Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 3411051
SIFTON, sir CLIFFORD, avocat, homme politique, éditeur d’un journal et fonctionnaire, né le 10 mars 1861 à St Johns (Arva, Ontario), deuxième fils de John Wright Sifton et de Kate Watkins ; le 13 août 1884, il épousa à Winnipeg, Elizabeth Armanella (Arma) Burrows (décédée en 1925), sœur de Theodore Arthur Burrows, et ils eurent cinq fils, dont un mourut avant lui ; décédé le 17 avril 1929 à New York et inhumé à Toronto.
Clifford Sifton appartenait à la deuxième génération de Canadiens de naissance qui étaient issus de la gentry anglo-irlandaise établie dans le Haut-Canada en 1818–1819. Son père, John Wright Sifton, était fermier et petit producteur pétrolier dans le comté de Lambton. Après la naissance de Clifford, il devint entrepreneur ferroviaire dans le comté de Brant, puis homme d’affaires à London. Toute sa vie, il pratiqua sa religion avec ferveur – il était méthodiste wesleyen – et milita pour la prohibition. En 1874, comme il soutenait depuis longtemps les croisades morales de George Brown* et d’Alexander Mackenzie*, le gouvernement libéral de Mackenzie le récompensa en lui octroyant des contrats en vue de la construction d’une ligne télégraphique au nord-ouest de Winnipeg ainsi que de deux tronçons de la Compagnie du chemin de fer du Pacifique du Canada à l’est de Selkirk et à l’ouest de Port Arthur (Thunder Bay, Ontario). L’année suivante, Sifton s’installa avec sa famille au Manitoba, où il pratiquerait aussi l’agriculture et continuerait à faire de la politique.
Clifford Sifton reçut donc sa formation dans diverses écoles publiques, dans une école privée pour garçons à Dundas en Ontario et dans des écoles secondaires de London et de Winnipeg. Il obtint son diplôme à l’âge de 15 ans. Frappé par la scarlatine dans son enfance, il en était resté partiellement sourd. Pour compenser ce handicap qui irait d’ailleurs en s’aggravant, il s’imposait une discipline rigoureuse grâce à laquelle il progressa rapidement dans ses études et remporta de nombreux prix. De 1876 à 1880, il fréquenta le Victoria College de Cobourg, en Ontario, dont il sortit médaillé d’or de sa promotion. En 1882, après un stage de deux ans au cabinet de Samuel Clarke Biggs à Winnipeg, il fut reçu au Barreau du Manitoba.
Peu de temps auparavant, la famille Sifton s’était établie dans la toute nouvelle localité de Brandon. C’est dans cette ville champignon que Clifford ouvrit un cabinet juridique auquel son frère aîné, Arthur Lewis Watkins Sifton se joignit bientôt à titre d’associé. Comme la plupart des avocats de la région pionnière, il se spécialisa en droit foncier et en droit des concessions statutaires, et il spéculait dans l’immobilier. Toutefois, il ne semble guère avoir eu l’intention de rester dans la carrière juridique. Depuis qu’il avait atteint l’âge adulte, sa véritable vocation était la politique.
Sans doute ce choix s’était-il imposé tout naturellement à Clifford Sifton. Son père avait occupé des postes mineurs en politique haut-canadienne et collaboré aux campagnes de Mackenzie. Depuis 1878, il essayait tant bien que mal de se lancer dans une carrière politique au Manitoba. Clifford connut son baptême politique en 1882, en prenant la parole en faveur de son père, qui sollicitait un deuxième mandat à l’Assemblée législative de la province mais ne fut pas réélu. De 1883 à 1885, le jeune Sifton milita à la Manitoba and North West Farmers’ Union et dans l’organisation qui en prit la suite, l’Union coopérative et protectrice des cultivateurs de Manitoba et du Nord-Ouest. Il s’agissait de groupes de protestation dont les hommes politiques libéraux se servirent pour canaliser, au sein du Parti libéral du Manitoba (fondé en 1885), le mécontentement des habitants de l’Ouest à l’égard du gouvernement conservateur de sir John Alexander Macdonald* à Ottawa et du gouvernement provincial de John Norquay* – la « marionnette » de Macdonald, selon les libéraux. Dès le scrutin de 1886, à l’issue d’une campagne au cours de laquelle ils avaient mis l’accent sur le refus par Ottawa de reconnaître les chartes allouées par la province à des compagnies de chemin de fer et, plus généralement, abordé le thème des droits provinciaux, les libéraux parvinrent presque à déloger le gouvernement Norquay. Cette lutte électorale fut la dernière de Sifton père, et il la perdit, mais Clifford se distingua par le talent avec lequel il travailla pour lui.
