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LE LOUTRE, JEAN-LOUIS (il signait LeLoutre), prêtre, spiritain et missionnaire, né le 26 septembre 1709 dans la paroisse Saint-Matthieu de Morlaix, France, fils de Jean-Maurice Le Loutre Després, papetier et membre de la bourgeoisie locale, et de Catherine Huet, fille d’un papetier, décédé le 30 septembre 1772 dans la paroisse Saint-Léonard de Nantes, France.

En 1730, Jean-Louis Le Loutre, orphelin de père et de mère, entra au séminaire du Saint-Esprit à Paris. Sa formation complétée, il passa au séminaire des Missions étrangères en mars 1737, dans le but de servir l’Église en pays étranger. Aussitôt ordonné, il s’embarqua pour l’Acadie et on le retrouve à Louisbourg, île Royale (île du Cap-Breton), à l’automne de la même année. Le Loutre devait remplacer l’abbé Claude de La Vernède de Saint-Poncy, curé d’Annapolis Royal, Nouvelle-Écosse, dont les relations avec le gouverneur britannique, Lawrence Armstrong*, étaient tendues [V. Claude-Jean-Baptiste Chauvreulx*]. Cependant, lorsque Le Loutre foula le sol du continent américain pour la première fois, les difficultés entre Saint-Poncy et Armstrong s’étaient aplanies et le gouverneur avait accepté que l’ecclésiastique garde sa cure. Pierre Maillard*, missionnaire à l’île Royale, en profita pour demander aux autorités françaises que Le Loutre remplace l’abbé de Saint-Vincent, missionnaire chez les Micmacs, et qu’il s’installe à la mission de Shubénacadie, sur la rivière du même nom, à 12 lieues de Cobequid (près de Truro, Nouvelle-Écosse). Avant de rejoindre ses ouailles, le missionnaire passa quelques mois à Maligouèche (Malagawatch), sur l’île Royale, afin d’apprendre la langue des Micmacs. Maillard le décrivit comme un missionnaire zélé et un étudiant très appliqué, bien que Le Loutre trouvât difficile l’apprentissage de cette langue sans grammaire ni dictionnaire.

Le 22 septembre 1738, Le Loutre quittait l’île Royale pour la mission de Shubénacadie, vaste territoire s’étendant depuis le cap de Sable jusqu’à la baie de Chédabouctou au nord et à l’actuel détroit de Northumberland à l’ouest. Outre les Indiens, Le Loutre devait desservir les postes français de Cobequid et de Tatamagouche – il y sera remplacé par l’abbé Jacques Girard en 1742 – et il s’occupa indirectement des Acadiens de la côte orientale de la Nouvelle-Écosse. Dès son arrivée, en collaboration avec les autorités de Louisbourg, il entreprit la construction de chapelles pour les Indiens. Même si ses rapports avec Armstrong furent d’abord tendus – le gouverneur avait protesté parce que Le Loutre ne s’était pas présenté à Annapolis Royal – dans l’ensemble, ses relations avec les autorités britanniques demeurèrent cordiales jusqu’en 1744.

Avec la déclaration de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne, cette année-là, les autorités françaises distinguèrent, en Acadie, les missionnaires qui desservaient des paroisses peuplées de Français et ceux qui exerçaient leur apostolat auprès des Indiens. Aux premiers, on conseilla d’adopter la neutralité – tout au moins en apparence – afin d’éviter l’expulsion, tandis qu’aux autres on recommanda d’appuyer les vues du gouverneur de Louisbourg et d’engager les indigènes à faire, chez les Britanniques, toutes les incursions que les autorités militaires jugeraient nécessaires. Deux événements majeurs caractérisèrent cette période : le siège des Français à Annapolis Royal en 1744, sous le commandement de François Du Pont Duvivier, et, deux ans plus tard, l’arrivée en Acadie de l’escadre française commandée par le duc d’Anville [La Rochefoucauld*]. Contrairement au dire de plusieurs historiens, l’abbé Maillard accompagna l’expédition de Duvivier. Sa présence n’exclut toutefois pas pour autant celle de Le Loutre. De Canseau (Canso), Duvivier envoya en diligence une lettre à Le Loutre lui demandant de faire surveiller la route entre Annapolis Royal et les Mines, où ils devaient se rejoindre. Duvivier rapporta que la présence de Le Loutre s’avéra précieuse durant le siège d’Annapolis Royal en septembre.

