DOUGLAS, THOMAS, baron DAER et SHORTCLEUCH, 5e comte de SELKIRK, colonisateur et auteur, né le 20 juin 1771 dans l’île St Mary, Écosse, fils de Dunbar Hamilton Douglas et de Helen Hamilton ; le 24 novembre 1807, il épousa à Inveresk, Écosse, Jean Wedderburn, et ils eurent trois enfants ; décédé le 8 avril 1820 à Pau, France.

Bien que deux de ses frères fussent morts en bas âge, Thomas Douglas, septième fils du 4e comte de Selkirk, ne pouvait espérer hériter du titre de comte avant d’avoir atteint le milieu de la vingtaine. Entre 1794 et 1797, les quatre frères qui lui restaient moururent, deux de la fièvre jaune aux Caraibes, et les autres de la tuberculose. À la mort de son père, en 1799, Thomas devint comte à l’âge de 28 ans.

Discret et ne jouissant pas d’une constitution robuste pendant son enfance, Douglas s’attira apparemment des sympathies à l’University of Edinburgh, où il entra à l’âge de 14 ans. Il y suivit un cours d’initiation générale aux humanités et y étudia quelque peu le droit. Il appartenait à un groupe plein d’entrain dont faisait partie Walter Scott qui plus tard se souvint de lui comme d’« un homme des plus généreux et des plus désintéressés » ; et nombreux sont ceux qui témoignèrent de ses manières charmantes et de son sourire engageant, quoiqu’il restât réservé et laconique. Il compléta sa formation en 1792 par une tournée de quelques mois dans les Highlands d’Écosse ; cette expérience allait avoir sur lui une influence décisive. Puis jusqu’en 1794, il voyagea en Europe. Deux autres faits semblent l’avoir marqué. Ce fut d’abord le raid mené contre l’île St Mary, en 1778, par le corsaire américain John Paul Jones. Même si l’opération se déroula sans effusion de sang et sans brutalité, le jeune garçon de sept ans trouva l’expérience terrifiante et il crut, plus tard, que cet événement lui avait laissé pour les Américains une aversion dont il ne se défit jamais entièrement. Puis, bien qu’il fût porté vers les activités intellectuelles, il assuma, en 1796, la bonne marche d’une des fermes de son père pour apprendre tout ce qu’un propriétaire foncier devait savoir.

L’intérêt de Douglas pour les Highlands ne se démentit point après son voyage ; il se pencha studieusement sur leurs affaires et apprit en outre un peu de gaélique. Il avait été choqué par les évictions de petits fermiers de leurs terres et par les déracinements inévitables mais inhumains de gens sans aucun recours, qui méritaient certes une vie meilleure. N’ayant pas été en mesure de les secourir, il avait commencé à élaborer une théorie d’émigration qui pouvait redonner espoir aux défavorisés tout en renforçant les positions de la Grande-Bretagne outre-mer. Il eut l’occasion de mettre ses idées en pratique à l’époque où il hérita de son titre de noblesse et de sa fortune. En 1798, en Irlande, une rébellion occasionnée par la famine et les redevances foncières excessives fut durement réprimée. En 1801, le jeune comte parcourut le pays pendant quelques mois pour étudier de près la situation. Tout ce qu’il y vit confirma ses opinions, et, à l’hiver de 1801–1802, il proposa au ministère des Colonies une « solution radicale » aux maux de l’Irlande. Il croyait que les qualités mêmes qui avaient suscité des chefs au cours de la rébellion pouvaient être utilisées avec profit dans un autre cadre et que le fait de lui proposer des chances réelles et de nouveaux défis modifierait complètement l’orientation de cette société opprimée.

