie dans l’Histoire du père Rohrbacher et je suis convaincu que vous n’apprendrez rien de plus au collège romain. »

Cependant, la santé de Laflèche se détériore encore. En 1854, il revient une première fois dans l’Est pour se reposer et régler quelques problèmes familiaux ; il en profite pour rédiger un long texte sur la Rivière-Rouge, dans le Rapport sur les missions du diocèse de Québec. Revenu à Saint-Boniface en mai 1855, il doit toutefois en repartir définitivement en juin 1856, « alla[nt] redemander à sa terre natale une santé épuisée par douze années d’un généreux dévouement ». Jamais il n’oubliera ses amis de l’Ouest – il y retournera quatre fois (en 1880, 1887, 1892 et 1894) ni ses compatriotes exilés qu’il a rencontrés à St Paul (Minnesota) et dans les environs au cours de ses voyages de 1854 et 1856.

Après quelques semaines de repos, Laflèche reprend sa place au sein du corps professoral du séminaire de Nicolet, d’abord en qualité de professeur de mathématiques et de philosophie puis, en octobre 1857, de préfet des études. Fidèle à l’esprit progressiste qui souffle depuis peu sur la maison d’éducation, il donne un nouvel essor aux études et aux bibliothèques. Il fait preuve d’une détermination semblable lorsqu’on le nomme supérieur en 1859 : il s’élève contre le transfert du collège dans la ville épiscopale, mais ne peut empêcher la fondation du collège de Trois-Rivières ; il intervient également dans la question de l’affiliation du séminaire de Nicolet à l’université Laval et, par son franc-parler, force les autorités universitaires à mieux expliquer leur position et à s’ouvrir aux suggestions des collèges.

Pendant son séjour au séminaire de Nicolet, Laflèche – et son équipe de 7 prêtres, 12 professeurs (en plus des prêtres), 11 régents qui supervisent 30 étudiants en théologie et 224 élèves du secondaire – privilégie l’ordre, la discipline et l’amour du travail ; le supérieur fait preuve d’une fermeté exemplaire en tuant dans l’œuf « quelques tentatives de révolte » des élèves contre les régents et en nettoyant l’Académie de sujets qui voulaient former un « parti d’opposition ». D’autre part, Laflèche ne manque aucune occasion de représenter la maison aux diverses manifestations diocésaines et d’y prendre la parole avec éloquence.

Les succès de Laflèche attirent l’attention de l’évêque de Trois-Rivières, Thomas Cooke*, qui, en 1861, malgré ses protestations véhémentes, l’appelle auprès de lui comme grand vicaire et, bientôt, procureur diocésain. Sa tâche est d’abord de sauver le diocèse d’une faillite presque certaine, conséquence de la construction de la cathédrale faite dans un contexte économique défavorable et mal appuyée par une partie du clergé. En quelques années, il met de l’ordre dans les comptes, fait patienter les créanciers, mobilise les prêtres et les diocésains et réussit à éteindre la dette. Dès 1863, il trouve encore le temps d’aider, dans l’administration ordinaire du diocèse, son évêque vieillissant ; il le remplace régulièrement dans les cérémonies publiques et il rédige ses pastorales et mandements qui n’en paraissent pas moins sous la signature de Mgr Cooke.

En 1865, Laflèche contribue à fonder le Journal des Trois-Rivières qui devient l’organe officieux de l’évêché et il y publie, du 20 juin 1865 au 21 mai 1866, une série de 34 articles intitulée « Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille ». Il y expose sa conception de la nation et des relations entre l’Eglise et l’État et prend ouvertement position sur des sujets controversés comme l’émigration aux États-Unis et la Confédération ; il y développe également sa pensée nationaliste. Vade-mecum des principales idées que Laflèche défendra jusqu’à sa mort et bible des ultramontains intransigeants jusqu’au xxe siècle, les articles sont repris sous forme de brochure par les bons soins de l’abbé Calixte Marquis* et connaissent un succès immédiat et constant : 3 497 exemplaires vendus avant même le lancement, multiplication des éditions du texte complet ou de chapitres particuliers.