En juin 1745, moins d’un an après l’échec du siège d’Annapolis Royal, Louisbourg tomba aux mains des forces anglo-américaines. Les nouveaux maîtres de l’île Royale tentèrent de s’emparer du missionnaire. Peter Warren* et William Pepperrell* invitèrent effectivement Le Loutre à se rendre à Louisbourg, à défaut de quoi sa vie était en danger ; Le Loutre préféra aller au Canada consulter les autorités. Arrivé à Québec le 14 septembre, accompagné de cinq Micmacs, il en repartit sept jours plus tard avec des ordres précis faisant de lui un chef, car désormais le gouvernement français ne pouvait diriger les Indiens de l’Acadie que par son intermédiaire. Il devait aussi surveiller les communications entre les Acadiens et la garnison britannique d’Annapolis Royal et, pour ce faire, il hiverna avec ses Micmacs près des Mines. Louisbourg aux mains des ennemis, Le Loutre devenait l’intermédiaire entre les colons et les expéditions terrestres et maritimes, et les autorités l’avaient chargé d’accueillir à la baie de Chibouctou (le havre de Halifax) l’escadre commandée par le duc d’Anville que la France devait envoyer l’année suivante dans le but de reconquérir l’Acadie. Il était le seul à connaître les signaux servant à identifier les navires de la flotte française, à part Maurice de La Corne, missionnaire à Miramichi (Nouveau-Brunswick), pressenti comme remplaçant éventuel de Le Loutre – les Britanniques ayant mis sa tête à prix. Le Loutre devait coordonner les activités de la force navale avec celles de l’armée de Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay, envoyée en Acadie par les autorités de Québec au début de juin 1746. Ramezay et son armée arrivèrent à Beaubassin (près d’Amherst, Nouvelle-Écosse), en juillet, alors que seulement deux frégates de l’escadre française étaient rendues dans la baie de Chibouctou. Sans avoir consulté les capitaines de ces deux navires, Le Loutre proposa à Ramezay d’attaquer Annapolis Royal sans attendre le reste de la flotte, mais sa suggestion n’eut pas de suite. En septembre, l’escadre arriva enfin, mais diminuée, car plusieurs navires avaient été coulés ou abîmés par des tempêtes et les équipages décimés et affaiblis par la maladie. Quant aux deux navires arrivés en juin, ils avaient pris le chemin du retour devant le retard de la flotte. Après la mort de d’ Anville et la tentative de suicide de Constantin-Louis d’Estourmel*, La Jonquière [Taffanel*] devint commandant de l’escadre. Ramezay et Le Loutre se rendirent à Annapolis Royal, au rendez-vous avec la force navale, mais en vain ; l’escadre dut rentrer en France et Le Loutre en profita pour s’embarquer sur la Sirène.

Durant ce séjour en sol natal, le missionnaire s’occupa de l’avancement de son frère et du sort des religieuses de Louisbourg qui avaient été déportées en France après la chute de la forteresse [V. Marie-Marguerite-Daniel Arnaud*, dite Saint-Arsène], et se fit octroyer des gratifications ainsi qu’une pension de 800#, soustraite des bénéfices du diocèse de Lavaur, grâce à l’intermédiaire de l’abbé de l’Isle-Dieu, vicaire général de l’évêque de Québec à Paris. En 1749, le missionnaire revint en Acadie sur la Chabanne, en compagnie de Charles Des Herbiers* de La Ralière, nouveau gouverneur de l’île Royale rendue à la France l’année précédente par le traité d’Aix-la-Chapelle. Auparavant, il avait tenté par deux fois de revenir mais s’était retrouvé à chaque occasion dans des prisons britanniques d’où il fut libéré, ayant réussi à cacher son identité ; il avait utilisé les noms de Rosanvern et de Huet.