Selkirk présenta ses arguments avec enthousiasme, et à plusieurs reprises, au ministère des Colonies, mais ils suscitèrent peu d’intérêt. On considérait les Irlandais comme des intraitables, de qui on ne pouvait rien attendre de bon en tant que colons ; en outre, le gouvernement ne voulait point d’émigration sur une grande échelle. Dans cette longue et ennuyeuse correspondance apparaissent toutes les qualités de Selkirk : sa compétence et sa créativité en matière de planification, son énergie, ainsi que sa détermination et son entêtement, poussés au point d’avoir un effet contraire à celui recherché. Finalement, reconnaissant que le gouvernement n’autoriserait pas la réinstallation des rebelles irlandais, Selkirk proposa, à la place, l’émigration des Highlanders. À l’été de 1802, il pensait aux « chutes Sainte-Marie [Sault-Sainte-Marie, Ontario] » pour son projet, et, comme le gouvernement laissait entendre qu’il était disposé à l’aider s’il choisissait un « territoire donnant sur la mer », il offrit d’ajouter, à son plan d’un établissement dans le Haut-Canada, une entreprise de colonisation à l’Île-du-Prince-Édouard. Au fur et à mesure que se précisaient ces projets pour le Haut-Canada, il apparut que le coût en serait nettement plus élevé que prévu. Le gouvernement, influencé par la forte opposition à l’émigration en Grande-Bretagne, l’informa en février 1803 de son refus de lui accorder une subvention spéciale. En conséquence, il dut se tourner du côté de l’Île-du-Prince-Édouard, car il avait déjà recruté un certain nombre d’émigrants des Highlands et accordé des contrats pour des navires et des approvisionnements. Quand l’expédition prit la mer en juillet 1803, les retards avaient été tels qu’il fut impossible de faire beaucoup de défrichement ou de semer sur une grande échelle en cette première année. Le navire de Selkirk, le Dykes, aborda dans l’île le 9 août, soit deux jours après le Polly ; l’Oughton devait arriver le 27 [V. James Williams]. Malgré la saison avancée, les ennuis suscités par le gouvernement local, les querelles occasionnées par les réclamations foncières et les préférences manifestées par les colons, l’établissement connut, dès le début, un succès suffisant pour satisfaire les attentes de Selkirk et corroborer ses arguments. Au moment de son départ, à la fin de septembre 1803, les colons étaient en bonne voie de s’installer, la plupart sur les lots nos 57, 58, 60 et 62.

Selkirk consacra l’année suivante à voyager aux États-Unis et dans les deux Canadas, observant, questionnant et notant infatigablement. Il s’informa de la qualité des terres, des récoltes et des prix espérés, des conditions du commerce, des gouvernements locaux. Plus qu’à tout, il s’intéressa au degré et à la rapidité d’adaptation des immigrants, et en particulier de ceux qui arrivaient des Highlands. S’il découvrit que les progrès des immigrants variaient beaucoup, en fonction de leurs efforts et de leurs talents, il en conclut cependant que tous se trouvaient mieux que dans leur pays d’origine. Par ses études, il s’était préparé le mieux possible à son entreprise de l’Île-du-Prince-Édouard, mais voici qu’il bénéficiait maintenant d’une reconnaissance sur le terrain même et de la possibilité de discussions approfondies. Il consignait tout dans un journal, le soir, à la chandelle, ou le jour, quand il était immobilisé par le mauvais temps. Il voulait devenir un expert dans le domaine qu’il avait fait sien.

Ayant commencé son périple à Halifax, Selkirk se rendit à Boston, puis, traversant l’état de New York, à Newark (Niagara-on-the-Lake, Ontario), et, de là, à York (Toronto), capitale du Haut-Canada. Il y séjourna du 20 novembre 1803 au 4 janvier 1804, ce qui lui donna le temps d’être bien connu et apprécié. Il consacrait une partie de son temps à étudier des cartes de la partie occidentale du Haut-Canada, à la recherche d’un emplacement pour une autre colonie. Il fut encouragé par le lieutenant-gouverneur Peter Hunter, à qui le ministère des Colonies avait donné instructions de concéder à Selkirk 1 200 acres et, en plus, de la terre pour ses colons, dans le canton de son choix, pourvu que personne n’eût revendiqué le territoire. Selkirk choisit l’emplacement – qu’il appellerait Baldoon, du nom d’un domaine ancestral – près de la jonction du lac Sainte-Claire et de la rivière de Detroit. Puis, en janvier, il quitta York en traineau pour Montréal. Son voyage le long du lac Ontario et du Saint-Laurent tendit à confirmer son opinion que, faute d’être peuplée rapidement par des immigrants britanniques, la région frontalière serait inévitablement absorbée par les États-Unis.

Dans le Haut-Canada, Selkirk avait pu voir et entendre beaucoup de choses touchant la traite des fourrures ; à Montréal, il en apprit plus encore sur son importance, sur son prestige et sa puissance. C’est là que s’élevaient les grandes maisons des représentants et des associés montréalais – William McGillivray* en tête – qui vivaient dans le grand confort et selon la situation qui convenaient aux « seigneurs du Nord ». C’étaient presque tous des Écossais, contents d’accueillir un compatriote éminent et d’agrémenter son séjour parmi eux. À sa manière caractéristique, Selkirk leur posa quantité de questions sur le pays et sur la traite, auxquelles ils répondirent alors avec plaisir, mais qu’ils considérèrent plus tard comme ayant été un présage des sinistres desseins de Selkirk contre leurs entreprises.

