BIGOT, FRANÇOIS, commissaire ordonnateur à l’île Royale (île du Cap-Breton) et intendant de la Nouvelle-France, baptisé dans la paroisse Saint-André de Bordeaux, le 30 janvier 1703, fils de Louis-Amable Bigot et de Marguerite Lombard, décédé à Neuchâtel, Suisse, le 12 janvier 1778.
La famille Bigot commença à s’élever dans l’échelle sociale au moins trois générations avant celle de François. À la fin du xvie siècle, Bonaventure était « marchand bourgeois de Tours » et son fils Étienne quitta cette ville pour Paris vers 1619. Le mariage de celui-ci avec Marie Renard, en 1617, l’avait fait entrer dans deux clans, les Bonneau et les Fleuriau, qui allaient permettre à ses descendants de compter sur des appuis dans la meilleure société française. Une cousine parisienne, Marie-Louise Bigot, épousa à la fin du xviie siècle un Brulart de Sillery. Dans le sud-ouest de la France, l’histoire de la famille prit un tournant décisif avec Louis, fils d’Étienne, dont la carrière allait évoluer selon un plan classique : les finances, la magistrature, l’anoblissement. Lors de son mariage, en 1657, Louis Bigot était en effet attaché à l’une des plus importantes fermes de l’ouest de la France, financée en grande partie par les Bonneau, « le convoy et la comptablie de Bordeaux ». Il en devint successivement commis, contrôleur, receveur, puis receveur général. Ceci lui permit, semble-t-il, de participer étroitement à la grande activité bordelaise, l’armement des navires, et il contribua au financement, à la grosse aventure, de plusieurs voyages à Québec et à Terre-Neuve. Cette importante contribution au commerce de la ville lui valut, sans doute, ses lettres de bourgeoisie, le 26 mars 1698. Il avait toutefois de plus grandes ambitions. Depuis 1682, il était seigneur de Monaday, fief de la banlieue de Bordeaux. Il acheta, en 1700, moyennant 50 000#, la charge de greffier en chef au parlement et, en 1706, celle, anoblissante, de secrétaire du roi. Le mariage de ses filles à de vieilles familles de l’aristocratie locale vint confirmer cette ascension remarquable.
Son fils, Louis-Amable, père de François, le futur intendant, dont la carrière se déroula tout entière au parlement, maintint cet acquis. Après y avoir été avocat puis conseiller, il reçut en héritage la charge de greffier en chef. Il épousa, en 1698, Marguerite Lombard qui apportait 40 000# de dot ; récemment arrivés de Manosque, les Lombard s’étaient rapidement intégrés à la bourgeoisie locale et spécialisés dans l’administration maritime. Louis-Joseph, un des frères de François, fit carrière comme officier de marine. L’aîné, Joseph-Amable, tenta sa chance dans l’armée, mais revint vite à la magistrature, d’abord au présidial puis au parlement de Bordeaux. Il vendit ce dernier office en 1741, probablement à la suite de difficultés financières, et liquida le patrimoine : il vendit la seigneurie de Monaday en 1748 et la maison de Bordeaux en 1766. Il mourut à Saint-Dizant-du-Gua (dép. de la Charente-Maritime) en 1780, vivant noblement, mais pauvrement, semble-t-il, sur sa seigneurie de Beaulon.
Nous ne connaissons rien, avec certitude, de l’instruction de François Bigot ; sans doute suivit-il les cours de la faculté de Droit de Bordeaux. En tout cas, à l’âge de 20 ans, celui où l’on terminait normalement ses études juridiques, il opta pour l’administration au ministère de la Marine. Deux raisons motivèrent vraisemblablement ce choix : premièrement, un goût personnel – qu’il avouera plus tard – lui venant peut-être de son ascendance maternelle ; deuxièmement, la nomination de son cousin, Charles-Jean-Baptiste de Fleuriau d’Armenonville, comte de Morville, comme ministre de la Marine en mars 1723. Son long apprentissage se déroula sans éclat ; demeuré peu de temps ministre de la Marine, Morville n’avait pu lui assurer un avancement rapide. Suivant la filière habituelle, Bigot fut d’abord écrivain : il avait charge d’un secteur restreint, sous l’autorité d’un commissaire, dans le port où il travaillait. Il devint lui-même commissaire en 1728, écrivain principal en 1729, puis « commissaire ordinaire de la Marine » à Rochefort trois ans plus tard. C’est le dernier poste qu’il obtint avant sa carrière nord-américaine.
Ses supérieurs à Rochefort reprochèrent à Bigot son amour du jeu. Bien que cette passion était fort commune dans ce milieu, celui-ci jouait probablement plus que la moyenne. Ses ennemis l’accusèrent aussi d’y avoir mené une vie galante, mais il n’y avait rien d’extraordinaire à cela. Néanmoins, sa gestion dut y être méthodique et efficace. D’ailleurs sa nomination comme commissaire ordonnateur à Louisbourg, île Royale, le 1er mai 1739, en remplacement de Sébastien-François-Ange Le Normant de Mézy, représentait une promotion certaine. Bien que cette nomination ne correspondait pas à ses souhaits, Bigot se dit prêt à l’accepter puisque Maurepas, ministre de la Marine, lui avait expliqué qu’« on ne pouvoit espérer aucune Intendance dans les Ports de France, qu’on n’eut servi dans les colonies ». Le 30 juillet, Bigot mit à la voile pour Louisbourg avec le gouverneur nouvellement nommé, Isaac-Louis de Forant* ; ils y arrivèrent le 9 septembre.
Désireux d’impressionner favorablement ses supérieurs en France, Bigot vaqua avec zèle à tous les aspects de sa tâche de commissaire ordonnateur [V. Jacques-Ange Le Normant* de Mézy]. Il remit en ordre la comptabilité et supervisa personnellement le détail de l’administration en général. Il travailla en harmonie avec l’agent des trésoriers généraux de la Marine, Jacques-Philippe-Urbain Rondeau*, et le contrôleur de la Marine et procureur général du Conseil supérieur, Antoine Sabatier*. Même s’il critiqua avec raison le garde-magasin du roi, Philippe Carrerot*, il lui permit de conserver son poste. Il apporta un seul changement au sein du personnel, et ce, en vue de favoriser la carrière de son protégé, Jacques Prevost de La Croix, qui allait devenir commissaire ordonnateur le 1er janvier 1749.
Bigot évita d’entrer en conflit avec le gouverneur ; cette situation avait trop marqué l’administration de ses prédécesseurs. Forant n’occupa son poste que peu de temps, puisqu’il mourut en mai 1740, et Bigot entretint d’amicales relations avec ses successeurs, le commandant Jean-Baptiste-Louis Le Prévost* Duquesnel et le commandant intérimaire Louis Du Pont Duchambon. Les Du Pont, famille militaire bien en vue de la colonie, devinrent ses favoris, en particulier François Du Pont Duvivier et Louis Du Pont Duchambon de Vergor. Les comptes de 1742 à 1744 nous renseignent sur quelques-unes des façons dont le patronage s’exerçait en leur faveur. Au cours de ces trois années, Vergor reçut de la couronne 714# en paiements directs pour la location d’une embarcation destinée à transporter Bigot autour de l’île, même si le commissaire ordonnateur s’était déjà vu accorder 1 200# par année pour ses frais de transport. De la même façon, en 1744, on factura à la couronne 33 000# pour armer la goélette de Duvivier, le Succès, qu’il avait louée à l’administration pour la somme de 6 300#.
Le patronage exercé par Bigot en faveur des Du Pont soulève la question de sa participation à l’activité commerciale de Louisbourg que Guy Frégault* considérait comme probable. Quand éclata la guerre entre la France et la Grande-Bretagne, en 1744, Bigot plaça de fortes sommes d’argent dans des entreprises de course. Il possédait les deux cinquièmes du Cantabre, qu’il avait acheté et armé, au coût total de plus de 17 500#, avec ses associés Joannis-Galand d’Olabaratz, Duvivier et Duquesnel. Encore en association avec Duvivier et Duquesnel, de même qu’avec le frère de Duvivier, Michel Du Pont de Gourville, il détenait un quart des actions du Saint-Charles, dont le coût total s’élevait à 8 850#, et il obtint une autre part d’un quart dans un navire plus grand, le Brador, acquis et armé au coût de 34 590#.