Depuis le départ de Le Loutre, la situation avait passablement changé en Acadie : Louisbourg était de nouveau française tandis que les Britanniques venaient de fonder Halifax. Le missionnaire reçut du ministère de la Marine l’ordre d’établir son quartier général non pas à Shubénacadie, trop près des autorités de Halifax qui réclamaient la tête du missionnaire, mais à Pointe-à-Beauséjour (près de Sackville, Nouveau-Brunswick). Les Français prétendaient que cet endroit était hors de l’ancienne Acadie, cédée à la Grande-Bretagne par le traité d’ Utrecht en 1713, alors que les Britanniques affirmaient que celle-ci s’étendait jusqu’à la baie des Chaleurs. C’est dans ce territoire, aux frontières mal délimitées, où chacun des deux pays réclamait à l’autre des concessions territoriales, que devait se poursuivre la carrière de Le Loutre. Pendant que les commissaires chargés de régler la question des frontières discutaient à Paris, les Français adoptèrent une ligne de conduite visant à renforcer leurs prétentions sur la région située au nord de la Missaguash et sur l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) en utilisant les Indiens pour harceler les Britanniques et restreindre le nombre de leurs établissements, et en essayant de persuader le plus d’Acadiens possible de quitter le territoire ennemi pour s’installer dans la région sous domination française.

Le missionnaire révéla sa pensée, quant à l’utilisation des Indiens, dans une lettre au ministre de la Marine datée du 29 juillet 1749 : « comme on ne peut s’opposer ouvertement aux entreprises des anglois, je pense qu’on ne peut mieux faire que d’exciter les Sauvages à continuer de faire la guerre aux anglois, mon dessein est d’engager les Sauvages de faire dire aux anglois qu’ils ne souffriront pas que l’on fasse de nouveaux établissemens dans l’Acadie [...] je feray mon possible de faire paraître aux anglois que ce dessein vient des Sauvages et que je n’y suis pour rien ». Ces attaques indiennes amenèrent Edward Cornwallis, gouverneur de la Nouvelle-Écosse, à jurer la perte de Le Loutre, le décrivant en octobre 1749 comme « un bon à rien un scélérat comme il y en eut jamais ». Cornwallis tenta de le capturer mort ou vif en promettant une récompense de £50. En 1750, les tensions s’aggravèrent en Acadie avec le meurtre d’Edward How*, officier de milice du fort Lawrence, tué sur les bords de la Missaguash après une séance de négociations, sous la protection d’un drapeau parlementaire. Un certain nombre d’historiens ont accusé Le Loutre d’être l’instigateur de ce meurtre, mais il n’existe aucune preuve sûre à cet effet. Louis-Léonard Aumasson de Courville, James Johnstone, Jacques Prevost de La Croix, La Jonquière, Pierre Maillard et La Vallière (probablement Louis Leneuf de La Vallière) ont décrit cet événement. Pour certains, Le Loutre aurait tramé le meurtre, mais leurs versions sont contradictoires. Sauf La Vallière, aucun de ces auteurs n’était présent sur la scène du crime, et certaines de ces relations furent écrites quelques années après l’événement. Il semble que le missionnaire doive porter une certaine responsabilité pour ce crime en tant qu’agent reconnu de la politique française, cherchant constamment à identifier dans l’esprit des Indiens les intérêts du catholicisme à ceux de l’État. Car ce meurtre s’avéra un acte d’hostilité de la part des Micmacs contre les autorités protestantes de Halifax et celles-ci y virent évidemment la complicité de Le Loutre et de Pierre-Roch de Saint-Ours Deschaillons, commandant à Beauséjour. Si ces derniers ne conspirèrent pas carrément, ils assistèrent en témoins passifs à ce crime.