À la fin du printemps de 1804, Selkirk était de retour à York, où il engagea Alexander McDonell* (Collachie), shérif du district de Home, comme administrateur de son projet de Baldoon. En se dirigeant vers l’emplacement choisi, tous deux s’entendirent sur des plans de construction à la fois détaillés et ambitieux ; les travaux furent entrepris à leur arrivée au début de juin. Déjà, le premier petit groupe de colons était en route. Le 9 juillet, Selkirk partit pour la Grande-Bretagne ; il s’arrêta quelques semaines à l’Île-du-Prince-Édouard, où son établissement, bien implanté, prospérait, bien qu’il ne comptât guère plus d’une année d’existence.

En Écosse, Selkirk prépara son ouvrage intitulé : Observations on the present state of the Highlands of Scotland, with a view of the causes and probable consequences of emigration (Londres, 1805). Il y faisait valoir ses théories, face à l’opposition de la Royal Highland and Agricultural Society of Scotland et du ministère des Colonies, et il les appuyait sur le succès remporté dans l’établissement de l’Île-du-Prince-Édouard. Il tint peu compte des avertissements qu’il avait déjà reçus au sujet de l’établissement de Baldoon, qui tournait au désastre. Situé sur un terrain marécageux, et mal administré, il se révélait de plus en plus un échec coûteux et tragique [V. William Burn], même si les colons, en dépit de la maladie, de la mort et des mauvaises récoltes, allaient rester dans la région.

Son rang dans la société et sa fortune avaient fait de Selkirk un personnage éminent ; son livre, écrit dans un style clair et persuasif, fit de lui une célébrité. D’autres livres furent publiés dès après, soit pour contester, soit pour appuyer ses arguments. En février 1806, on l’invita à devenir ministre britannique à Washington. Il accepta, mais finalement ne fut point nommé. Au printemps de 1806, il sollicita une immense concession de 300 000 acres au Nouveau-Brunswick, mais à des conditions inacceptables. Tournant le dos à ses intérêts en Amérique du Nord, il se lança dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne avec son énergie habituelle. Le 4 décembre 1806, il fut l’un des 16 pairs élus à la chambre des Lords pour y représenter l’Écosse. Il joua un rôle dans l’abolition de la traite des esclaves, les problèmes de la défense nationale et la réforme parlementaire. Il devint assez expert en matière de défense nationale, si bien que, lorsqu’en 1808 il publia un projet de service national, ses idées furent accueillies avec respect. Horrifié par les excès de la Révolution française et par le fonctionnement de la démocratie aux États-Unis, il se montra prudent et traditionaliste au sujet de la réforme parlementaire.

L’activité de Selkirk comme parlementaire, colonisateur et auteur était en train de lui valoir certaines des douces récompenses que réservaient la notoriété et les services rendus. En 1807, il fut fait lord-lieutenant du district de Kirkcudbright ; il devait bientôt être élu fellow de la Royal Society de Londres et devenir membre du prestigieux Alfred Club de cette ville. Toujours en 1807, ce célibataire timide, riche et distingué de 36 ans eut la chance d’épouser Jean Wedderbum, âgée de 21 ans. Femme attrayante, intelligente et courageuse de surcroît, elle allait être à l’origine, en bonne partie, de son bonheur futur, de même qu’un appui indéfectible et irremplaçable dans les périodes troublées qu’il devait traverser. Ce mariage apporta aussi à Selkirk deux forts alliés, Andrew Wedderburn, frère de Jean, et John Halkett*, cousin de cette dernière, lequel devait plus tard épouser la sœur préférée de Selkirk, Katherine. Si, à la suite de son mariage et de son activité au sein du gouvernement, Selkirk paraissait avoir écarté tout intérêt pour la question de l’émigration, il ne la perdit probablement jamais de vue. Mais la région qui lui venait tout d’abord à l’esprit, le Haut-Canada, lui semblait fermée ; l’échec de Baldoon et l’attitude de la clique dirigeante lui enlevaient tout espoir d’une nouvelle tentative dans cette province. Restait la région de la Rivière-Rouge, qu’il avait proposée dès avril 1802 pour un établissement irlandais. On lui avait dit alors qu’il n’en pouvait être question, le territoire appartenant à la Hudson’s Bay Company. En 1808 toutefois, la perte de marchés libres en Europe à la suite des guerres napoléoniennes avait fait tomber de beaucoup la valeur des actions de la compagnie. Cette circonstance avait, semble-t-il, ravivé ses espoirs de coloniser la région de la Rivière-Rouge, d’autant qu’elle lui fournissait une occasion favorable de se faire entendre en devenant actionnaire de la compagnie. En juillet, il commença à acheter en son propre nom des actions de la Hudson’s Bay Company, de même que conjointement avec sir Alexander Mackenzie, dont les visées – que Selkirk ne pouvait connaître à ce moment-là – étaient d’accroître l’influence de l’entreprise rivale, la North West Company. L’année suivante, Wedderburn et Halkett commencèrent également à acheter des actions à un prix alléchant et, à la même époque, Wedderburn devint membre du comité de direction de la Hudson’s Bay Company. Selkirk et ses alliés, s’ils furent toujours loin de détenir une part prépondérante dans la compagnie, purent tout de même s’y faire entendre avec autorité.