Le souci premier d’un commissaire ordonnateur à Louisbourg était sans doute d’assurer aux troupes et à la population civile un ravitaillement adéquat. Tout au long de son mandat, Bigot pensa, ou voulut donner l’impression, que la situation était grave. « Si une disette arrivoit dans une année ou nous serions attaqués, écrivait-il, quel secours retireroit-on de gens qui mourroient de faim ? » Les ravitaillements avaient été un problème périodique pour son prédécesseur Le Normant qui, en 1737, avait dépêché Prévost pour faire rapport à ce sujet à Versailles. Pas plus que Le Normant, Bigot ne réussit à régler ce problème et, comme lui, il n’hésitait pas à se tourner vers la Nouvelle-Angleterre pour s’y ravitailler, quand il croyait sa démarche justifiée. En 1743, en réponse à l’intendant Hocquart, qui sollicitait du secours, Bigot chargea Duvivier, par contrat, de se procurer, auprès des marchands avec qui il était en relation en Nouvelle-Angleterre, du poisson et des vivres pour une valeur potentielle de 135 000#. Parce que la pénurie se résorba à Québec, la plus grande partie des approvisionnements resta heureusement dans les magasins de Bigot et lui assura des provisions relativement abondantes pour passer l’hiver. Par contre, l’automne suivant faillit se terminer en tragédie à cause de la reprise des hostilités, mais quelques navires français en provenance de Québec réussirent à atteindre l’île Royale avant l’hiver et à la ravitailler pour plusieurs mois.
Pour pallier cette constante précarité, Bigot avait pensé à diverses solutions. En 1739, il s’était d’abord opposé au projet de Hocquart d’établir à Louisbourg un « grenier d’abondance », sorte d’entrepôt permanent, qui servirait les deux colonies ; il y revint. trois ans plus tard, en proposant un magasin pour la farine de la Nouvelle-Angleterre. Le ministre fit la sourde oreille. Il proposa aussi de développer l’agriculture dans les parties de l’île Royale qui pouvaient s’y prêter, ou à l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) dont les terres lui paraissaient bonnes. Durant son mandat, la cour continua d’envoyer des faux sauniers libérés de prison pour aider au travail de la terre, mais ils nuisaient aux colons plus qu’ils ne les aidaient et l’on mit fin à cette pratique en 1741. On utilisa aussi (e rationnement comme mesure destinée à ménager les provisions. De toute façon, s’il ne réussit pas à trouver de solution à long terme, Bigot fit tant et si bien que ses sujets ne souffrirent pas de la faim, même pas pendant le siège de mai juin 1745.
La direction économique de l’île Royale comportait bien d’autres tâches et Bigot y obtint des succès inégaux. Ses essais pour favoriser l’extraction du charbon se soldèrent par un échec faute de pouvoir trouver en France des acheteurs intéressés. Pour la construction navale, les choses se passèrent différemment ; les succès du début – 15 bateaux sortis des chantiers en 1741 – n’eurent pas de suite ; en 1743 les charpentiers en produisirent seulement quatre tandis que l’on en achetait 17 des Américains. Au ministre qui s’en étonnait, Bigot répliqua que cette pratique avait de nombreux avantages : « Je done tous mes soins pour engager l’habitant à construire, mais je ne peux y réussir par l’avantage qu’ils trouvent à acheter des batiments anglois, ces achats leur procurent la defaitte de leurs guildive et melasse, ainsi si cela fait tort à la construction cela fait un bien de l’autre côté pour le débit des cargaisons qui viennent des Ides. »
Parmi les autres préoccupations de Bigot, les deux principales furent la pêche et le négoce. En effet, le gouvernement français n’avait pas assigné à Louisbourg qu’une vocation militaire ; il voulait qu’elle remplaçât Terre-Neuve comme base de pêche et qu’elle servît d’entrepôt aux marchands français œuvrant dans l’Atlantique Nord [V. Philippe Pastour* de Costebelle]. La situation des pêcheries pouvait paraître excellente en 1739 ; en réalité, elle était loin d’être brillante. Les profits commençaient à diminuer de façon alarmante à cause de la rareté de la main-d’œuvre. Pour de nombreux pêcheurs ou leurs bailleurs de fonds, c’était la ruine à plus ou moins brève échéance. Bigot pensa que le gouvernement devait intervenir pour diminuer d’autorité les salaires des matelots et par là préserver les profits des entrepreneurs ; or, pour ce faire, il fallait de toute nécessité trouver des débouchés. Il en suggéra quelques-uns à son supérieur, mais divers facteurs, dont la course, firent échouer finalement ses beaux projets. La valeur annuelle des produits de la pèche – chair de poisson ou huile – accuse une baisse de plus de 55 p. cent entre 1739 et 1744 ; l’on passe de 3 161 465# à 1 481 480#.
Les statistiques de la balance commerciale sont plus encourageantes, du moins en apparence. Si les données disponibles se révèlent exactes, le commerce aurait connu, de 1739 à 1744, un accroissement notable – près de 50 p. cent – et une balance à peu près toujours favorable. Or, si l’on compare cette courbe à celle des pêcheries, seule ressource de l’île, force est d’admettre que la fonction d’entrepôt et d’intermédiaire de Louisbourg s’accentua durant ces années. Les échanges, qui s’effectuaient dans une quadruple direction, avaient diminué avec le Canada à cause des mauvaises récoltes, avaient stagné avec la France, pour augmenter avec les Antilles et les colonies anglo-américaines [V. Sébastien-François-Ange Le Normant de Mézy]. Le ministre s’inquiéta de l’accroisse ment du commerce étranger, mais Bigot nia vivement cette évidence. On peut en juger par le nombre de navires qui, partis de l’Acadie (anglaise) et de la Nouvelle-Angleterre, accostèrent à Louisbourg : 49 en 1739, 78 en 1743 ; comparativement à 56 et 58 navires français pour les mêmes années. Bigot voulait-il cacher son propre jeu, sa propre participation au négoce de l’île Royale ?
Bigot dut aussi s’intéresser de très près aux affaires militaires. Le destin voulut en effet que les quelque 20 années de son aventure nord-américaine fussent marquées par la guerre perpétuelle et que son nom fût mêlé à deux défaites retentissantes. En effet, dès 1739, année de son arrivée à Louisbourg, la situation était tendue entre Paris et Londres ; l’année suivante, Duquesnel et Duvivier proposèrent même de reprendre Annapolis Royal (Nouvelle-Écosse) et Placentia (Terre-Neuve). Mais rien ne bougea. Bigot se préoccupa de choses bien plus banales en apparence et dont l’importance échappait, semble-t-il, aux administrateurs à Versailles : assurer aux soldats des conditions de vie décentes (bien que le ministre le réprimanda en 1739 pour ne pas avoir supprimé les cantines des officiers), et rafistoler au mieux les murs et les ouvrages de maçonnerie d’une forteresse jamais terminée et plutôt mal entretenue. Si, quand sonna l’heure de la guerre au printemps de 1744, la colonie, relativement mal pourvue, connaissait déboires sur déboires, ce n’est pas dû à l’incurie de Bigot. Il multiplia les appels à Versailles et à Québec et organisa la course dont des marins américains neutralisèrent les effets. Mais il y avait certaines choses sur lesquelles Bigot n’avait point de prise. En mai 1744, Duquesnel nomma Duvivier commandant d’une expédition contre Canseau (Canso, Nouvelle-Écosse) ; le commandant, Patrick Heron*, dut capituler le 24 mai. Dans l’enthousiasme de cette réussite facile, Duquesnel prépara les plans d’une attaque d’Annapolis Royal menée conjointement par des Micmacs de la Nouvelle-Écosse, dirigés par le missionnaire Le Loutre, une petite escadre navale et un détachement aux ordres de Duvivier. Cette fois, l’entreprise échoua. Bigot pouvait organiser matériellement une telle opération, mais il ne pouvait modifier l’incompétence des militaires.
Une épreuve plus rude l’attendait à la fin de décembre. Déprimée parla menace d’une attaque anglaise [V. Joannis-Galand d’Olabaratz] et les abus flagrants dont elle était depuis longtemps victime, la garnison de Louisbourg se révolta. Est-ce Bigot qui, par son audace, comme il s’en vanta, réussit à contenir les soldats ? On connaît mal son rôle dans cette affaire. L’amnistie générale que Duchambon, commandant intérimaire depuis la mort de Duquesnel en octobre, avait promise aux mutins eut l’effet désiré. Mais, comme Bigot tenait les cordons de la bourse et qu’il avait la haute main sur les magasins, il dut certainement jouer un rôle important dans le règlement de cette mutinerie.
Bigot souligna à Maurepas le danger que courrait Louisbourg advenant une attaque, possible, des Britanniques. Cette crainte longtemps entretenue se concrétisa quand, en avril 1745, des navires de guerre sous les ordres du commodore Peter Warren* entreprirent le blocus de Louisbourg. Le 11 mai, des troupes formées de miliciens américains et commandées par William Pepperrell* débarquèrent sans rencontrer d’opposition à la pointe Platte (pointe Simon), un mille à l’ouest de Louisbourg. Inférieure en nombre, la garnison tint néanmoins pendant 47 jours ; mais, à la fin de juin, il fallut se rendre à l’évidence, devant les rapports de l’officier d’artillerie Philippe-Joseph d’Allard de Sainte-Marie et de l’ingénieur en chef Étienne Verrier*. Militairement parlant, continuer de résister eût été inutile. Le 26 juin, le conseil de guerre, auquel Bigot assistait, décida à l’unanimité de capituler. Bigot avait assuré pendant tout le siège une distribution adéquate et équitable des vivres. Les officiers obtinrent les honneurs de la guerre et Bigot réussissait, au même moment, une opération commerciale avantageuse. Les marchandises du magasin furent en effet vendues aux Britanniques et « converties en lettres de change sur Londres », ce qui lui valut non seulement une substantielle gratification de la part du ministre, mais aussi, probablement, des profits personnels.