Les libéraux provinciaux, sous la direction de Thomas Greenway*, avaient le vent en poupe. Au scrutin de 1888, ils remportèrent une forte majorité et Clifford Sifton devint député de la circonscription de North Brandon. Ces élections marquaient la victoire du Manitoba dans une vieille querelle contre le gouvernement fédéral – querelle au cours de laquelle Ottawa avait cherché à maintenir le monopole de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique alors que la province voulait instaurer une concurrence réelle et abaisser le fret. En plus, elles consacraient ce que l’historien William Lewis Morton* a appelé « le triomphe de la démocratie ontarienne », c’est-à-dire la prise du pouvoir par une équipe composée surtout de nouveaux venus – majoritairement originaires de l’Ontario – et le rejet définitif d’un gouvernement qui, du moins, prétendait respecter la population et les traditions établies au Manitoba avant son entrée dans la Confédération en 1870.
Le signe le plus évident de cette mutation se manifesta dans le domaine scolaire. En 1890, le gouvernement Greenway déposa deux projets de loi en vue de créer un département de l’Éducation et un réseau d’« écoles nationales » qui serait le seul à être subventionné par des impôts provinciaux. Les écoles confessionnelles seraient permises, mais elles ne recevraient pas de fonds publics, ce qui les condamnait à dépérir. Cette législation était extrêmement populaire. Pourtant, elle mettait en péril l’accord inscrit dans l’Acte du Manitoba (sanctionné en 1870) et visant à garantir à la population catholique l’administration de son propre réseau d’enseignement, financé par des deniers publics. Convaincus que leurs écoles étaient essentielles à la survie de leur culture, les catholiques de langue française s’associèrent à leurs coreligionnaires de langue anglaise pour s’opposer à l’instauration d’un réseau unique. Sans tarder, avec l’appui du gouvernement fédéral, la minorité catholique contesta la nouvelle législation en intentant une poursuite – la cause Barrett c. la municipalité de Winnipeg [V. John Kelly Barrett*].
Sifton, qui avait habilement défendu la nouvelle loi en 1890, fut nommé procureur général du Manitoba le 14 mai 1891 et commissaire des terres de la province le lendemain. À ces titres s’ajouta en mai 1892 celui de ministre de l’Éducation. Entre-temps, la cause Barrett c. la municipalité de Winnipeg avait fait son chemin devant les tribunaux. En novembre 1890 et en février 1891, les tribunaux manitobains avaient confirmé la validité du Public Schools Act de 1890, mais en octobre, la Cour suprême du Canada, sous la présidence du juge en chef sir William Johnston Ritchie*, déclara que cette loi portait préjudice aux droits garantis à la minorité par l’Acte du Manitoba. Sifton riposta au moyen d’une stratégie ingénieuse. Il veilla à ce que les anglicans contestent la loi manitobaine en invoquant le jugement de la Cour suprême. Ensuite, il porta en appel la cause des catholiques et la cause des anglicans (Logan c. la municipalité de Winnipeg) devant le comité judiciaire du Conseil privé à Londres. Son but était de bien faire voir que, si la minorité l’emportait, le réseau d’enseignement risquait d’être fragmenté. Le 30 juillet 1892, le comité judiciaire se prononça en faveur de la province.
Au début de 1893, la minorité catholique engagea un autre procès. L’enjeu de cette affaire connue sous le nom de Brophy et al. c. le procureur général du Manitoba était de déterminer si la loi de 1890 constituait une violation des droits acquis par les catholiques depuis 1870 et si le gouvernement fédéral était habilité à y remédier. Au début de 1895, le comité judiciaire du Conseil privé conclut que la minorité catholique était lésée, qu’elle était en droit de demander réparation et que le gouvernement fédéral avait le pouvoir de corriger la situation. Bref, la question devait se régler dans la sphère politique. Sifton tenait absolument à ce que, si les autorités fédérales intervenaient, la population soit convaincue qu’elles le faisaient non pas pour obéir à un impératif moral ou pour s’acquitter d’une obligation juridique, mais par simple calcul politique, en vue de gagner des appuis dans la province de Québec. Le gouvernement d’Ottawa, déclara-t-il à l’Assemblée législative du Manitoba, n’avait aucunement le droit de contrecarrer la volonté exprimée par le peuple manitobain. En 1895, Sifton déjoua avec brio le gouvernement fédéral – alors dirigé par sir Mackenzie Bowell* –, écarta toute offre de compromis et organisa des élections provinciales. Tenues au début de 1896, celles-ci se soldèrent par une victoire retentissante du gouvernement Greenway. En juin de la même année, les libéraux de Wilfrid Laurier* gagnèrent les élections fédérales, en partie grâce à la question scolaire. Puis, à l’issue de pourparlers au cours desquels Sifton fut le principal négociateur du Manitoba, les deux chefs conclurent ce que l’on appellerait le compromis Laurier–Greenway. En vertu de cette entente, il serait permis de donner de courtes périodes d’instruction religieuse dans le réseau scolaire, et l’enseignement serait bilingue dans les cas où il y aurait au moins dix élèves de langue maternelle autre que l’anglais. Cependant, la minorité catholique ne recouvrait pas ce à quoi elle tenait le plus : des écoles séparées, ou un réseau scolaire placé sous sa propre autorité.