L’idée de la création par la compagnie d’un établissement agricole à la Rivière-Rouge, où pourraient se fixer les trafiquants de fourrures à la retraite, et qui fournirait les vivres, qui, autrement, devaient être apportés d’Angleterre, avait déjà fait l’objet de discussions au sein du comité de direction de la Hudson’s Bay Company et avait obtenu certains appuis. C’est dans ce contexte que Selkirk, au début de 1811, présenta son projet, dont la réalisation exigeait une grande concession de terre pour la mise sur pied d’une importante colonie. Quand ils entendirent parler de ce plan, les associés de la North West Company ne le prirent guère au sérieux, mais ils considérèrent que s’il devait se réaliser, il pourrait mettre fin à leur commerce, puisque l’emplacement choisi était à cheval sur leur route vers l’Athabasca, et leur situation financière s’avérait déjà difficile à cause de la perte de marchés et de la hausse des coûts. En fait, la Hudson’s Bay Company avait, peu de temps avant, étudié la proposition d’un ex-associé de la North West Company, Colin Robertson*, visant à entreprendre une concurrence sérieuse, via Montréal, pour la maîtrise du riche commerce de l’Athabasca. Quand la North West Company tenta de bloquer la concession, il était trop tard. En juin 1811, Selkirk signa avec la Hudson’s Bay Company un accord en vertu duquel, contre l’engagement de fonder une colonie agricole, entre autres considérations, il recevrait pour la somme de 10 shillings quelque 116 000 milles carrés, soit cinq fois la superficie de l’Écosse, comprenant en grande partie de la fort belle terre. C’est ce territoire que lady Selkirk, avec une ironie amère, appellerait plus tard le « royaume de la Rivière-Rouge ».

Si elle n’était pas tout à fait mal conçue, comme l’affirmaient les Nor’Westers, la colonie de la Rivière-Rouge était née sous une mauvaise étoile. Pendant dix ans, elle allait être le foyer de la lutte croissante entre les deux grandes compagnies de traite ; cette rivalité qui coûta beaucoup de vies humaines ruina la North West Company, eut raison de la grande fortune de Selkirk et contribua à sa mort prématurée.

Au cours de sa tournée précédente dans le Haut-Canada, Selkirk avait rencontré Miles Macdonell*, beau-frère d’Alexander McDonell, qu’il choisit alors comme superviseur de l’activité dans la colonie de la Rivière-Rouge. La Hudson’s Bay Company le nomma officiellement premier gouverneur de l’Assiniboia en juin 1811 ; à la fin de l’été de 1812, il arrivait avec les premiers colons. Selkirk et Macdonell avaient tous deux été prévenus que les Nor’Westers ne toléreraient pas l’établissement, mais les premières crises eurent des causes naturelles : le manque d’abris convenables et d’un approvisionnement régulier en vivres. Quand Macdonell, pour juguler la menace de famine, défendit la sortie de denrées comestibles à l’extérieur des limites de la concession, où les convois de traite avaient coutume de se procurer la plus grande partie de leur pemmican, les Nor’Westers considérèrent cette mesure comme la déclaration de guerre qu’ils attendaient. Si au cours de la première année de cette interdiction, en 1814, un compromis faisant honneur aux deux parties fut réalisé avec John McDonald* of Garth, un des hivernants en vue, certains des associés principaux de la North West Company, tel McGillivray, considérèrent tout compromis comme une atteinte à leur dignité, si bien qu’il n’y eut plus de rapports acceptables à la Rivière-Rouge.