Laflèche est nommé évêque d’Anthédon in partibus infidelium et coadjuteur de Mgr Cooke cum futura successione le 24 novembre 1866 ; une fois de plus, il fait des pieds et des mains pour éviter la promotion. Il tombe malade, terrassé par « des douleurs atroces » qui inspirent, un moment, des « craintes sérieuses » à son entourage. Il n’en reçoit pas moins l’ordination épiscopale à Trois-Rivières, le 25 février 1867.

Sa présence se fait immédiatement sentir partout. D’abord dans le diocèse, où il remplace l’évêque en titre aussi bien pour les visites pastorales, que pour l’administration spirituelle et temporelle. Également au sein de l’assemblée des évêques où il prend l’initiative de proposer à ses collègues et de publier lui-même (mais sous le nom de Mgr Cooke) un mandement d’appui à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Figure dominante du quatrième concile provincial de Québec en 1868, il participe aux chaudes discussions qui entourent l’adoption d’un décret sur les élections. Il se range alors du côté des évêques et des théologiens de Montréal et de Rimouski pour se démarquer des positions lénifiantes des abbés Elzéar-Alexandre Taschereau et Pâquet de Québec et exiger une dénonciation plus ferme des « doctrines perverses ».

Laflèche devient administrateur du diocèse de Trois-Rivières le 11 avril 1869. C’est à ce titre qu’il assiste au Premier Concile du Vatican : sans y prendre la parole, il vote régulièrement du côté des ultramontains ; l’acceptation du décret sur l’infaillibilité pontificale, le 18 juillet 1870, demeure pour lui « le plus beau jour » de sa vie, assure-t-il à ses diocésains. Déjà, à cette date, il a remplacé Mgr Cooke, mort le 31 mars précédent, et il a rédigé un mandement pour la prise de possession du siège épiscopal de Trois-Rivières. À son arrivée dans sa ville le 9 août suivant, 2 000 à 3 000 fidèles l’attendent pour lui souhaiter la bienvenue et l’accompagner vers sa cathédrale « magnifiquement décorée ». C’est au milieu de la liesse populaire qu’il monte sur le trône qui l’attend depuis quelques mois.

Pendant les 27 années de son épiscopat, Laflèche s’attire, même au milieu des débats passionnés de l’époque, la ferveur de ses diocésains et de bien d’autres personnes. Princier quand il préside, avec tout le faste d’alors, les longues cérémonies liturgiques et imposant quand il déverse du haut de la chaire son éloquence à la fois doctrinaire et imagée, il est en privé d’une cordialité chaleureuse et d’une compréhension surprenante ; nul mieux que lui ne sait, par exemple, animer avec bonhomie les conversations de table ou de salon à l’évêché ou dans les presbytères. Sa porte s’ouvre à tous ceux qui se présentent, plus spécialement aux pauvres, et il distribue aux moins fortunés le peu d’argent qui lui passe par les mains. Il aime visiter les malades et se promener dans les rues de sa ville pour converser avec les gens et s’adresser tout particulièrement aux enfants. Familier des Trifluviens, il est tout autant connu de l’ensemble de ses diocésains que ses visites fréquentes lui permettent de rencontrer et dont il connaît et assume les problèmes.

Aussi le plus grand drame de son épiscopat est-il la division de son diocèse, débattue rageusement pendant une dizaine d’années et consommée en 1885. Après une première tentative infructueuse en 1875–1876 et quelques années de calme relatif, l’abbé Marquis prend la tête du mouvement de sécession de la rive sud et obtient l’appui de l’université Laval et de la majorité des évêques, dont l’archevêque Taschereau qui intervient régulièrement et fermement à Rome ; il est aussi soutenu par plusieurs membres du clergé de la rive sud, particulièrement le personnel du séminaire de Nicolet, et par des hommes politiques, libéraux et conservateurs modérés, qui voient en Laflèche l’inspirateur de leurs adversaires ultramontains intransigeants. Travaillés par Pâquet, certains fonctionnaires du Vatican – le minutante Zepherino Zitelli, entre autres – jouent la carte des partisans du diocèse de Nicolet.