Bigot rentra en France sur le Launceston et arriva à Belle-Île le 15 juillet 1745. Le ministre écourta ses jours de repos et l’envoya à Rochefort s’occuper des soldats de la garnison, puis aider à l’équipement des vaisseaux en partance pour Québec. S’il avait espéré un poste en France, il dut être déçu. Sa vocation canadienne s’esquissait, l’aventure acadienne n’était pas encore terminée.
Maurepas décida en effet, dès la fin de 1745, de reprendre l’île Royale et chargea le duc d’Anville [La Rochefoucauld*] du commandement de cette expédition. Dès le début de janvier 1746, les préparatifs allaient bon train. Assurer le ravitaillement constituait une lourde tâche car il fallait préparer 1 100 000 rations. Nommé commissaire général à la fin de février seulement, Bigot mena le travail avec diligence. Le 10 avril, tout était prêt, mais cela s’avérait déjà bien tard si l’on voulait réaliser la jonction de toutes les forces françaises dans la baie de Chibouctou (Nouvelle-Écosse), prévue pour le 20 mai. La rencontre des diverses unités dans les ports de la côte ouest de la France eut lieu le 17 mai et on ne put mettre le cap à l’ouest que le 22 juin ; l’on ne parvint sur les côtes acadiennes que le 10 septembre. Parla suite, les malheurs commencèrent ; l’expédition essuya une violente tempête, connut deux changements subits de commandant [V. Constantin-Louis d’Estourmel* ; Jacques-Pierre de Taffanel* de La Jonquière] et la maladie décima l’équipage. Dans ces conditions, il était impossible de tenter quelque action que ce fût. Bigot assista impuissant au désastre de ce qu’il avait préparé avec tant de soin. Il lui fallut rentrer sans trêve de désagréments, puisque le vaisseau sur lequel il naviguait échoua sur un banc de Port-Louis, sur la côte ouest de la France. Il eut la vie sauve, mais perdit une bonne partie de ses hardes.
Par contraste, l’année suivante, 1747, fut l’une des plus tranquilles de la vie active de Bigot. Elle se passa à terminer les écritures relatives à l’expédition de l’année précédente, à clore les comptes de Louisbourg et à se reposer à Bordeaux et à Bagnères (probablement Bagnères-de-Bigorre). Une seule chose le préoccupa : Maurepas lui laissa entendre qu’on le destinait à remplacer Hocquart à Québec. « Le Sieur Bigot fit les derniers efforts pour s’en dispenser », fit-il écrire en 1763 à l’époque de son procès. Pourtant il se résigna. Le 17 juin, il écrivait à Maurepas : « Si vous avés besoin, Monseigneur, de mes services dans cette Colonie, j’y passerois je vous assure avec grand plaisir sur les vaisseaux que vous y enverrés et j’abandonnerois les eaux aussitôt votre ordre reçu, le Service du Roy m’étant plus cher que ma santé. » Bigot s’embarqua sur le Zéphyr et arriva à Québec le 26 août 1748. Il ne devait pas retourner en France, sinon pour quelque temps, avant le 21 septembre 1760, à bord d’un navire britannique, le Fanny, mis à sa disposition à Montréal par l’article 15 de la capitulation qu’avait signée, le 8 septembre, le gouverneur général Vaudreuil [Rigaud].
Les responsabilités de Bigot au Canada sont habituellement décrites comme celles du premier fonctionnaire civil de la colonie, mais cette façon de les présenter constitue un anachronisme trompeur car les expressions « fonctionnaire » et « fonction publique » appartiennent au vocabulaire et aux institutions de la Révolution française et n’ont aucun sens sous le règne de Louis XV. Les Français ne connurent pas un ordre civil, au sens britannique du terme, avant la Révolution de 1789, et leurs monarques paternalistes ou absolus ne répartissaient pas les tâches entre les officiers selon qu’ils étaient civils ou militaires. En outre, Bigot ne fut pas l’un de ces intendants de police, justice et finances choisis parmi les maîtres des requêtes et commis à l’administration des provinces : il était l’un de ces officiers de plume, pour utiliser l’expression du xviiie siècle, commis à l’administration des ports et des colonies. Ainsi était-il un officier de carrière au sein du ministère de la Marine ; il était rattaché à la partie de ce ministère dont relevaient l’administration des finances, les approvisionnements, l’équipement, les bois de construction, la construction navale, le logement, les hôpitaux, la population en général et toutes choses, à vrai dire, à l’exception des combats eux-mêmes. Ni son expérience à Louisbourg et dans les ports français, ni ses nouvelles responsabilités au Canada ne peuvent être correctement décrites comme relevant de l’administration « civile », si ce n’est dans un sens limité, et parce qu’il partageait l’autorité avec un gouverneur qui était, dans le domaine militaire, le commandant en chef. La tâche de Bigot consistait à régir le commerce, les finances, l’industrie, le ravitaillement en vivres, les prix, la police et autres matières semblables dans l’une des marches de l’Empire français, maintenue aux fins de l’expansion impériale. À l’arrivée de Bigot, un traité de paix venait tout juste de mettre fin à cinq années de guerre ; mais des observateurs éclairés, et Bigot lui-même, savaient qu’il s’agissait de rien de plus qu’une trêve. Son devoir primordial était d’assister le gouverneur dans ses tâches concernant l’expansion de l’Empire.
En 1748, le commandant général Roland-Michel Barrin* de La Galissonière avait déjà élaboré une grandiose stratégie visant à faire du Canada le bastion de l’Empire français d’Amérique en pleine expansion, mais, semble-t-il, Bigot ne remplit pas très bien le rôle qu’il devait y jouer, comme intendant. Cela résulta en partie de l’insuffisance, face à la tâche à accomplir, des fonds alloués annuellement et en partie de la situation militaire et navale, que Bigot connaissait parfaitement bien, et qui le rendit pessimiste et finalement cynique, ce qui n’a rien d’étonnant. Il fit remarquer, après la guerre de Sept Ans, qu’une stratégie agressive eût transformé le Canada en un théâtre de combats ; le pays ne pouvait pas faire face à une telle situation. Pourtant, en 1750, il travailla avec le gouverneur La Jonquière à soulever et armer les Indiens d’Acadie contre Halifax ainsi qu’à promouvoir l’émigration des Français d’Acadie et leur résistance qui allait aboutir à leur expulsion [V. Jean-Louis Le Loutre]. Bigot ne s’opposa pas à la futile expédition de 1753, menée dans l’Ohio par Paul Marin* de La Malgue, mais participa secrètement aux payants préparatifs qui la rendirent si coûteuse. Il exprima ses craintes, alimentées par son pessimisme, à l’assemblée du conseil de guerre convoqué par Vaudreuil immédiatement après la défaite de Montcalm* sur les plaines d’Abraham en 1759, et ainsi ne fut-il d’aucun secours pour empêcher la décision fatale de Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay de rendre Québec. Montcalm le blâma pour les économies et les pénuries qui paralysèrent l’armée, les liant avec la tyrannie et la corruption qu’il avait constatées dans l’intendance de Bigot, mais cette accusation est peut-être excessive. Un intendant et officier de plume comme Bigot, de par la nature même de ses responsabilités, devait vraisemblablement se quereller avec un officier d’épée comme Montcalm ou un gouverneur comme Vaudreuil. On ne peut guère se fier au jugement de Montcalm en cette matière ; ses nombreuses critiques trahissent l’instabilité et l’impétuosité de son propre caractère. Ses opinions tranchées doivent être tempérées par le fait que, dans l’ensemble, le calme et compétent chevalier de Lévis entretint d’étroites et amicales relations avec Bigot.