Dès le début, Selkirk avait projeté de visiter la colonie quand elle serait établie, et il avait même amené Macdonell à croire qu’il y paraîtrait en 1813 à la tête d’un corps de soldats, pour la protéger des Américains, en guerre contre les Britanniques. Si pendant les trois premières années il semble qu’il y eût peu de choses à montrer dans l’établissement en dépit de ses énormes dépenses, le comte jugea, à l’automne de 1814, que le pire était passé. Mais dans une lettre écrite de Montréal à cette époque, Robertson, dont le plan de concurrence dans la région de l’Athabasca avait été approuvé, l’avertit que les associés principaux de la North West Company soulevaient ouvertement les autochtones contre la colonie. Selkirk demanda au ministère des Colonies de protéger les colons et se prépara à partir lui-même en septembre 1815. Le gouvernement refusa son aide, et, à son arrivée à New York à la fin d’octobre, Selkirk apprit que la colonie avait été détruite. Ayant jeté l’épouvante parmi 140 colons ou les ayant détournés de Selkirk, les Nor’Westers les transportèrent dans le Haut-Canada. Quant aux autres, ils furent chassés ; leurs récoltes et leurs maisons furent brûlées. Macdonell, qui s’était livré sous promesse d’une amnistie pour la colonie, fut arrêté en vertu d’un mandat douteux et amené comme prisonnier au Bas-Canada. Accompagné de sa femme, Selkirk alla directement à Montréal pour combattre les Nor’Westers sur leur propre terrain. Tout au long de l’automne de 1815 et de l’hiver suivant, il recueillit des renseignements sur les événements et se prépara à se rendre à la Rivière-Rouge au printemps de 1816, fort de l’appui et des pouvoirs d’un juge de paix sur le Territoire indien. Il trouva le temps d’achever son livre intitulé A sketch of the British fur-trade in North America ; with observations relative to the North-West Company of Montreal (Londres, 1816). Il s’agissait d’une condamnation des méthodes des Nor’Westers, à laquelle on ne répondit jamais. Au demeurant, il est possible que cet ouvrage ait causé plus de tort à Selkirk qu’à la North West Company, car il révélait peu de choses mal connues et sur lesquelles on eût officiellement fermé les yeux depuis longtemps ; mais il laissait entrevoir une assez vive préoccupation pour la traite des fourrures, qui cadrait mal avec les objectifs avoués de Selkirk, qui se disait colonisateur désintéressé.

En fait, Selkirk – les Nor’Westers avaient pris l’habitude de l’appeler le Trading Lord – détenait un mandat officiel dans le domaine de la traite, ayant été autorisé par la Hudson’s Bay Company à ouvrir des négociations en vue d’une fusion avec la North West Company. Les pourparlers, qui devaient rester confidentiels, seraient menés par une tierce partie ; mais, comme chaque compagnie était ancrée dans des positions immuables autant qu’inacceptables pour l’une et l’autre, les négociations ne servirent qu’à aviver les tensions existantes ; au reste, ces négociations furent bientôt connues de tous à Montréal et interprétées d’une façon injurieuse tant pour Selkirk que pour la Hudson’s Bay Company.

En mars 1816, arriva une étonnante nouvelle. Un émissaire de Robertson à la Rivière-Rouge, Jean-Baptiste Lagimonière* avait parcouru 1 800 milles à pied, au cœur de l’hiver, pour annoncer le rétablissement de la colonie. Robertson avait rencontré les colons en fuite et les avait ramenés à la Rivière-Rouge ; de surcroît, le nouveau gouverneur, Robert Semple, était arrivé avec un autre groupe de colons. Aussi forte que précédemment, la colonie était plus déterminée que jamais à survivre. On peut présumer que cette nouvelle raffermit les résolutions de la North West Company, comme elle encouragea Selkirk. De part et d’autre, on semble en être arrivé à la conclusion que l’été suivant serait décisif pour l’avenir de l’établissement. À la suite d’une directive du ministère des Colonies et des menaces de mort proférées contre Selkirk, le gouverneur intérimaire, sir George Gordon Drummond*, fournit à ce dernier un petit détachement de soldats de l’armée régulière ; Selkirk recruta lui-même 90 hommes du régiment licencié de De Meuron.

Le départ du convoi printanier de la North West Company, qui quittait Montréal à destination du fort William (Thunder Bay, Ontario), était un événement annuel. En 1816, il fut plus important que d’habitude, et les avant-coureurs avaient des instructions claires : ils devaient en finir avec la colonie, de préférence sous le couvert d’une attaque indienne, mais en donnant eux-mêmes l’assaut contre le fort, si nécessaire. Non loin derrière le gros des Nor’Westers, suivait la flottille transportant les soldats de Selkirk, en plus de 12 embarcations remplies de marchandises et d’armes destinées à la colonie. Mais, pour Selkirk et ses hommes, il était déjà trop tard.