Quant aux Acadiens, le missionnaire les croyait prêts à abandonner leurs terres et même à prendre les armes contre les Britanniques plutôt que de signer un serment d’allégeance inconditionnel au roi George II. Cependant, les Acadiens n’étaient peut-être pas aussi déterminés à émigrer que voulait bien le prétendre Le Loutre. Depuis 1713, ils s’étaient toujours accommodés du régime britannique, et il leur était difficile de laisser des terres fertiles, qu’ils avaient défrichées, pour aller s’établir sur le territoire français sans être assurés qu’il ne deviendrait pas, tôt ou tard, possession britannique. Le Loutre leur promit, au nom du gouvernement français, de les établir et de les nourrir pendant trois ans, et même de les indemniser de leurs pertes. Les habitants ne se laissaient pas convaincre facilement et le missionnaire employa, semble-t-il, des moyens discutables – les menaçant, entre autres, de représailles de la part des Indiens – pour les obliger à émigrer. Les Acadiens qui déménagèrent de gré ou de force se trouvèrent dans une situation peu enviable. Tant sur l’île Saint-Jean qu’aux environs du fort Beauséjour, il était difficile de produire suffisamment de nourriture pour répondre aux besoins des nouveaux arrivants. La correspondance de Le Loutre, de Des Herbiers et du gouverneur de la Nouvelle-France, La Jonquière, fait quotidiennement mention des problèmes d’approvisionnement en Acadie. Au printemps de 1751, le missionnaire décrivait la situation : les navires de ravitaillement n’étaient pas parvenus à la baie Verte, la consommation était plus importante que prévu, les habitants étaient à la veille de manquer de viande et n’avaient jamais reçu une seule goutte de vin. Le Loutre se vit contraint de détourner certains présents destinés aux Micmacs en faveur des Acadiens et de la garnison du fort Beauséjour. La situation, à l’île Saint-Jean, était aussi des plus désespérées et, face à ces problèmes, les Acadiens manifestèrent le désir de retourner à leurs anciennes possessions. Le missionnaire accusa François-Marie de Goutin*, garde-magasin et subdélégué du commissaire ordonnateur à l’île Saint-Jean, d’avoir laissé les habitants mourir de faim alors que les magasins regorgeaient de vivres. Après avoir demandé aux autorités de Louisbourg de remédier à la mauvaise administration de l’île Saint-Jean, Le Loutre se plaignit du commandant et du garde-magasin de Baie-Verte (Nouveau-Brunswick). En août 1752, il se rendit à Québec rencontrer l’intendant Bigot et le gouverneur Duquesne mais, insatisfait des résultats de ses démarches, il revint en Acadie, confia ses Micmacs à l’abbé Jean Manach* et traversa l’Atlantique.

À la fin de décembre 1752, Le Loutre arrivait en France et, sitôt dans la métropole, il sollicita une audience à la cour. Rouillé, ministre de la Marine, le reçut le 15 janvier. Même si ce dernier et surtout l’abbé de l’Isle-Dieu auraient préféré voir le missionnaire en Acadie plutôt qu’en France – on lui avait suggéré de remettre son voyage – les relations entre les trois hommes devinrent vite cordiales. En collaboration avec le ministre, Le Loutre rédigea un mémoire à l’intention de Roland-Michel Barrin* de La Galissonière, responsable de la commission de négociation des frontières en Amérique du Nord, dans lequel il dénonçait les revendications britanniques. Il rédigea aussi, avec l’abbé de l’Isle-Dieu, des mémoires détaillés sur les Acadiens et le territoire qu’ils occupaient ou qu’ils pourraient occuper, avec un plan de cantonnement indiquant le terrain à conserver et celui à céder. Les deux hommes soumirent ces mémoires dans le but avoué de suggérer à la cour la conduite à tenir dans la négociation. Le Loutre insista auprès de la cour sur le fait que les Acadiens ne pouvaient pas continuer à vivre dans l’incertitude, ballottés entre deux pouvoirs ; il conseillait de négocier fermement afin de bien circonscrire les territoires cédés en 1713 et de s’en tenir aux articles du traité d’Utrecht, octroyant aux Britanniques seulement une lisière de terre située à l’extrémité sud-ouest de l’Acadie incluant l’ancien Port-Royal et sa région. Si, en dernière ressource, on devait céder un territoire plus vaste, le missionnaire proposait que la ligne de démarcation délimitant les possessions françaises et britanniques en Acadie soit tirée de Cobequid à Canso. La région de la baie des Chaleurs et celle de Gaspé, que Le Loutre incluait dans l’Acadie, devaient rester françaises, et le port de Canso devait devenir territoire neutre, avec droit de pêche réservé aux Français seulement. Le plan avait pour but d’éloigner les postes ennemis, d’encercler la Nouvelle-Écosse d’une solide ceinture de postes fortifiés, et d’assurer les communications par terre et par mer entre Louisbourg, les postes de l’Acadie française et Québec. Cette proposition impliquait l’évacuation de Beaubassin par les Britanniques et la destruction du fort Lawrence. Les Français regagneraient ainsi des terres très fertiles et les affrontements rendus inévitables par la proximité du fort Beauséjour et du fort Lawrence seraient éliminés. Si les Acadiens désiraient demeurer sujets du roi de France, ils devraient abandonner la région d’Annapolis Royal et des Mines. Selon Le Loutre, la France avait l’obligation de les reloger afin de les soustraire à la domination d’un peuple qui voulait anéantir le catholicisme. Il proposa qu’on les installe dans la région de Beaubassin et des rivières Shepody, Memramcook et Petitcodiac. Les autorités françaises devraient ériger des « aboiteaux » ou digues destinées à protéger les terres basses contre les hautes marées de la région. Selon le missionnaire, au bout de quatre ans les habitants pourraient produire plus que leur consommation, subvenir ainsi aux besoins de la garnison du fort Beauséjour et avoir même des excédents de blé et de bêtes à cornes exportables à Louisbourg. Il estimait le coût de construction des aboiteaux à 50 000#, montant que la cour lui accorda. Cependant, en pratique, cette somme fut largement dépassée ; en mars 1755, le missionnaire évaluait à 150 000# les dépenses à engager pour les aboiteaux et demandait à la cour un supplément de 20 000#, la différence devant être fournie par le travail et les matériaux des Acadiens. On peut se demander si Le Loutre dissimula le coût élevé de la construction afin de la faire accepter par la cour.