Bigot fit montre de plus de compétence dans l’accomplissement de l’une des tâches traditionnelles de l’intendant, celle d’assurer la fourniture des vivres. Bien que l’attention cupide qu’il portait aux profits personnels entacha son dossier, il put à bon droit affirmer avoir mieux nourri l’armée et la population qu’on aurait pu s’y attendre pendant la famine des hivers de 1751–1752, 1756–1757 et 1757–1758. Les hostilités accrurent le nombre des soldats français (et irlandais) à nourrir et interrompirent les travaux agricoles en tirant les hommes de leurs champs soit pour les fins de la guerre, soit pour celles du commerce de ravitaillement, dont l’ampleur avait atteint des proportions de plus en plus considérables en ces temps de guerre. Les vaisseaux, en plus grand nombre que jamais, circulaient sur le Saint-Laurent, allant en Europe, aux Antilles, à l’île Royale, ou en revenant. Les Canadiens – qui ne furent jamais le peuple de paysans de la légende familière – s’enthousiasmèrent pour les nouvelles occasions d’achats, de ventes, d’accaparement, de profits excessifs, de contrebande et de contrefaçon pendant les années troubles de la guerre et de l’entre-deux-guerres. Bigot tenta de garder les censitaires sur leurs terres en mettant en vigueur les édits de Marly du 6 juillet 1711, qui prévoyaient la rétrocession au domaine du seigneur de toute terre non mise en valeur, mais il n’obtint guère de succès. Les besoins croissants d’un approvisionnement rationnel et contrôlé de vivres apparaissent dans les nombreux règlements de Bigot relatifs à la distribution et au prix des céréales, de la farine et du pain – un effort administratif digne d’éloges et difficile à évaluer, si ce n’est dans le contexte plus large des efforts faits pour nourrir les peuples affamés, toute proportion gardée, de la France des Bourbons, de l’Inde britannique et de quelques pays du Tiers-Monde d’aujourd’hui. L’histoire enseigne que les autorités qui gèrent les approvisionnements de vivres, quels que soient la vigueur et le succès de leurs mesures, sont habituellement perçues comme corrompues, arrogantes et inefficaces. Personne ne sait encore si Bigot affama systématiquement la population canadienne en appliquant les clauses rapaces d’un pacte de famine, comme le pensa Louis Franquet* entre autres, ou si ces accusations doivent maintenant être considérées comme une de ces légendes si communes en France au xviiie siècle. Nous savons qu’il nomma le munitionnaire général des armées françaises au Canada, Joseph-Michel Cadet, et qu’il l’appuya dans ses efforts remarquables pour faire venir des provisions de France dans les années 1757–1760.
La production de biens autres que la nourriture connut aussi un déclin marqué pendant le mandat de Bigot, et, en ce domaine, on ne connaît pas avec précision les effets des mesures prises lors de son intendance. Bigot fit rapidement des plans pour améliorer la traite des fourrures, de façon à rivaliser avec les trafiquants britanniques, mais il est difficile de connaître ses réalisations à cet égard. La traite des fourrures, sans aucun doute, languissait, tout comme celle du ginseng, à cause de la baisse de la demande sur les marchés d’outre-mer, mais comment Bigot a-t-il influencé les prix et les ventes par le monopole secret qu’il exerçait sur les ventes des fourrures lors des enchères annuelles ? Les forges du Saint-Maurice tombèrent avant l’époque de Bigot, par suite de l’échec financier de leur directeur, François-Étienne Cugnet*, mais Bigot ne fit rien ou bien peu pour les faire revivre. De même ne stimula-t-il point l’industrie embryonnaire de la construction navale, que son prédécesseur, Hocquart, avait tenté de développer, mais qui souffrait encore de la hausse des prix, du manque de matériaux et de main-d’œuvre spécialisée, de même que de la concurrence des navires capturés, en provenance des chantiers de la Nouvelle-Angleterre [V. René-Nicolas Levasseur]. Il semble, par ailleurs, avoir fait quelque chose pour stimuler la culture du chanvre et la fabrication de cordages, qui avaient périclité depuis 1744, peu après le début de la guerre, et encore les marchands exportaient-ils beaucoup de cordages à Québec avant et pendant toute son intendance, par suite de la hausse des prix que Bigot, apparemment, ne pouvait pas maîtriser. Bref, dans la colonie, la guerre diminua la production de la plupart des biens et encouragea leur importation de France, en dépit des droits de douane plus élevés dont, à partir de 1753, furent taxées les importations et les exportations.
Bigot, comme en général les officiers œuvrant sous les Bourbons, réussit mieux dans les domaines des travaux publics et du maintien de l’ordre que dans celui de la gestion économique. Ses réalisations dans ces secteurs grands ou petits n’indiquent pas que l’intelligence ou le sens du travail acharné lui aient fait défaut – quelles qu’aient été ses autres déficiences – et elles sont comparables à celles de nombre d’intendants de France. « Tyrannie », tel est le mot auquel on pense en lisant la liste des ordonnances de Bigot qui règlent dans le détail les mouvements et la conduite du peuple, prévoient de sévères punitions pour les contrevenants et s’en remettent, dans les cas relevant de la justice criminelle, au pilori, à la potence, au billot ou aux brodequins, construits par le charpentier du roi, Jean Turgeon. Mais cette sorte de tyrannie était pratique courante en France, et la plupart des 29 cas où la question fut appliquée à des personnes soupçonnées de crimes, au Canada, sont antérieurs à l’arrivée de Bigot. Il fit montre d’une rare tolérance à l’endroit des marchands huguenots de la colonie et, dans les dépêches de 1749, il prit leur défense contre le zèle outré de Mgr de Pontbriand [Dubreil*], en faisant valoir qu’ils étaient inoffensifs dans le domaine religieux et indispensables au commerce avec la France. De plus, beaucoup d’ordonnances de Bigot laissent voir un effort en quelque sorte paternel pour sauver ce peuple de pionniers turbulents de ses propres folies et de son manque de sens civique. Plus encore que les précédents intendants, il tenta d’empêcher les gens de tirer du fusil dans les villes, de se battre sur les perrons des églises, de jeter des ordures dans les rues et les ports, et de laisser leurs bestiaux errer en liberté dans les rues. Il fit paver et entretenir les rues de Québec avec le produit d’une taxe de 30# ou 40# par année, prélevée sur les cabaretiers, et tenta de réglementer la circulation. En fait, il poussa si loin son zèle autoritaire que Rouillé, entre autres ministres, l’avertit de laisser, dans le domaine de la police, plus de part aux cours de justice. Mais il n’était pas dans la nature de Bigot d’agir ainsi, car il était, après tout, un officier supérieur du ministère de la Marine du xviiie siècle et entreprenait de gérer la colonie comme il aurait pu gérer les installations maritimes de Brest ou de Rochefort, où il aurait préféré travailler.
Bigot ne voulait pas vivre au Canada, comme du reste bien peu de Français le désiraient alors. Sans cesse il posait sa candidature à des postes en France. Être en poste à Québec représentait une sorte d’exil, comme au reste toute affectation dans un autre bastion éloigné de l’Empire, et il dut s’en accommoder pendant 12 ans, exception faite d’une visite de huit mois au vieux pays, d’octobre 1754 à mai 1755. Cet exil, ses pressentiments d’un désastre impérial et sa propension – naturelle à un officier supérieur du xviiie siècle – à la rapine semblent l’avoir démoralisé, et peut-être faut-il s’étonner qu’il ait aussi bien travaillé qu’il l’a fait. Mais son œuvre en tant qu’intendant n’a pas encore été jugée équitablement ou même décrite avec précision, et il en sera ainsi aussi longtemps qu’on ne la distinguera pas des témoignages accumulés lors de l’Affaire du Canada.
Une version des 12 années de séjour de Bigot au Canada, en tant que dernier intendant de la colonie, fut donnée par la juridiction criminelle du Châtelet, à Paris, dans un long jugement que ce tribunal publia sur lui et sur d’autres fonctionnaires canadiens, le 10 décembre 1763, année même de la signature du traité de Paris. On condamna alors Bigot, qui avait déjà passé deux ans à la Bastille, au bannissement à vie de son pays. Cette fin disgracieuse et la version de sa carrière donnée par la cour ont encore augmenté la difficulté de se former une juste opinion sur le rôle de Bigot comme intendant, non point qu’il fût innocent des accusations portées contre lui, mais parce que l’administration des Bourbons était en général fondée sur cette sorte de vénalité, de favoritisme et de corruption dont il était accusé, que la procédure judiciaire, sous les Bourbons, était notoirement peu équitable envers les accusés, et que le gouvernement avait besoin de boucs émissaires pour la perte du Canada et d’excuses pour son défaut d’honorer ses dettes – façon d’alléger la situation financière périlleuse dans laquelle il se trouvait. Nous voyons que durant et après la guerre le ministre de la Marine écrivait à d’autres intendants tout comme s’ils étaient corrompus : Vincent de Rochemore en Louisiane et Pierre-Paul Le Mercier de La Rivière de Saint-Médard en Martinique, par exemple. « Ou vous travaillez pour votre compte ou pour celuy du Roi. Que préférez-vous que l’on pense ? » écrivait-il à Le Mercier le 13 octobre 1761. Accusé d’avoir abusé grossièrement de son poste à des fins personnelles, en ayant formé une compagnie de traite avec des marchands anglais, cet intendant en disgrâce fut rappelé le 30 mars 1764. Quelques années plus tard, pendant la guerre d’Indépendance américaine, les affaires coloniales françaises furent conduites au milieu d’une confusion et d’une corruption semblables. Une certaine connaissance de ce contexte contribue à placer la carrière de Bigot dans ses vraies perspectives.