À Sault-Sainte-Marie, le 25 juillet, Selkirk apprit que les Métis avaient détruit la colonie [V. Cuthbert Grant*]. Le gouverneur Semple et quelque 20 colons avaient été tués à Seven Oaks (Winnipeg) ; les autres avaient été chassés, à l’exception de quelques-uns, emprisonnés au fort William. Soulevé par une violente colère, Selkirk mena ses soldats directement au fort William, risqua une bataille rangée, et, à la mi-août, arrêta neuf associés de la North West Company après les avoir d’abord entendus. Il décida alors d’occuper le fort pendant l’hiver, confisqua les fourrures et envoya à Montréal les associés en tant que prisonniers, dont McGillivray lui-même. Une perquisition dans le fort, faite sous mandat, révéla la complicité de la North West Company dans les crimes de la Rivière-Rouge. Jusque-là, les gestes de Selkirk avaient été à tout le moins corrects quant à la forme ; tous ses arguments et toutes ses directives à Miles Macdonell avaient été légaux. Cependant, sans se soucier de l’opinion, il se lança dans une transaction douteuse avec Daniel McKenzie, seul associé demeuré au fort et ivrogne notoire. Selkirk acheta les fourrures de la compagnie et toutes les marchandises du fort, ne donnant en retour aucun argent liquide, mais une de ses propriétés de la lointaine Écosse. Il devait, plus tard, parler de sa « conduite peu judicieuse » au fort William, qui certainement lui coûta beaucoup de la sympathie dont il jouissait, en plus de ternir la pureté de ses objectifs de colonisateur.

Affaire plus grave, quoique plus compréhensible, Selkirk refusa par deux fois d’obéir aux mandats d’arrestation décernés contre lui, qui arrivèrent au fort William, en provenance du Haut-Canada, à la fin de l’automne. Il jugea le premier contrefait et le second périmé ; il aggrava sa faute en enfermant un constable qui chercha à employer la force. Sans doute ses refus furent-ils influencés par le fait qu’Owen Keveny, un de ses mandataires, avait été assassiné après s’être soumis à un mandat de la North West Company. Tout justifiés que ces refus aient pu être, on leur accorderait, à Québec et à Londres, plus d’importance qu’à tous les actes tragiques dont fut marquée cette bataille de plus en plus vive.

Entre-temps, à cause de la tournure des événements, le nouveau gouverneur général, à Québec, Sherbrooke*, nomma des commissaires enquêteurs en octobre. Ils devaient représenter la couronne sur le Territoire indien et « apaiser les troubles existants ». Selkirk avait à plusieurs reprises demandé une telle commission, mais il vit les Nor’Westers en réclamer le mérite. Au printemps de 1817, la North West Company se rendit en force dans l’Ouest avec les associés libérés sous cautionnement. Ils trouvèrent le fort William intact, et les marchandises achetées de McKenzie sous la surveillance de gardiens, lesquels, promptement arrêtés, furent envoyés à Montréal sous bonne garde. Selkirk était parti pour la Rivière-Rouge le 1er mai. Derrière les Nor’Westers, vinrent les commissaires avec un petit détachement de soldats, et, derrière eux, un autre détachement de soldats du régiment de De Meuron, accompagnés de ravitaillements supplémentaires pour la colonie.

Le courrier que reçut Selkirk en chemin refroidit son optimisme. Le ton des lettres de Sherbrooke, et plus encore celui d’une proclamation faite au nom du prince régent, le remplirent d’appréhension. Ce dernier document réclamait la cessation des hostilités et la restitution des biens. Il prenait pour acquis que la lutte en cours n’était qu’une guerre autour de la traite des fourrures et que les deux parties en cause étaient également coupables ; il ne considérait aucunement Selkirk ou sa colonie comme des facteurs particuliers au sein de ces événements.

Au début, Selkirk crut que le commissaire en chef William Bacheler Coltman* se montrerait sagace et juste, mais ce dernier se conforma à la lettre et suivit l’esprit de la proclamation du prince régent. En outre, il exprima les doutes les plus sérieux sur la validité de la charte de la Hudson’s Bay Company, bien que des avocats éminents l’eussent étudiée de nouveau et en eussent confirmé la légalité en 1811. Si la charte n’était point valide, la concession faite à Selkirk ne l’était pas non plus, et les actes de Miles Macdonell à titre de gouverneur étaient d’une légalité douteuse. De plus, Coltman mit en doute la possibilité de succès de la colonie, car, à l’exemple de beaucoup d’autres, il avait cru à la propagande de la North West Company, qui laissait croire que le territoire était impropre à la culture. Si l’établissement d’une colonie s’avérait impossible, toute l’entreprise ne pouvait être qu’une tactique dans la guerre que se livraient les trafiquants.

Si Selkirk éprouva beaucoup de satisfaction pendant les semaines qu’il passa à la Rivière-Rouge et si ses colons retournèrent à leurs belles récoltes et se sentirent enfin rassurés par sa présence, l’avenir restait très incertain. On s’était entendu pour acheter des terres des Indiens, mais Selkirk ne pouvait donner à ses colons des titres de propriété incontestables. Trop de choses dépendaient du rapport de Coltman.