Pendant son séjour en France, Le Loutre discuta également avec ses supérieurs religieux de « certaines circonstances où il [pourrait] se trouver par rapport à la guerre de ses sauvages et même des français surtout ceux qui [étaient] encore sous la domination des anglais ». Il s’interrogea sur son action auprès des Acadiens. Quels moyens pouvait-il employer pour les persuader de quitter le territoire britannique ? Ces Acadiens qui avaient prêté le serment d’allégeance à la Grande-Bretagne, pouvait-il demander qu’on les prive de sacrements ? Avait-il le pouvoir de les menacer d’excommunication afin de les inciter à se réfugier en territoire réclamé par la France, ou encore pouvait-il demander à ses Micmacs de forcer les récalcitrants à abandonner leurs terres ? Le Loutre se demandait aussi s’il pouvait encourager les Indiens à attaquer et à scalper les colons britanniques en temps de paix. Parallèlement, il s’occupa d’obtenir certaines faveurs pour sa mission, ses confrères et lui-même. Il obtint, entre autres, que la pension annuelle de 1 200# versée par la cour aux missionnaires des Acadiens fût partagée avec les missionnaires s’occupant des Micmacs, comme c’était son cas. Le roi lui accorda aussi une gratification de 2 438# pour l’achat de farine à Louisbourg, 2 740# pour différents objets du culte et 600# pour des remèdes. Le Loutre recruta de nouveaux missionnaires pour l’Acadie, dont Pierre Cassiet*, et obtint pour chacun d’eux une gratification spéciale de 600#.

À la fin d’avril 1753, Le Loutre s’embarqua pour l’Acadie sur le vaisseau le Bizarre ; l’année suivante, Mgr de Pontbriand [Dubreil*] le nommera son grand vicaire pour l’Acadie. Dès son arrivée, il s’acharna à convaincre les Micmacs de rompre la paix signée avec les Britanniques durant son absence [V. Jean-Baptiste Cope*] et se servit d’eux pour harceler les colons britanniques. Il acheta le produit de leurs chasses et de leurs raids ; il paya entre autres 1 800# pour 18 scalps britanniques. Selon le sieur de Courville, arrivé au fort Beauséjour en 1754, — dont on ne peut ignorer le témoignage, comme le conseillent pourtant quelques auteurs en raison de l’anticléricalisme des Français de l’époque – Le Loutre menaçait les Acadiens de les abandonner, de retirer leurs prêtres, de faire enlever leurs femmes et leurs enfants et, si nécessaire, de faire dévaster leurs biens par les Indiens. On peut faire un rapprochement entre ce que rapporte Courville et les pétitions des Acadiens à Cornwallis, dans lesquelles ceux-ci se déclarent incapables de signer un serment sans condition à cause des Micmacs qui ne le leur pardonneraient pas. Cependant, tous les efforts de Le Loutre s’avérèrent inutiles. En juin 1755, les forces britanniques obligèrent Louis Du Pont Duchambon de Vergor à signer l’acte de capitulation du fort Beauséjour ; peu après commença dans cette région la déportation des Acadiens. Le missionnaire, se sachant en danger, se faufila hors du fort, sous un déguisement, et gagna Québec à travers bois. À la fin de l’été, il se rendit à Louisbourg d’où il s’embarqua pour la France. Le 15 septembre, le vaisseau sur lequel il voyageait tomba aux mains des Britanniques. Fait prisonnier, Le Loutre ne fut libéré, malgré les efforts du ministre de la Marine, que huit ans plus tard, le 30 août 1763, après la signature du traité de Paris.