Les accusations de fraudes portées contre Bigot n’étaient pas fondées uniquement sur les contrefaçons ou sur un emploi abusif et clandestin des fonds publics ; il s’agissait plutôt, et sur une grande échelle, d’un système d’entreprises privées qui fonctionnait avec la collaboration d’autres administrateurs coloniaux et d’un bon nombre d’officiers et de marchands, en vertu d’ententes personnelles ou même dans le cadre de compagnies officiellement constituées. Cette sorte de corruption n’était qu’une facette des mœurs politiques de la France des Bourbons. Ce mode de vie, encouragé inévitablement par les gouvernements autoritaires, resta inchangé jusqu’après la Révolution, quand une série de parlements élus réussirent à imposer graduellement aux officiers de nouvelles normes d’honnêteté et de nouvelles méthodes de contrôle, capables de les faire respecter. Jusque-là, le gouvernement français avait eu une double norme : il blâmait ses serviteurs mal rémunérés pour ce qu’un officier de marine appelait « le Dragon insatiable de l’avarice » et cette avarice ne pouvait pas, en général, être extirpée d’un système basé sur la vénalité et le favoritisme. De plus, le système de corruption de Bigot était purement inhérent à une cour vice-royale, comme celle qu’il établit à Québec, modelée essentiellement sur la cour royale de Versailles : vie sociale somptueuse, avec ses joyeuses réceptions, ses bals et ses fastueux dîners au milieu d’une population affreusement pauvre ; maîtresses, habituellement les femmes d’ambitieux officiers – Michel-Jean-Hugues Péan, aide-major de Québec, par exemple – contents des faveurs continuelles qu’ils obtenaient en retour et flattés de se retrouver en si distinguée compagnie ; promotions, emplois, contrats et occasions de faire des affaires à l’intérieur de ces cercles joyeux ; réseau compliqué de loyautés et de jalousies parmi les quelques favoris, et d’amertumes parmi les exclus et les oubliés. Contrairement à Louis XV, cependant, un officier comme Bigot pouvait tomber, victime de renversements soudains de fortune et de faveur.
La principale différence entre Bigot et les intendants qui le précédèrent réside dans le fait que les occasions de s’enrichir se présentèrent beaucoup plus souvent à lui, à une époque où l’on dépensait plus d’argent que jamais auparavant au Canada. Sa carrière, jusque-là, l’avait préparé à saisir toute occasion qu’il pouvait exploiter sans danger, de la même façon exactement que le firent d’autres officiers du ministère de la Marine et officiers militaires à cette époque, et particulièrement dans les colonies. Sa malchance fut d’administrer une colonie perdue à l’ennemi après un conflit coûteux, marqué par la hausse constante des prix. Sans doute Bigot a-t-il mérité son sort, mais il faudra pousser davantage les recherches pour déterminer s’il fut un intendant particulièrement corrompu ou, simplement, ce type d’intendant évoluant au sein d’un système corrompu.
Avant même de quitter la France, Bigot s’était entendu avec une firme d’expéditeurs juifs de Bordeaux, David Gradis et Fils, pour former une compagnie en vue de faire du commerce à Québec. Ils signèrent un contrat, daté du 10 juillet 1748, selon lequel Gradis devait fournir les capitaux nécessaires à l’envoi d’un navire d’environ 300 tonneaux chargé de vin et d’eau-de-vie, entre autres marchandises, et participer à demi aux profits ou aux pertes de la société. Bigot détenait une part de 50 p. cent dans cette société, mais céda bientôt 20 p. cent au contrôleur de la Marine à Québec, Jacques-Michel Bréard. Cette entente devait durer six ans, à compter de la date du départ du premier navire de Bordeaux, mais elle fut renouvelée en 1755 et annulée seulement le 16 février 1756. Le premier navire, la Renommée, mit à la voile au début de 1749, sous le commandement du capitaine Jean Harismendy, avec une cargaison évaluée à 106 000# ; il transportait aussi les effets personnels de Bigot, de Bréard et du nouveau gouverneur, La Jonquière. Chaque année, par la suite, Gradis envoya au moins un navire, et ordinairement plus, chargé de marchandises appartenant à la société, bien que tous les navires de Gradis ne prissent pas la mer pour cette société. Il assurait aussi pour le compte du roi le transport de cargaisons de nourriture et d’équipements, de même que de passagers ; pendant les années de guerre, il faisait aussi des livraisons destinées au munitionnaire général Cadet. Bigot et Bréard écoulaient à Québec les cargaisons de la société, ordinairement en les achetant au nom du roi à des prix établis par le contrôleur Bréard ; ils envoyaient ensuite le navire aux Antilles ou le chargeaient d’une cargaison destinée à la France. De plus, Bigot veilla à ce que les droits de 3 p. cent imposés depuis 1748 sur des marchandises importées ou exportées ne fussent pas réclamés dans le cas des chargements de la société.
La septième clause de l’entente signée avec Gradis prévoyait, pour les associés du Canada, la possibilité d’armer des navires pour le commerce des Antilles ou de tout autre marché des Amériques, pourvu que Gradis reçoive des comptes exacts de ces entreprises. Il n’est pas sûr que Gradis ait effectivement été tenu au courant, mais Bigot et Bréard acquirent bientôt des intérêts dans une flotte considérable, peut-être de 15 goélettes, senaux et autres petits navires qui firent la navette entre Québec, Louisbourg et les Antilles. Au nombre de ces navires il y avait l’Angélique. sans doute baptisée du prénom de la maîtresse de Bigot, Mme Péan [Angélique Renaud d’Avène Des Méloizes], le Saint Victor, ainsi nommé en l’honneur de Jean-Victor Varin de La Marre, commissaire en poste à Montréal, le Saint-Maudet, du nom du poste de pêche de Saint-Modet, situé sur la côte du Labrador et propriété de Bréard, l’Étoile du Nord, le Jaloux, l’Aimable Rose, la Finette, la Trompeuse, le Commode, les Deux Sœurs et le Saint François. Quelques-uns d’entre eux avaient été construits a Québec sous la direction générale de Bréard, retardant la construction d’autres navires, dont certains destinés à la couronne. Les pertes occasionnées par la guerre eurent tendance à décourager les expéditions transatlantiques, mais les profits augmentèrent à proportion des risques. En 1759, Gradis acheta le Colibry (140 tonneaux) par l’intermédiaire de Verduc, Vincent et Cie, de Cadix, et le chargea de vins et de liqueurs espagnols à un coût qui atteignit 114 524# , la part de Gradin étant de 50 p. cent ; il persuada Péan d’acquérir les deux tiers de cette part. Péan vendit à Bigot la moitié de sa part (soit un tiers des 50 p. cent de Gradis). Le Colibry atteignit Québec avec une prise valant 140 000# et les associés réalisèrent de jolis profits.
En 1755 et 1756, Bigot eut une quelconque entente commerciale avec le receveur général de finances à La Rochelle, Gratien Drouilhet. À la mort de ce dernier, le 30 janvier 1756, son procureur reconnut une dette de 554 546# « en argent et effets » envers Bigot. Peut-être cet argent représentait-il simplement un prêt, mais plus probablement s’agissait-il des placements et des profits provenant d’une association commerciale sous le couvert de la compagnie formée par Drouilhet avec Péan, Louis Pennisseaut et Pierre Claverie*, l’un de ces derniers servant probablement de prête-nom à Bigot.
Dans la colonie même, Bigot, en qualité d’intendant, accorda en 1749 la ferme du poste de traite de Tadoussac à Marie-Anne Barbel, veuve de Louis Fornel*, plutôt qu’à François-Étienne Cugnet, ancien détenteur de ce bail, qui en espérait le renouvellement ; Bigot se réserva ainsi une participation personnelle aux profits. Il laissa aussi les deux importantes concessions de La Baie et de la Mer de l’Ouest, qui comprenaient plusieurs forts, aux mains d’amis tels que Péan et Jacques Le Gardeur* de Saint-Pierre. En 1752, et au cours des années suivantes, Bigot forma une compagnie secrète pour l’achat des fourrures, provenant des forts Niagara (près de Youngstown, New York), Frontenac (Kingston, Ontario) et Rouillé (Toronto), qui devaient être mises à l’encan et cédées aux plus hauts enchérisseurs à Québec. Il détenait 50 p. cent des actions dans cette compagnie, Bréard, 25 p. cent, Guillaume Estèbe et un autre associé, 12,5 p. cent chacun. Ils envoyaient les fourrures à Denis Goguet, important marchand de La Rochelle, qui les vendait en France.