Les espoirs de Selkirk d’obtenir justice grâce à la commission furent déçus, et fort amèrement. Lui-même se vit accuser pour ses actes au fort William, mais les instigateurs notoires de la tuerie de Seven Oaks, Archibald Norman McLeod et Alexander Greenfield Macdonell*, eurent le temps de prendre la fuite et de se mettre à couvert avant que Coltman crût le moment venu de les accuser. Quand, pour diverses raisons, dont la crainte d’être assassiné, Selkirk annonça son intention de rentrer à Montréal par les États-Unis, Coltman, en colère, lui imposa un cautionnement de £6 000 pour s’assurer qu’il se présenterait devant la cour, au Bas-Canada. Les Nor’Westers répandirent la rumeur que le Trading Lord avait échappé à la justice et qu’on ne le reverrait plus dans les Canadas.

Selkirk fit un immense détour à travers les États-Unis ; il arriva à York le 10 janvier 1818, puis se rendit aux assises de Sandwich (maintenant partie de Windsor, Ontario) pour se conformer aux mandats dont il n’avait pas d’abord tenu compte. Au cours de ces poursuites judiciaires et de toutes celles qui s’ensuivirent, il se sentit empêtré dans un tissu de parjures, d’ajournements, de manipulations de la justice, sans espoir d’en sortir ; il en devenait presque fou de frustration et en était profondément choqué. Il n’eut point à subir de procès pendant son séjour à Sandwich, mais dut verser un cautionnement de £250 pour les délits pour lesquels Coltman lui en avait imposé un de £6 000. À Québec, pendant l’hiver et le printemps, lors des audiences préliminaires, on jugea fondées dans la plupart des cas les accusations criminelles contre les Nor’Westers relatives aux meurtres des colons et à la destruction de l’établissement de Selkirk. Mais une douzaine de prisonniers et de témoins indispensables, évitant ou faisant fi de leur cautionnement, s’enfuirent sur le Territoire indien ; parmi eux, Cuthbert Grant*, chef des Métis de Seven Oaks.

Selkirk, demeuré robuste malgré les conditions de vie difficiles qu’il connut et les voyages qu’il effectua durant une année et demie, tomba malade pendant les mois où il subit les délais de la justice. En février 1818, on décida que toutes les causes de Québec seraient transférées à York, où se tiendraient les procès, et cela à la requête des associés de la North West Company, qui prétendirent que les jurys du Bas-Canada seraient hostiles. Mais il était douteux qu’à York, qui n’était encore qu’un petit village, on pût rassembler un jury compétent. En août, Selkirk parcourut les 700 milles qui séparaient Montréal de Sandwich, pour y subir ses procès. Après une vive altercation, et au moment même où son avocat Samuel Gale* et lui croyaient qu’il était sur le point d’être acquitté, le juge en chef William Dummer Powell* ajourna l’audience sine die. Au même moment, un journal local annonçait que, pour la première fois depuis 1806, Selkirk n’avait pas été élu pair pour représenter l’Écosse ; cette nouvelle allait certainement être interprétée dans les deux Canadas comme une perte, pour Selkirk, de la faveur du gouvernement britannique. Dégoûté de la justice dans les Canadas et ayant vu par hasard la lettre du secrétaire d’État aux Colonies, lord Bathurst, du 11 février 1817, qui avait été à l’origine des persécutions officielles contre lui, il résolut de rentrer en Angleterre pour affronter le ministère des Colonies.

Laissant à Montréal sa brillante et courageuse épouse, pour qu’elle veillât à ses intérêts, Selkirk partit pour Londres. Bien que gravement atteint, il continua de combattre de son lit de malade, renseignant ses amis et les soulevant en sa faveur. Toute cette misérable controverse fut exposée dans son dernier livre, A letter to the Earl of Liverpool [...] ([Londres], 1819). Il continua en outre de surveiller les affaires de ses colonies de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Rivière-Rouge, jugeant les querelles et y envoyant des ravitaillements, bien que sa situation financière fût désastreuse. Sa condition commença à s’améliorer, mais la tension fut trop grande et provoqua finalement une dangereuse hémorragie. À la mi-mai 1819, on rapportait qu’il était « fort miné par une profonde consomption » ; en août, cette nouvelle était connue à la Rivière-Rouge et au delà ; ses partisans en furent peinés et consternés, tandis que les Nor’Westers ne cachaient pas leur joie.

Néanmoins, les efforts de Selkirk obtenaient enfin quelques résultats. Son beau-frère, sir James Montgomery, avait réussi à faire adopter au Parlement, en février 1819, une proposition pour que fussent produits les documents sur la controverse de la Rivière-Rouge. Quand on en prit connaissance, on vit qu’ils contenaient le rapport de Coltman, de même que la correspondance du ministère des Colonies, et qu’ils constituaient dans l’ensemble une forte dénonciation des méthodes de la North West Company. C’était en quelque sorte une justification, mais quelques amis et ennemis de Selkirk seulement s’y intéressèrent beaucoup, et Selkirk lui-même n’était plus capable d’y donner suite efficacement.