Arrivé en France, Le Loutre se vit refuser l’hospitalité gratuite au séminaire des Missions étrangères de Paris à cause de ses revenus de 800# par année. Agissant conjointement avec Jean Manach et Jacques Girard qui avaient essuyé le même refus, il intenta un procès contre le séminaire. Il en appela des règles de cette institution et demanda que les missionnaires participent à sa direction. Le parlement de Paris trancha la question, estimant la requête de Le Loutre et de ses collègues non recevable sur tous les points. Cet échec ne découragea pas Le Loutre ; il s’adressa au duc de Choiseul, ministre de la Marine, afin d’obtenir une pension. Malgré l’insistance de ce dernier, l’évêque d’Orléans ne put la lui procurer et les caisses des colonies durent subvenir à ce besoin. La cour accorda à Le Loutre, en mai 1768, une pension annuelle de 1 200# rétroactive au 1er janvier 1767, traitement dont il pouvait jouir jusqu’à ce qu’il ait « été pourvu d’un bénéfice équivalent ». Ces gratifications n’empêchèrent pas le missionnaire de poursuivre ses démarches pour obliger le séminaire des Missions étrangères à subvenir à ses besoins.

Outre ces préoccupations d’ordre pécuniaire, le missionnaire s’occupa activement des déportés acadiens réfugiés en France. La cour avait plusieurs projets pour les établir, dont le plus sérieux était celui des états de Bretagne, proposé en octobre 1763, qui préconisait l’établissement à Belle-Île de 77 familles acadiennes qui se trouvaient dans les régions de Morlaix et de Saint-Malo. Cependant les trois délégués acadiens qui visitèrent l’île en juillet 1764 éprouvèrent des difficultés à convaincre leurs compatriotes de venir s’y installer. Face à leur indécision, la cour fit appel à Le Loutre qui n’eut aucune difficulté à les persuader de s’y rendre. Après de nombreuses négociations et plusieurs voyages, faits par Le Loutre, entre Paris, Rennes et Morlaix, les Acadiens arrivèrent à Belle-Île à la fin de 1765, guidés par le missionnaire. On leur procura des terres, des maisons, des bâtiments de ferme, du bétail et des outils, et on leur octroya certains avantages financiers. Malgré cela, en 1772, après six ans de labeur, les Acadiens ne pouvaient produire l’équivalent de leur consommation et certains manifestèrent le désir de revenir en Acadie, ce qui ne pouvait que déplaire à l’ancien missionnaire qui s’était tant dévoué pour soustraire les Acadiens aux autorités britanniques. Dès 1771, Le Loutre s’était enquis des possibilités d’établir les Acadiens en Corse, mais l’île offrait peu d’avantages. Il continua de chercher des terres plus fertiles et, en 1772, il organisa une tournée dans le Poitou afin de visiter les terres que le marquis de Pérusse Des Cars désirait octroyer aux Acadiens dans la région de Châtellerault [V. Jean-Gabriel Berbudeau]. Le destin voulut que le missionnaire ne puisse s’y rendre ; au cours du voyage, qu’il fit accompagné de quatre Acadiens, il décéda à Nantes, le 30 septembre 1772.

Les historiens sont unanimes à reconnaître l’importance de l’action de Le Loutre en Acadie, mais diffèrent d’opinions quant à celle de son rôle de missionnaire. Plusieurs historiens, particulièrement ceux de langue anglaise, l’ont blâmé pour avoir agi plutôt comme agent de la politique française que comme missionnaire, et ils le tiennent largement responsable de la déportation des Acadiens de la Nouvelle-Écosse en 1755 car, en les menaçant de représailles, s’ils signaient le serment de fidélité, Le Loutre les condamnait à un exil forcé. Toutefois, avant de porter un jugement sur la carrière de Le Loutre en Acadie, il faut considérer trois points importants : au xviiie siècle la France se voulait le défenseur de la religion catholique ; l’ Acadie était peuplée de catholiques français gouvernés par des Britanniques protestants ; le missionnaire était le seul représentant du gouvernement français toléré par la Grande-Bretagne auprès des Acadiens. D’après Le Loutre, presque tous les moyens pouvaient être utilisés pour soustraire les Acadiens, spirituellement en danger, à la domination britannique. Il employa les moyens à sa disposition : les arguments d’ordre religieux et les Indiens. La méthode du missionnaire était discutable, mais elle s’inscrivait dans la logique du siècle, alors qu’en France comme en Angleterre la religion était au service de l’État.