Avant l’arrivée de Bigot dans la colonie, le contrat de fourniture de farine au gouvernement avait été accordé à Marie-Anne Guérin, veuve de l’ancien détenteur de ce contrat, Nicolas Jacquin*, dit Philibert. En 1750, Bigot accorda ce contrat à Louise Pécaudy de Contrecœur, épouse de François Daine*, un des subdélégués de l’intendant, qui y fit participer son neveu, Péan, aide-major de Québec depuis 1745. Pendant les quelques années suivantes, un groupe dont faisaient partie Garaud, Jean-Pierre La Barthe, Claverie, Jean Corpron* et Bigot approvisionnèrent en farine l’armée et les postes du gouvernement, soit en important ces approvisionnements, soit en les achetant des habitants canadiens. En rapport avec ce commerce, Bigot, en 1752, demanda à Rouillé, le ministre de la Marine, d’envoyer 70 quarts de farine sur le Saint-Maudet et 45 quarts sur l’Étoile du Nord, deux navires dont il était copropriétaire avec Bréard et Péan.
Varin accusa plus tard Bigot de détenir une part de 25 p. cent dans une compagnie importatrice de biens de consommation, dont lui-même et Jacques-Joseph Lemoine Despins faisaient partie ; ces biens étaient achetés à Montréal, au nom de la couronne, à des prix de détail gonflés, alors qu’ils auraient dû être achetés à des prix de gros à Québec. Il prétendit de plus que, pendant la guerre de Sept Ans, le transport des vivres et des munitions vers les postes éloignés était géré par une autre compagnie, à laquelle Bigot appartenait, en société avec Péan, Bréard, Varin lui-même et deux commis. En 1756, Bigot, Péan et Varin formèrent une compagnie pour acheter une boutique, à Québec, des marchands-importateurs Jean-André Lamaletie et Estèbe. L’agent des trésoriers généraux de la Marine, Jacques Imbert*, fut engagé pour modifier les livres, de façon que les profits élevés parussent moins grands. Bigot, presque certainement, possédait aussi des intérêts dans la compagnie formée sous le nom de Cadet et connue comme la Grande Société, qui fournit les vivres à l’armée, aux garnisons et au gouvernement en général à partir du 1er janvier 1757 ; cette compagnie, une affaire lucrative sans contrôle ni entrave, paraît avoir réalisé de grands profits, de diverses manières.
Alors que Bigot et des douzaines de serviteurs de l’État et d’officiers militaires du Canada faisaient fortune, la population canadienne souffrait des prix gonflés, du manque de nourriture et, à l’occasion, de cruelles famines. Une crise économique sérieuse se produisit ; les prix en 1759 étaient peut-être huit fois plus élevés qu’avant la guerre et, la même année, le coût des biens au Canada était, selon certaines évaluations, environ sept fois plus élevé qu’en France. La rapacité de Bigot contribua certainement à cette déplorable situation, mais plusieurs autres facteurs purent y contribuer autant et même davantage. Premièrement, il est évident pour un observateur du xxe siècle – ce l’était déjà pour certains observateurs du xviiie, et pour Bigot lui-même – que les coûts montèrent au Canada à cause de l’inflation due en partie aux achats faits pour les troupes envoyées en 1755 sous les ordres de Jean-Armand Dieskau*. Il y avait eu des signes d’inflation à la fin de la précédente guerre, en 1748, et la couronne dépensa encore plus d’argent pendant la guerre de Sept Ans. Deuxièmement, les coûts de transport en période de guerre et les pertes sur mer, qui expliquent la rareté des biens au Canada et leurs hauts prix, alimentèrent l’inflation. La flotte et les corsaires britanniques patrouillaient les mers jusqu’à l’entrée même des ports français, et, bien que beaucoup de navires français réussirent à atteindre Québec, les assurances maritimes, les coûts du transport et les salaires étaient très élevés [V. Joseph-Michel Cadet]. Ces coûts se répercutaient inévitablement sur le prix des marchandises. importées Troisièmement, les papiers du Canada – monnaie de cartes, ordonnances, billets de caisse et lettres de change, tirés annuellement sur les trésoriers généraux de France par leur agent de Québec, Imbert – se déprécièrent au cours des années 1750.
Le gouvernement français lui-même porta, pour une bonne part, la responsabilité de cette dépréciation en adoptant des mesures propres à ébranler la confiance dans le crédit des trésoriers généraux et de la couronne elle-même. Dès le 15 juin 1752, Rouillé écrivait à Bigot que l’encaissement des trois quarts des lettres de change dressées au Canada chaque automne devrait être différé de deux ou trois ans « affin que [...] la caisse des colonies puisse se rétablir peu à peu de l’estat d’épuisement où elle se trouv[ait] ». On marqua en conséquence ces effets de commerce pour indiquer les trois dates d’échéance de leur encaissement. Dans les cercles d’affaires, la valeur de ceux qui devaient être encaissés après deux ans subit vite une baisse d’au moins 12 p. cent ; quant à la valeur de ceux qui n’étaient encaissables qu’après trois ans, elle tomba d’au moins 18 p. cent. En dépit de l’établissement de ces délais, les deux trésoriers généraux des colonies eurent beaucoup de difficulté à encaisser les lettres de change canadiennes, à cause de l’énorme dette qu’ils supportaient et des difficultés financières générales de la couronne.
En définitive, la valeur du papier du Canada dépendait de la solvabilité du gouvernement français, mais ce dernier éprouva de sérieux embarras financiers pendant la guerre de Sept Ans. De plus en plus obligé de payer en argent comptant des dépenses occasionnées par la guerre continentale contre Frédéric II de Prusse et par la guerre navale contre la Grande-Bretagne, le gouvernement recourut à des projets financiers désespérés. Les contrôleurs généraux des finances firent appel à chacune des sources possibles d’aide financière et retardèrent aussi les paiements. Par exemple, le paiement d’une indemnité de 20 000# due à un négociant de Québec, Jean Taché*, avec qui Bigot avait signé une entente le 20 avril 1751 pour l’utilisation d’un brigantin, la Trinité, qui fit naufrage peu après en entrant dans le port de Louisbourg, ne fut pas autorisé à Paris avant la fin de 1757. De même, Abraham Gradis, l’ancien associé de Bigot, passa à Paris le printemps et l’été de 1759 à essayer d’amener le gouvernement à lui payer quelques centaines de mille livres et parlait d’un désastre imminent s’il n’était pas remboursé. Certaines personnes, au ministère de la Marine et des Colonies, comme Sébastien-François-Ange Le Normant de Mézy en 1758 et Émilion Petit en 1761, purent voir comment les marchands, les marins et les travailleurs portuaires impayés discréditaient le gouvernement royal. « Ceux qui contractent de bonne foy des marchés avec le Roy, écrivit Petit, en sont la dupe par le peu de bonne foy et d’exactitude tant dans les payements que dans les recettes. » Un mémoire de 1758 avait déjà attribué la hausse des prix au Canada en partie au « retardement dans le paiement des lettres de change sur [la] France ». Les marchands et d’autres, qui étaient naturellement inquiets – et l’avenir allait leur donner raison – au sujet du système de crédit fondé sur le papier, base de tout le commerce canadien, faisaient payer de plus en plus cher leurs biens et leurs services.
L’inflation accrut d’une façon dramatique les dépenses gouvernementales au Canada, et cet accroissement à son tour augmenta les difficultés financières. En 1750, la colonie coûtait à la couronne un peu plus de 2 000 000# ; en 1754, ce coût avait plus que doublé et, dans une lettre du 15 avril 1759, l’intendant calculait que les lettres de change pour cette année-là s’élèveraient à plus de 30 000 000# . Si l’on considère que le ministère avait réprimandé Bigot dès 1750 au sujet des sommes relativement peu élevées qu’il dépensait en sus des « états du Roi », on peut imaginer pourquoi les demandes énormes des années de guerre subséquentes poussèrent le ministère à faire enquête et à poursuivre en justice l’intendant, tenu responsable de ces hausses. Une affaire de gros sous plutôt que des histoires de corruption amena les autorités à décharger leur colère sur la tête de Bigot, parce que le gouvernement était au bord de la banqueroute.