Malgré le soutien de la majorité de son clergé (même celui de la rive sud) et des pétitions contraires à la division du diocèse de milliers de fidèles (qui ne sont pas tous manipulés, loin de là), Laflèche ne réussit pas à faire admettre son point de vue par la Propagande. Lui-même manque d’astuce diplomatique à l’occasion de ses voyages à Rome – ses mémoires sont trop longs et les attaques qu’il lance contre certains membres ou fonctionnaires de la Propagande ne lui attirent aucune sympathie – et il est encore plus desservi par son agent, Luc Desilets*, dont les diatribes antimaçonniques et les visions apocalyptiques affaiblissent une cause déjà difficile à défendre. Plus efficaces et décisifs s’avèrent un voyage de Mgr Taschereau à Rome en 1884 et ses interventions auprès des principaux cardinaux. Après de longs atermoiements – dont l’intervention de deux délégués apostoliques, dom Joseph-Gauthier-Henri Smeulders et Mgr John Cameron* – paraissent finalement, au début de juillet 1885, les décrets de la division du diocèse de Trois-Rivières, de la formation du diocèse de Nicolet et de la nomination du chanoine Elphège Gravel*, de Saint-Hyacinthe, à la tête de la nouvelle circonscription ecclésiastique.

Ces décisions sont l’aboutissement de la lutte ouverte que se livrent, au sein de l’épiscopat de la province de Québec, l’aile ultramontaine modérée et pragmatique, dirigée par l’archevêque Taschereau et accusée par ses adversaires d’être libérale, voire libérale catholique, et l’aile ultramontaine intransigeante incarnée par les évêques Ignace Bourget* et Laflèche. Cet antagonisme irréductible devient public avec le Programme catholique de 1871 [V. François-Xavier-Anselme Trudel*] et les déclarations contradictoires de l’archevêque de Québec et des « vétérans » de Montréal et de Trois-Rivières. Cette rivalité se nourrit de tout : de la campagne antilibérale lancée le 22 septembre 1875 par la Lettre pastorale des évêques de la province ecclésiastique de Québec, lettre rédigée par Mgr Taschereau qui la nuance unilatéralement dans un mandement du 25 mai 1876 ; des prises de position divergentes à propos de l’implication de prêtres dans les procès pour « influence spirituelle indue » et des suites à donner à la ferme Déclaration de l’archevêque et des évêques de la province ecclésiastique de Québec [...] du 26 mars 1877 ; des discussions à propos de la réforme de la loi électorale et de la législation concernant le mariage (mariage entre un beau-frère et une belle-sœur) ; enfin, des débats sur les questions d’éducation, dont l’utilité des écoles normales de garçons. Dans tous ces cas et combien d’autres, l’archevêque de Québec et l’évêque de Trois-Rivières défendent des positions différentes.

Au centre de toutes ces discussions se trouve la question universitaire [V. Édouard-Charles Fabre ; Ignace Bourget ; Joseph Desautels*]. D’abord réservé quand il est subordonné à Mgr Cooke, ardent défenseur de l’université Laval, Laflèche se range dès 1871 du côté de Mgr Bourget et des partisans d’une université catholique à Montréal. Il appuie sans réserve le point de vue des Montréalais : urgence de soustraire la jeunesse catholique à l’influence des universités anglophones protestantes, danger de l’enseignement « libéral » des professeurs de Laval, illégalité de la succursale de l’université Laval fondée à Montréal en 1876. Il n’hésite pas d’ailleurs à se rendre plusieurs fois à Rome pour dénoncer l’établissement québécois et promouvoir la fondation d’une université foncièrement catholique, c’est-à-dire ultramontaine.

En prenant une telle position, l’évêque de Trois-Rivières irrite le puissant archevêque Taschereau, qui est lié à l’université depuis sa fondation et qui la défend comme la prunelle de ses yeux, mais il se met aussi à dos la très grande majorité de ses collègues qui, après une première décision romaine en 1876 (celle même qui crée la succursale de Montréal), se rangent régulièrement du côté de leur métropolitain. Marginalisé, inféodé au quarteron d’intransigeants qui exigent une enquête canonique sur la situation religieuse au Québec, Laflèche multiplie les écrits incendiaires, dont plusieurs sont inspirés sinon rédigés par l’abbé Desilets. Le plus important est Mémoire de l’évêque des Trois-Rivières sur les difficultés religieuses en Canada, publié à Rome en 1882, qui met expressément en cause l’orthodoxie de l’université Laval et même de l’archevêque et dénonce les intrigues romaines de Pâquet et du minutante Zitelli. Rapidement connu au Québec par l’entremise des amis romains de l’archevêque et par une édition trifluvienne largement diffusée dans les cercles ultramontains, le texte nourrit une longue polémique qu’entretiennent avec passion les journaux favorables à l’un ou l’autre des camps rivaux et qui se répercute à Rome sous la forme de mémoires et de contre-mémoires, de lettres venant de tous les horizons, de délégations de toutes sortes, de demandes de procès ou d’interventions.