En juin, la famille de Selkirk rentra de Montréal, et l’on fit des plans pour voyager sous des cieux plus cléments, en vue de son rétablissement. À la mi-septembre, les préparatifs achevés, la « caravane » – selon le mot de Selkirk – se rendit non sans détours au sud de la France. Au début d’octobre, elle atteignit Pau ; on trouva l’endroit charmant, et l’on s’y fixa pour l’hiver. Ce n’était pas le climat idéal pour une maladie de poitrine ; pourtant l’état de santé de lord Selkirk parut s’améliorer. Un flot continu de nouvelles arrivait d’Angleterre, parmi lesquelles la rumeur de la fusion probable des compagnies de traite des fourrures, qui toutes deux éprouvaient alors de sérieux problèmes financiers. La North West Company fit à Selkirk une offre alléchante pour ses actions de la Hudson’s Bay Company, et cette vente eût allégé sa situation financière désespérée. Mais il ne se prêterait à aucune transaction qui n’assurerait pas le bien-être de ses colons. Maintenant, la santé de Selkirk déclinait régulièrement. Il écrivit encore sur les affaires de la Rivière-Rouge et parla tristement de cette colonie comme d’un endroit où ils avaient « la possibilité de faire tant de bien ». Il mourut le 8 avril 1820 et fut enseveli dans le cimetière protestant d’Orthez, situé tout près de Pau.

Thomas Douglas, 5e comte de Selkirk, ne vécut pas assez longtemps pour voir la fusion de la Hudson’s Bay Company et de la North West Company, qui se fit un an seulement après son décès ; et de ce personnage si controversé la nouvelle compagnie ne se souvint pas non plus, bien que pour ses partisans il restât un héros, et pour ses colons une figure noble et légendaire. Dans une lettre à sa sœur Katherine, lady Selkirk écrivit : « J’ai confiance, si nous sommes patients, qu’il lui sera fait amplement justice, et que, lorsque [les associés de] la North West Company seront oubliés, son nom et ses qualités seront encore révérés comme il se doit. » La Montreal Gazette du 8 juin, rapportant sa mort, faisait le commentaire suivant : « On peut dire de cet homme de la noblesse que les qualités naturelles de son esprit, de même que ses autres talents, lui attirèrent autant de respect que le haut rang qu’il avait hérité de ses ancêtres [...] Peut-être certains atténueront-ils quelque peu sa valeur, par suite de sa rage de colonisation. »

John Morgan Gray

Les papiers personnels de lord Selkirk sont disponibles aux APC sous la cote MG 19, El. Son journal écrit lors de sa visite en Amérique du Nord en 1803 et 1804 a paru sous le titre de Lord Selkirk’s diary (White). Une notice bibliographique plus complète sur les sources se trouve dans J. M. Gray, Lord Selkirk of Red River (Toronto, 1963). [j. m. g.]

APC, MG 11, [CO 42] Q ; MG 19, E4 ; RG 5.— MTL, William Dummer Powell papers.— Docs. relating to NWC (Wallace).— G. W. Lefèvre, The life of a travelling physician, from his first introduction to practice ; including twenty years’ wanderings through the greater part of Europe (3 vol., Londres, 1843), 1 : 21–75.— Colin Robertson, Colin Robertson’s correspondence book, September 1817 to September 1822, E. E. Rich et R. H. Fleming, édit. (Londres, 1939 ; réimpr., Nendeln, Liechtenstein, 1968).— C. [B.] Martin, Lord Selkirk’s work in Canada (Oxford, Angl., 1916).— J. P. Pritchett, The Red River valley, 1811–1849 : a regional study (New Haven, Conn., 1942).— J. M. Bumsted, « Settlement by chance : Lord Selkirk and Prince Edward Island », CHR, 59 (1978) : 170–188 ; « Lord Selkirk of Prince Edward Island », Island Magazine, n° 5 (automne–hiver 1978) : 3–8.— F. C. Hamil, « Lord Selkirk in Upper Canada », OH, 37 (1945) 35–48.— W. S. Wallace, « The literature relating to the Selkirk controversy », CHR, 13 (1932) : 45–50.

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John Morgan Gray, « DOUGLAS, THOMAS, baron DAER et SHORTCLEUCH, 5e comte de SELKIRK », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/douglas_thomas_F.html.

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Auteur de l'article:    John Morgan Gray
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1983
Année de la révision:    1983
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