Les historiens, ignorant la crise financière de la couronne et la corruption qui était la norme dans le gouvernement sous les Bourbons, virent facilement dans l’arrestation de Bigot, en novembre 1761, le résultat tout naturel des dénonciations dont il avait été l’objet auprès du gouvernement. Cependant, quiconque assume qu’il en fut ainsi omet de tenir compte de la chronologie et des circonstances de l’arrestation, et du long laps de temps – au moins une décennie – écoulé entre les premières dénonciations et l’arrestation. Divers rapports sur le commerce et la corruption pratiqués par Bigot commencèrent à parvenir à Versailles peu après son arrivée au Canada en 1748 ; ces rapports furent pris au sérieux, comme le montrent les lettres du ministre tout au long des années 1750. Bigot fut dénoncé par l’ingénieur Louis Franquet en 1753, par le commissaire des guerres André Doreil* au milieu des années 1750, par Montcalm peu après l’arrivée de celui-ci en 1756, par le commissaire de Montréal, Varin de La Marre, en 1757, par Louis-Antoine de Bougainville* en 1758, par le commissaire Charles-François Pichot de Querdisien Trémais en 1759, et par plusieurs marchands et autres personnages tout au long de son mandat au Canada. Une rumeur confuse de propos plus ou moins diffamatoires entoure quiconque est en autorité dans presque toutes les sociétés, et les ministres d’État qui ont quelque expérience savent à quoi s’en tenir à cet égard. Dans la France des Bourbons, comme Guy Frégault en fait si justement la remarque, « la Cour, fidèle à une méthode presque aussi vieille que la colonie, encourageait le mouchardage ». Cancans, rumeurs, dénonciations secrètes et anonymes étaient régulièrement admis en preuves dans les cours de justice, et cet usage était conforme au système moral dominant, qu’enseignaient les jésuites, par exemple, dans leurs collèges. Le ministre de la Marine eût-il voulu livrer Bigot aux juges pour corruption, il y aurait eu pléthore de témoignages contre lui à n’importe quel moment de sa carrière à Louisbourg et au Canada, mais, s’il eût suffi d’allégations de corruption pour traîner un officier devant les tribunaux, la plupart des serviteurs de l’État auraient été, la plus grande partie de leur temps, l’objet de procès. Il semble, à la vérité, que l’honnêteté ou la malhonnêteté avait moins de poids dans la carrière d’un homme que sa loyauté, la protection dont il jouissait, la réputation de sa famille, les accidents de parcours et les hauts et bas des factions adverses qui étendaient leurs ramifications au sein de la hiérarchie sociale ou politique.
Le sort de Bigot, comme celui de tout officier, reposait sur l’estime des protecteurs et des supérieurs entraînés dans les luttes entre les factions. Quand la guerre de Sept Ans commença de mal tourner pour la France, en 1757, la faction dominante du duc de Choiseul se mit à faire des changements et à chercher des boucs émissaires. « Trop foible pour attacquer les abus dans leur source et punir les grands coupables », écrivait peu après, dans son Journal historique, Moufle d’Angerville, « il chercha des victimes qui n’eussent pas des entours trop puissants et cependant susceptible de faire sensation par leur place, par leur nombre et par la nature de leurs forfaits. Monsieur Berryer [ministre de la Marine et des colonies dans un gouvernement dominé par Choiseul] [...] trouva toutes les conditions requises dans les chefs et administrateurs du Canada. » Il était facile pour le gouvernement – et c’était inévitable qu’il y cédât – de faire un lien entre la corruption évidente de Bigot et l’inflation au Canada, et, en les présentant simplement, l’une comme cause, l’autre comme effet, d’inventer une excuse plausible pour la suspension des paiements des lettres de change canadiennes. C’eût été faire preuve de peu de sagesse et politiquement il eût été dommageable, toutefois, de suspendre les paiements, alors que la colonie était engagée dans une bataille pour sa survie contre l’ennemi qui l’assiégeait ; la défaite des plaines d’Abraham se révéla, financièrement, avantageuse pour le gouvernement royal. Le 15 octobre 1759, après que la première nouvelle de la défaite du 13 septembre eut atteint la France, le gouvernement se sentit assez fort politiquement pour suspendre le paiement des lettres de change de la colonie, comme il en donna l’ordre dans un arrêt officiel. Compte tenu de la défaite, il semblait, à la vérité, nécessaire de suspendre des paiements qui auraient profiter tout autant à l’ennemi qu’aux fonctionnaires corrompus. Ainsi la couronne put-elle dissimuler sa banqueroute inévitable en faisant valoir la nécessité, politique et morale à la fois, de suspendre les paiements. Dans la même ligne de pensée, on fit bientôt de Bigot et des autres officiers du Canada des boucs émissaires pour les désastres tant militaires et maritimes que financiers.
L’Affaire du Canada, l’une des plus fameuses du siècle, connut, par conséquent, des aspects divers. Elle commença, dans la mesure où le grand public était concerné, avec l’arrestation et l’emprisonnement des officiers canadiens, dont Bigot, emprisonné le 17 novembre 1761, et beaucoup de ses anciens associés, en particulier Cadet et Péan. L’affaire se poursuivit avec le procès de ces personnages ; conduit par une commission du Châtelet qui ne comptait pas moins de 27 magistrats sous la présidence du lieutenant général de police, Antoine de Sartine. Elle se termina par le jugement du 10 décembre 1763, une dissertation de 78 pages sur le scandale, d’un style vivant, imprimé et distribué à des centaines d’exemplaires, qui annonçait le bannissement à perpétuité de Bigot, la confiscation de tous ses biens et l’imposition de lourdes amendes aux condamnés. Vu la perfidie de ces officiers qui paraissaient avoir pillé une colonie et l’avoir perdue aux mains des ennemis, le public, qui suivait l’affaire, dut en général être satisfait de la recommandation de la poursuite, faite le 22 août 1763, de les livrer à la torture et à la mort. Un commis dans un des bureaux des trésoriers généraux de la Marine écrivait à un ami, le 22 octobre 1763 : « Messieurs du Canada ne sont pas encore jugés, c’est dit-on pour la fin de ce mois ; il est vrai qu’il y a quinze jours que l’on les avait jugés dans le public, Monsieur Bigot la tête tranchée, et Pean et Cadet pendus. » Entre-temps, dans les coulisses, la cause était préparée pour la couronne, sous la direction d’un conseiller au Châtelet, Étienne-Claude Dupont, qui consultait régulièrement le ministre Berryer et Choiseul. Ils cherchèrent des preuves et des témoins dans tous les recoins du royaume, alors que le seul recours de Bigot était un avocat qui rédigea un factum, Mémoire pour Messire François Bigot, ci-devant intendant [...], d’après les souvenirs du prisonnier, qui ne possédait pas de documents. Le gouvernement appauvri accorda un soin particulier à l’aspect financier de la poursuite, de façon à recouvrer tous les fonds possibles et à annuler les dettes de l’État.
Comme tous les officiers en poste au Canada qui réalisèrent de gros profits dans des entreprises privées, Bigot avait envoyé ses économies en France, de façon à pouvoir en profiter à son retour. Il avait projeté de vivre en gentilhomme dans une propriété de campagne et dans une agréable province française, entouré de sa famille, de ses amis, de ses serviteurs. Réagissant en homme d’affaires du xviiie siècle, il avait partagé sa fortune entre plusieurs amis et agents, et diversifié ses placements. Une liste complète de ses biens, comme celle dressée par les agences gouvernementales, serait longue et ennuyeuse, mais la couronne lui ordonna. de payer au total environ 1500 000# à titre de « restitution » . Par l’intermédiaire d’un ami, Bernis, et par contrat notarié daté de Paris le 24 août 1758, Bigot avait acheté un domaine près de Versailles, le château et fief de Vaugien, d’un receveur général des finances, Jacques-David Ollivier, pour la somme de 760 000#. On découvrit qu’Abraham Gradis, à Bordeaux, détenait 323 286# appartenant à Bigot, et Denis Goguet, de La Rochelle, qui lui-même s’était précédemment enrichi au Canada et qui continuait à faire le commerce des fourrures canadiennes, reçut l’ordre, le 31 juillet 1764, de payer 279 400# en valeurs appartenant à Bigot et dont il était dépositaire. Une somme considérable, plusieurs centaines de mille livres probablement, était diversement placée dans les fermes générales du roi et des provinces, et dans des rentes annuelles et des hypothèques, par l’entremise d’un notaire de Paris, Charlier, non point au nom de Bigot, mais à celui d’un prête-nom, Nicolas-Félix Vaudive, avocat au parlement, greffier des audiences du Grand Conseil et fils d’un marchand bijoutier de Paris. Cette somme comprenait un prêt de 50 000# à un marchand expéditeur de Bordeaux, Jean-Patrice Dupuy, qui avait fait du commerce au Canada. Une autre somme considérable avait été consacrée à l’achat de 60 actions dans la firme de banquiers parisiens Banquet et Mallet. Bigot avait aussi acheté un office de secrétaire du roi en 1754 et des objets personnels en grand nombre, en particulier un service magnifique et peu commun d’argenterie. Quand la couronne en vint à ouvrir quelques grandes caisses gardées pour Bigot par Denis Goguet, à La Rochelle, on y trouva en quantité du vin, des conserves et des confitures, alors complètement gâtés.