De façon régulière, le Saint-Siège se range du côté de Québec, de telle sorte que, de 1883 à 1885, s’abat sur Laflèche et ses amis une volée de décisions ou de décrets que même l’intervention du délégué apostolique Smeulders en 1883–1884 ne peut conjurer. L’université Laval conserve son monopole et peut même puiser des fonds dans tous les diocèses. Mais c’est la division du diocèse de Trois-Rivières qui frappe davantage les esprits et terrasse Laflèche et ses partisans. La victoire totale de l’archevêque se confirme encore avec l’annonce de son élévation au rang de cardinal en 1886.

Laflèche ne peut que recevoir avec respect et soumission ces sentences que beaucoup avec lui trouvent étranges et il demande à ses diocésains de se montrer « pleinement soumis et obéissants en tout point à la décision pontificale ». Mais il ne se révèle pas moins un négociateur coriace quand vient le moment de partager les dettes et les revenus avec Nicolet. Rome tranche encore une fois en 1888 ; Laflèche se soumet de nouveau, mais déclare ne céder « en aucune façon aucun des droits que [son] diocèse peut encore avoir en cette affaire comme en celle de son territoire ». Aussi ne faut-il pas se surprendre de le voir, jusqu’à sa mort, essayer de récupérer la rive sud ou de la remplacer par des portions des diocèses de Québec et de Montréal. Mal appuyé par ses collègues, même ceux qui croient nécessaire d’améliorer la situation du diocèse de Trois-Rivières, Laflèche est chaque fois débouté à Rome.

Devenu titulaire d’un diocèse tronqué et déjà âgé de 67 ans en 1885, le vieux combattant se rapproche de ses diocésains ; il est toujours fidèle à la visite pastorale et, le plus souvent possible, il prêche dans sa cathédrale où son éloquence de « vieux prophète » attire une clientèle étrangère parmi laquelle on reconnaît plusieurs hommes politiques. En 1892, ses noces d’argent épiscopales donnent lieu à des fêtes fastueuses dont le seul aspect négatif est l’absence, pourtant motivée, du cardinal Taschereau.

Le doyen de l’épiscopat canadien n’en est pas moins sollicité par les questions nationales qui l’obligent à prendre une position publique. Tel est le cas du second soulèvement de Louis Riel* en 1885. Prévenu par son ami Taché d’être sur ses gardes, car le chef métis est « un misérable fou et un sectaire », Laflèche se montre prudent, même s’il est le premier avec son clergé à souscrire en faveur de la veuve de Riel. Le mouvement national d’Honoré Mercier lui fait peur, car il y voit une influence libérale et il peut difficilement se séparer de ses amis de toujours, les conservateurs. Son attitude déteint sur le Journal des Trois-Rivières et les députés de son district qui refusent d’entrer dans l’alliance nationale. Elle aboutit surtout, au moment des élections fédérales de 1887, à la publication de lettres, largement diffusées, qui mettent en garde contre les merciéristes, et à la rupture de l’évêque avec le groupe d’intransigeants (Jules-Paul Tardivel*, le père Joseph Grenier, Trudel, entre autres) qui l’avait tellement soutenu dans ses luttes antérieures ; on peut attribuer à la même cause le départ des jésuites de Trois-Rivières en 1889.

Mais, dans les dernières années de sa vie, Laflèche est tout particulièrement sollicité par la lutte en faveur des écoles catholiques du Manitoba. En 1890, le gouvernement de Thomas Greenway* n’a pas sitôt attaqué le système d’enseignement public catholique et protestant que l’ancien missionnaire de l’Ouest écrit au ministre Joseph-Adolphe Chapleau pour appuyer un mémoire de l’archevêque Taché de Saint-Boniface qui demande la non-reconnaissance de la loi provinciale par le gouvernement fédéral ; il dénonce cette « loi inique » qui attaque directement « les deux sentiments qui tiennent le plus au cœur de l’homme la langue et la foi ».