Le Loutre était un meneur d’hommes et la situation acadienne favorisa son action. C’était tu missionnaire politiquement engagé, entêté et dis posé à suppléer le gouvernement civil français er Acadie. Son action déplut au gouvernement de Halifax et même à certains officiers français. Il fi sans doute preuve de zèle excessif et sa conduite fut souvent équivoque, mais on ne peut douter de son dévouement sincère à la cause de l’Acadie française. Nous ne pouvons le rendre responsable de la déportation des Acadiens.

Gérard Finn

L’autobiographie de Le Loutre, dont l’original se trouve aux Archives du séminaire des Missions étrangères (Paris), 344, a été publiée par Albert David sous le titre de « Une autobiographie de l’abbé Le Loutre » Nova Francia (Paris), 6 (1931) : 1–34. Une traduction de ce texte a paru en appendice dans l’ouvrage de John Clarence Webster*, The career of the Abbé Le Loutre in Nova Scotia [...] (Shédiac, N.-B., 1933), 32–50. Coll de manuscrits relatifs à la N.-F., III, et Coll. doc. inédits Canada et Amérique, I, ont reproduit un certain nombre de lettres de Le Loutre. Pour connaître comment les historiens anglophones et francophone ont perçu Le Loutre, V. Gérard Finn, « Jean-Louis Le Loutre vu par les historiens », Soc. historique acadienne, Cahiers (Moncton, N.-B.), 8 (1977) : 108–147.

AD, Finistère (Quimper), État civil, Saint-Matthiei de Morlaix, 1687, 1703–1705, 1707–1711, 1716, 1720 ; Saint-Mélaine de Morlaix, 1706–1710 ; G-150-51, rolle de capitation ; Registres du contrôle des actes de notaires, 1720–1721 ; Loire-Atlantique (Nantes), État civil Saint-Léonard de Nantes, 1re, oct. 1772 ; Morbihan (Vannes), E, 1.457–1.464 ; Vienne (Poitiers), Cahier 3, no 245.— AN, Col., B, 65 ; 68 ; 70–72 ; 76 ; 78 ; 81 ; 83–84 ; 88–89 ; 93 ; 95 ; 97–98 ; 100 ; 104 ; 110 ; 117 ; 120 ; 122 ; 125 ; 131 ; 134 ; 139 ; 143 ; C11A, 82 ; 83 ; 85 ; 87 ; 89 ; 93–96 ; 98–100 ; 102 ; 125 ; C11B, 20–22 ; 26–27 ; 29–30 ; 33 ; 34 ; C11C, 9 ; 16 ; C11D, 8 ; C11E, 4 ; E, 169 (dossier Duvivier [François Du Pont Duvivier]) ; 265 (dossier Joseph Le Blanc) ; 275 (dossier Le Loutre) ; F3, 16 ; F5A 1 ; Section Outre-mer, Dépôt des fortifications des colonies, Am. sept., no 34.— Archives du séminaire de la Congrégation du Saint-Esprit (Paris), Boîte 441, dossier A, chemise ii.— Archives du séminaire des Missions étrangères, 25 ; 26 ; 28 ; 344.— ASQ, Lettres, M ; P ; R ; Polygraphie, IX.— PRO, CO 217/7–9 ; 217/11 ; 217/14–15 ; 218/3 ; SP 42/23.— Brebner, New England’s outpost.— Gérard Finn, La carrière de l’abbé Jean-Louis Le Loutre et les dernières années de l’affrontement anglo-français en Acadie (thèse de doctorat. université de Paris I (Sorbonne), 1974).— M. D. Johnson, Apôtres ou agitateurs : la France missionnaire en Acadie (Trois-Rivières, 1970).— Ernest Martin, Les exilés acadiens en France au xviiie siècle et leur établissement en Poitou (Paris, 1936).

Bibliographie générale

Comment écrire la référence bibliographique de cette biographie

Gérard Finn, « LE LOUTRE, JEAN-LOUIS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 19 mars 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/le_loutre_jean_louis_4F.html.

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Permalien: http://www.biographi.ca/fr/bio/le_loutre_jean_louis_4F.html
Auteur de l'article:    Gérard Finn
Titre de l'article:    LE LOUTRE, JEAN-LOUIS
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1980
Année de la révision:    1980
Date de consultation:    19 mars 2024