Plusieurs agences se virent confier le recouvrement des biens de Bigot et de tout autre bien dû à la couronne à la suite de l’Affaire du Canada. Du 4 mai 1761 à 1774, le poste périmé de contrôleur des bons d’État fut rétabli pour Pierre-François Boucher, chargé de rendre compte de tous les biens dus à la couronne. Aussi, dès que la cour eut prononcé son jugement final sur les prisonniers, la couronne prit-elle grand soin d’émettre un règlement, le 31 décembre 1763, pour transférer les réclamations privées relatives aux biens confisqués à la commission Fontanieu, qui s’était occupée du règlement des dettes du ministère de la Marine en général depuis sa mise sur pied le 15 octobre 1758 et qui avait fait la preuve de sa volonté de réduire autant qu’elle le pouvait les obligations de la couronne [V. Alexandre-Robert Hillaire de La Rochette]. Parmi des centaines de réclamations, la commission accorda à Gradis 354 602# à même les biens de Bigot, par jugement du 1er mars 1768, et elle régla les réclamations des serviteurs de Bigot : son secrétaire, Joseph Brassard Deschenaux, son maître d’hôtel, Nicolas Martin, et son valet de chambre, Jean Hiriart, qui l’avait servi du mois de mars 1752 au 1er octobre 1760, au salaire annuel de 300# , et par la suite (alors qu’il vivait avec Bigot à la Bastille) à celui de 400# par année, plus 30 « sous » par jour pour sa nourriture, jusqu’à la fin de 1763. Le rapport final de la commission ne fut soumis que le 7 mai 1772. Entre-temps, divers notaires et les trésoriers royaux furent employés comme séquestres pour les fonds recueillis, et le Châtelet approcha, pour en tirer des renseignements sur ses affaires, les propres notaires de Bigot, qui violèrent le secret professionnel. De telles méthodes et de semblables agences firent perdre à Bigot virtuellement tous ses biens, et la dette de la couronne à son endroit, en lettres de change non honorées, fut annulée.
En même temps, le scandale public de la corruption de Bigot donna un facile prétexte à la couronne pour traiter la plus grande partie des effets négociables en provenance du Canada comme entachés de corruption et pour en réduire, par conséquent, la valeur. Sans compter que la suspension de ces effets de commerce, les délais et la nécessité pour les détenteurs de demander au gouvernement de les honorer sauvèrent à la couronne plus de 18 000 000# en papier du Canada, dont le remboursement ne fut jamais réclamé. En 1764, on constata qu’il y avait de ces effets négociables pour une valeur nominale de plus de 83 000 000# : 49 000 000# en lettres de change, 25 000 000# en billets de monnaie, et près de 9 000 000# en titres de créance émis au Canada et jamais convertis en lettres de change. Finalement, le total atteignait près de 90 000 000# dont la couronne ne reconnut que 37 607 000#, mais elle ne put même pas payer cette dernière somme et la convertit en bons portant intérêt à 4 p. cent par année, un taux auquel le gouvernement français lui-même ne pouvait pas emprunter sur le marché financier. Bigot a pu coûter quelque chose au gouvernement pendant la guerre de Sept Ans, mais cette somme prit en grande partie la forme de créances dont la valeur, réduite par la suite de plus de la moitié, ne fit qu’ajouter à une dette à long terme – la dette qui allait mener la couronne au bord de la révolution.
Pour sa part l’ancien intendant était parti pour la Suisse, peu après la sentence du 10 décembre 1763. Il choisit de s’appeler François Bar (ou de Barre ou Desbarres) ; c’était le nom de son beau-frère, le sieur de Barre (ou Bar). Il passa d’abord quelque temps à Fribourg, puis opta pour Neuchâtel. Le 18 mars 1765, il y obtenait autorisation de séjour. Dès le lendemain, il acquit, au compte de 10 000 livres tournois, une maison sise au faubourg du Vieux Châtel, paroisse Saint-Ulrich. Il y vivait dans l’aisance, si l’on en croit le comte de Diesbach qui le visita en 1768 : « Je le trouvai fort bien logé dans une maison qu’il a achetée et réparée. » Il semble s’être bien intégré à la société neuchâteloise ; Diesbach raconte avoir fait sa connaissance « à l’assemblée » – sans doute une réception officielle de la ville – et par ailleurs ne lègue-t-il pas dans son testament 150# « aux doyens des pasteurs des Eglises de Neuchatel pour être distribuées aux plus pauvres de la Ville ».
Bigot n’était donc pas sans le sou. Certes ses cousins lui fournirent quelques secours, mais c’est probablement l’étroite relation qui le liait à la famille Gradis qui lui valut de vivre un exil relativement agréable. N’empêche que l’infamie attachée à sa personne depuis la condamnation de 1763 lui pesait fort lourd. Il ne s’y résigna jamais. En 1771, il obtenait la permission de passer quelques semaines dans son pays en invoquant des ennuis de santé que seules les eaux de Bagnères pouvaient faire disparaître. Ces ennuis étaient bien réels si l’on en croit Péan qui alla à sa rencontre à Dijon : « Je lay trouvé dans une faiblesse si grande quil nauroit pu Suporter Les voitures publiques, je lay pris dans la mienne ou il ma fait craindre plusieurs fois de rester en Route [...] cet honeste homme est bien a plaindre. » Bigot demeura quelques jours dans le domaine des Péan dont la fidélité ne semble pas avoir défailli malgré les années. Il en profita sans doute pour intéresser à sa cause l’évêque de Blois qui, l’année suivante, intervint auprès du ministre de la Marine, Bourgeois de Boynes. Il expédiait lui-même un « Mémoire justificatif » en 1773, puis, en 1775, un projet de lettres de réhabilitation. Mais trop de magistrats, qui avaient participé à ce procès, se souvenaient en grand détail du personnage et de son dossier.
François Bigot s’éteignit le 12 janvier 1778 à Neuchâtel, et il fut enterré dans la petite église catholique Saint-Martin-L’Évêque de Cressier, près de Neuchâtel, comme il l’avait demandé dans son testament : « Je désire que mon corps soit inhumé dans le cimetière de Cressier sans nul appareil, comme le seroit le plus pauvre de la paroisse. »
Les sources suivantes ont fourni les indications nécessaires concernant la famille de Bigot : les minutes des notaires de Tours (AD, Indre-et-Loire), les registres paroissiaux de Tours (Archives municipales), les minutes des notaires de Paris (AN, Minutier central), les séries généalogiques de la BN, les minutes des notaires et les registres paroissiaux de Bordeaux (AD, Gironde). (Il faut signaler ici que nous devons beaucoup à un chercheur bordelais, M. Pierre Julien-Laferrière, qui s’est penché longuement sur les traces de la famille Bigot.) Nous n’avons rien trouvé d’autre sur les débuts de la vie de François Bigot que son acte de naissance ; pour la première phase de sa carrière, il faut se référer au dossier Bigot aux AN, Col., E.
Pour la période qui commence en 1739, année du début de sa carrière en Amérique du Nord, les sources sont volumineuses et dispersées. Les principales se trouvent aux AN, Col., B ; C11A ; C11B. Le chercheur ne peut éviter de voir le nom de Bigot à travers l’imposante paperasse produite par l’Affaire du Canada ; signalons, entre autres, les archives incomplètes, mais fort bien indexées, de la Bastille, conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal ; des papiers aux AN, V7, carton 362–365 (commissions extraordinaires) et les nombreux factums et autres imprimés dont une bonne liste paraît dans la bibliographie du livre de Guy Frégault, François Bigot, qui constitue encore à ce jour le meilleur point de départ d’une étude sur Bigot. Un bon nombre de documents d’intérêt majeur sont facilement accessibles, et bien édités, dans Doc. relatifs à la monnaie sous le Régime ,français (Shortt).
Certaines séries des AN, peu explorées encore – telle la série E (Conseil du roi) ou la série Y (Châtelet) – recèlent sans doute plusieurs documents concernant Bigot. Quelques fonds notariaux renferment des renseignements d’une importance inégale, mais d’une précision hors pair ; par exemple, AN, Minutier central, XVIII ; LVII ; AD, Gironde, Minutes Baron ; Minutes Dubos ; Minutes Faugas (tous notaires de Bordeaux) ; ANQ-Q, Greffe de Claude Barolet ; Greffe de J.-C. Panet.
Peu de personnages de l’histoire du Canada ont fait l’objet d’une étude aussi détaillée et savante que celle que Guy Frégault a consacrée au dernier intendant de la Nouvelle-France. Ce travail intelligent et bien documenté a renouvelé nos connaissances sur ce personnage qui a tant intrigué (ou scandalisé) les écrivains et les historiens du xixe siècle et du début du xxe. Il s’est particulièrement intéressé à Bigot en tant que dernier administrateur du Régime français. En dépit de la haute qualité de cet ouvrage, on pourrait reprocher à son auteur de n’avoir pas replacé le cas Bigot dans le contexte général des institutions de la France des Bourbons et de rester peut-être trop fidèle à la version diffusée par le Châtelet lors du procès. Un article utile est paru depuis le volume de Guy Frégault, celui de Denis Vaugeois, sur la fin de Bigot, « François Bigot, son exil et sa mort », RHAF, XXI (1967–1968) : 731–748. [j. f. b. et j.-c. d.]
J. F. Bosher et J.-C. Dubé, « BIGOT, FRANÇOIS (mort en 1778) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/bigot_francois_1778_4F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/bigot_francois_1778_4F.html |
Auteur de l'article: | J. F. Bosher et J.-C. Dubé |
Titre de l'article: | BIGOT, FRANÇOIS (mort en 1778) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1980 |
Année de la révision: | 1980 |
Date de consultation: | 20 nov. 2024 |