Pendant tout le temps de la guérilla judiciaire qui marque les premières années de la question des écoles du Manitoba, Laflèche soutient, de toutes les façons, son vieil ami malade et affaibli par l’âge. Après l’avoir visité et réconforté en 1892, il reprend la route de Saint-Boniface pour aller prononcer sur sa tombe l’« une des plus belles pièces d’éloquence sacrée qu’il [...] ait été donné d’entendre dans ce pays », selon le témoignage du journal libéral l’Électeur.

Laflèche appuie avec la même force le successeur de Taché, l’oblat Adélard Langevin*. Deux points forts marquent ce soutien en mai 1896 : le mandement collectif des évêques du Québec qui, quoique d’un ton modéré, condamne les lois manitobaines et demande aux catholiques de ne donner leurs suffrages qu’aux candidats « qui s’engagent formellement et solennellement à voter au Parlement en faveur d’une législation rendant à la minorité catholique du Manitoba des droits scolaires qui lui sont reconnus par l’honorable Conseil Privé d’Angleterre » ; le sermon, annoncé d’avance, sur « l’application de la doctrine catholique à la question des écoles du Manitoba », dans lequel Laflèche condamne en termes non équivoques Wilfrid Laurier*, ce « libéral rationaliste » qui véhicule « une doctrine entièrement opposée à la doctrine catholique », et où il demande de ne pas appuyer ce chef de parti.

Attaqué furieusement par les libéraux, mais soutenu par la majorité des évêques, le « sermon politique » du vieux pasteur n’empêche pas la victoire des libéraux en juin 1896 et le règlement Laurier-Greenway qui s’ensuit en novembre. Laurier invoque cet incident pour demander un délégué apostolique qui puisse régler une fois pour toutes la question des rapports entre les partis politiques et le clergé. Le jeune diplomate Rafaelo Merry del Val exaspère plusieurs évêques, dont Laflèche et l’administrateur de l’archidiocèse de Québec, Mgr Louis-Nazaire Bégin*, qui affiche de plus en plus des idées proches de celles du doyen de l’épiscopat. À la parution de l’encyclique Affari vos du 8 décembre 1897, Mgr Bégin rédige, en collaboration avec le nouvel archevêque de Montréal, Mgr Paul Bruchési*, une lettre pastorale, plus longue que le document romain, qui présente le texte pontifical sous un jour favorable aux évêques (pourtant indirectement blâmés par le souverain pontife) et insiste sur la « loi rémédiatrice » et les « engagements sacrés » passés sous silence dans l’encyclique. Laflèche se contente, dans une circulaire à son clergé, de promulguer sans commentaire Affari vos et de l’accompagner de la lettre « magistrale » de Mgr Bégin qu’il loue pour sa clarté et sa précision et qu’il fait sienne avec « pour le diocèse des Trois-Rivières la même autorité que pour celui de Québec ». L’évêque, qui approche de ses 80 ans, cède avec confiance le bâton de commandement à celui qu’il a longtemps combattu comme un adversaire « libéral ».

À la fin de mai 1898, quelques semaines après avoir assisté aux funérailles du cardinal Taschereau, Laflèche part, comme chaque année, en tournée pastorale. Il tombe malade et doit revenir à Trois-Rivières. Il entre à l’hôpital le 6 juillet et y meurt le 14 juillet suivant.

Mais le deuxième évêque de Trois-Rivières survit à sa mort. Il demeure longtemps le modèle par excellence de l’évêque, père et pasteur de son peuple, qui parle sec à ses ouailles mais ne craint pas de pleurer avec elles. Plus de 25 ans après sa disparition, l’érection d’un monument à sa mémoire et les fêtes grandioses qui l’accompagnent attirent des foules considérables et donnent lieu à des éloges dithyrambiques rassemblés dans une publication bien nommée Apothéose de Monseigneur Louis-François R.-Laflèche. Il demeure aussi le symbole même de l’ultramontain intransigeant, « croisé », « héraut du bien, de la tradition », « homme fort et convaincu, croyant à sa mission et à ses idées jusqu’à l’entêtement ». On a vite oublié ses nombreux échecs personnels, qui forment comme la trame de sa longue vie de combattant, pour garder vivaces les tendances de sa pensée et tâcher de bâtir, au Canada français, une chrétienté telle qu’il l’imaginait. Aussi, longtemps adulé par les milieux clérico-nationalistes, est-il devenu, avec Bourget et ... Maurice L. Duplessis*, le bouc émissaire de ceux qui n’ont vu, avant la Révolution tranquille du Québec, qu’un temps de « grande noirceur » qui prenait ses racines dans les idées « rétrogrades » et l’autoritarisme entier de ce « vieux prophète » de l’absolu. Mais tous lui reconnaissent une bonne foi évidente et surtout un rôle essentiel qui en font l’une des figures les plus importantes de la seconde moitié du xixe siècle au Canada français.

Nive Voisine

Louis-François Laflèche a écrit un peu et parlé beaucoup. Comme il discourait d’abondance, sans texte, nous sommes réduits à utiliser des reconstitutions faites par les journaux ou des brochures publiées à partir de notes sténographiées rarement revues par l’orateur. Signalons, entre autres, les brochures intitulées Commentaires sur l’encyclique Humanum Genus (Trois-Rivières, Québec, 1885) et Des biens temporels de l’Église et de l’immunité de ces biens devant les pouvoirs civils (Trois-Rivières, 1889), de même que le recueil publié par Arthur Savaète, Œuvres oratoires de Mgr Louis-François Laflèche, évêque des Trois-Rivières (Paris, s.d.). Des écrits publiés par Laflèche lui-même se détachent : « Mission de la Rivière-Rouge », Rapport sur les missions du diocèse de Québec [...], no 11 (mars 1855) : 118–137 ; Quelques considérations sur les rapports de la société civile avec la religion et la famille [...] (Montréal, 1866), paru d’abord sous forme d’articles dans le Journal des Trois-Rivières ; l’Influence spirituelle indue devant la liberté religieuse et civile (Trois-Rivières, 1881), également publié d’abord dans le même journal. Parmi les nombreux mémoires et écrits polémiques, il faut noter : Mémoire de l’évêque des Trois-Rivières au sujet du démembrement de son diocèse demandé par quelques prêtres de ce diocèse (Trois-Rivières, 1877) ; Mémoire appuyant la demande d’une école normale aux Trois-Rivières (Trois-Rivières, 1881) ; Mémoire de l’évêque des Trois-Rivières sur les difficultés religieuses en Canada (Rome et Trois-Rivières, 1882). Ces mémoires et plusieurs autres se retrouvent presque in extenso, avec des commentaires partisans, dans la série d’Arthur Savaète, Voix canadiennes : vers l’abîme (12 vol., Paris, 1908–1922). Enfin, on trouvera la pensée pastorale de Laflèche dans les six volumes de Lettres pastorales, mandements et circulaires (Trois-Rivières, 1867–1898).

À cause de l’importance exceptionnelle du personnage, il y a peu de dépôts d’archives religieuses au Québec et même au Canada qui ne contiennent pas des dossiers éclairant l’action ou la pensée de Laflèche. Nous avons puisé la majorité de nos renseignements à trois endroits principaux. D’abord à Rome, à l’Archivio della Propaganda Fide, où nous avons dépouillé les Acta ; les Scritture originali riferite nelle congregazioni generali ; les Scritture riferite nei Congressi, America settentrionale, Canadà, Nuova Bretagna, Labrador, Terra Nuova ; les Udienze ; et les Lettere e decreti della Sacra Congregazione e biglietti di Monsignore Segretario ; pour les documents de 1893 à nos jours, nous avons utilisé les volumes disponibles de la Nuova Serie. (Pour se retrouver, voir : N. Kowalsky et J. Metzler, Inventory of the historical archives of the Sacred Congregation for the evangelization of peoples or « De Propaganda Fide » (nouv. éd., Rome, 1983, textes anglais et italiens.) À Trois-Rivières, les Arch. de l’évêché de Trois-Rivières se sont avérées d’une richesse inépuisable avec le richissime Fonds L.-F. Laflèche, rapatrié des Arch. du séminaire de Trois-Rivières, les Reg. des lettres, des dossiers sur chacune des paroisses du diocèse (v. g. Sainte-Anne-de-la-Pérade (La Pérade) et des communautés religieuses (v.g. ursulines de Trois-Rivières) et d’innombrables autres sur des sujets spéciaux (v.g. notamment Cathédrale, construction, 1853, dépenses, et Créanciers de la corporation épiscopale, 1862–1890). À Nicolet (Québec), les Arch. du séminaire de Nicolet dont nous avons consulté, entre autres, les grands dossiers : Division du diocèse ; Lettres des directeurs aux évêques ; Séminaire ; Succession Mgr Irénée Douville ; Succession Calixte Marquis ; et Transfert du séminaire.

Il existe peu de biographies complètes de Mgr Laflèche. La première étude a été publiée de son vivant, à l’occasion de son 50e anniversaire d’ordination sacerdotale : [L.-S. Rheault], Autrefois et Aujourd’hui à Sainte-Anne-de-la-Pérade (Trois-Rivières, 1895), 138–168 ; l’auteur y décrit la « vie intime » de l’évêque. Peu de temps après la mort de Laflèche, l’éditeur français Savaète lui consacre deux volumes de sa série Voix canadiennes : vers l’abîme, le tome 6 intitulé Mgr L.-F. Laflèche et la Division du diocèse des Trois-Rivières (1912) ; le tome 10 : Monseigneur Ls-Fs Laflèche, 2e évêque des Trois-Rivières ; sa vie, ses contrariétés, ses œuvres (s.d.) ; on y trouve un grand nombre de documents importants, commentés d’une façon sectaire, et un panégyrique de l’évêque. On retrouve le même style louangeur dans la brochure du jésuite Adélard Dugré, Monseigneur Laflèche (Montréal, [1929]) et dans Apothéose de Monseigneur Louis-François R.-Laflèche (Trois-Rivières, 1926). D’une tout autre qualité est l’ouvrage fondamental de Robert Rumilly, Mgr Laflèche et son temps (Montréal, [1938]), qui renouvelle notre connaissance de l’évêque, mais néglige malheureusement son travail proprement sacerdotal et épiscopal. La même remarque vaut pour l’esquisse biographique d’André Labarrère-Paulé, Louis-François Laflèche (Montréal, 1970), qui campe cependant avec justesse la physionomie de l’ultramontain. Enfin, nous avons nous-même repris l’ensemble du dossier et publié le premier volume de Louis-François Laflèche, qui porte le sous-titre de Dans le sillage de Pie IX et de Mgr Bourget, 1818–1878 ; la seconde partie, « le « Vieux Prophète » (1878–1898) » est encore manuscrite. [n. v.]

Parmi les multiples études qui peuvent éclairer la vie et la pensée de Laflèche, signalons : F.-L. Desaulniers, la Généalogie des familles Richer de La Flèche et Hamelin, avec notes historiques sur Sainte-Anne-de-la-Pérade, les Grondines, etc. (Montréal, 1909).— [J.-P.-A.] Benoît, Vie de Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface (2 vol., Montréal, 1904).— Hervé Biron, Grandeurs et Misères de l’Église trifluvienne (1615–1947) (Trois-Rivières, 1947).— Paul Crunican, Priests and politicians : Manitoba schools and the election of 1896 (Toronto et Buffalo, N.Y., 1974).— Labarrère-Paulé, les Instituteurs laïques.— Lavallée, Québec contre Montréal.— Pouliot, Mgr Bourget et son temps.— Gaston Carrière, « Mgr Provencher à la recherche d’un coadjuteur », SCHEC Sessions d’études, 37 (1970) : 71–93.— Philippe Sylvain, « Louis-François Laflèche ou Certaines Constantes de la pensée traditionaliste au Canada français », Arch. des lettres canadiennes (Montréal), 6 (1985) : 335–345.— Nive Voisine, « la Création du diocèse de Nicolet (1885) », les Cahiers nicolétains (Nicolet), 5 (1983) : 3–41 ; 6 (1984) : 146–214.

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Nive Voisine, « LAFLÈCHE, LOUIS-FRANÇOIS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 12, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/lafleche_louis_francois_12F.html.

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Auteur de l'article:    Nive Voisine
Titre de l'article:    LAFLÈCHE, LOUIS-FRANÇOIS
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 12
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1990
Année de la révision:    1990
Date de consultation:    21 déc. 2024