Sifton était vite apparu comme l’un des hommes forts du gouvernement Greenway. Il convainquit le premier ministre d’apporter des changements majeurs au cabinet et conçut la politique ferroviaire. Il était le moteur qui gardait l’organisation libérale prête pour le combat. Les années qu’il passa sur la scène manitobaine coïncidèrent avec une période de récession. Même si le monopole de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique avait pris fin en 1888, ce qui permit d’achever le Red River Valley Railway et entraîna une légère baisse du fret, l’expansion du réseau ferroviaire s’arrêta. En 1895, Sifton imagina un mode de financement pour les chemins de fer : le gouvernement provincial garantirait le capital et l’intérêt des obligations émises par les sociétés ferroviaires. En collaboration avec les entrepreneurs Donald Mann* et William Mackenzie, il planifia la construction d’une ligne jusque dans le district de Dauphin, le Lake Manitoba Railway, embryon du réseau du Canadian Northern Railway. Apparemment sans douleur, sa méthode de financement exercerait une attraction irrésistible sur les gouvernements dans les années fastes du début du xxe siècle.
En plus, Sifton avait acquis au Manitoba la réputation d’être l’organisateur de génie auquel le gouvernement Greenway devait ses victoires électorales. Chaque campagne était planifiée avec soin et vigueur, les circonscriptions étaient inondées de messages de propagande soigneusement ciblés, et partout le gouvernement affrontait son « ennemi » conservateur avec pugnacité. Les adversaires de Sifton affirmaient qu’il ne répugnait pas à recourir à des manigances – achat de votes, distribution d’alcool, tripotage de listes électorales, par exemple – mais ils n’arrivèrent jamais à le prouver en cour.
En récompense de sa participation au règlement de la question scolaire du Manitoba, Sifton entra au cabinet de Laurier. Le 17 novembre 1896, quelques jours avant l’annonce officielle du compromis sur les écoles, il prêta serment en qualité de ministre de l’Intérieur et surintendant général des Affaires indiennes. L’immigration et la colonisation des Prairies faisaient partie de ses nouvelles attributions. Une fois installé à Ottawa, Sifton parut abandonner son radicalisme libéral d’homme de l’Ouest au profit des principes sur lesquels John Alexander Macdonald avait fondé sa politique de développement national : tarif protecteur, expansion des chemins de fer, établissement d’une population agricole dans les Prairies. Ces orientations accroîtraient l’indépendance et la diversité de l’économie canadienne, ouvriraient de nouveaux espaces au peuplement, permettraient d’avoir accès à des richesses encore inexploitées et intégreraient l’Ouest dans le dominion à la fois en tant que consommateur de produits manufacturés au pays et en tant que producteur de comestibles et d’autres biens naturels destinés au marché international. Sifton croyait aussi plus efficace de centraliser l’administration de ces mesures que d’augmenter l’autonomie régionale ou locale. Étant donné l’importance qu’il accordait au développement matériel et à un gouvernement central fort, étant donné aussi sa foi dans le caractère fondamentalement britannique et protestant du Canada – exception faite de la province de Québec –, il n’était guère bienveillant envers les minorités, le Canada français surtout. En fin de compte, Laurier et lui-même avaient, sur le pays, des points de vue assez différents qui se révéleraient difficiles à concilier.
Laurier et son équipe prirent le pouvoir dans une conjoncture favorable. L’économie canadienne se relevait, l’économie mondiale était en plein essor. L’Europe réclamait à nouveau des comestibles et produits manufacturés nord-américains. Les dernières vagues d’émigrants de l’Europe centrale et orientale étaient prêtes à partir vers de nouveaux horizons. Les capitalistes de la Grande-Bretagne et des États-Unis étaient disposés à investir au Canada des sommes sans précédent. Des méthodes efficaces de culture étaient en train de s’implanter dans l’Ouest et l’infrastructure en matière de transport et de services prenait rapidement de l’ampleur. Avec, en plus, la hausse des prix et la baisse des coûts d’expédition, s’installer dans l’Ouest pour y pratiquer l’agriculture devenait beaucoup plus attrayant et moins risqué.
Tel était le contexte dans lequel Sifton transforma la direction de l’immigration, qui relevait du département de l’Intérieur. Du jour au lendemain, des agents d’immigration jusque-là salariés se trouvèrent travailler à la commission, calculée d’après le nombre réel d’immigrants qui s’établissaient dans l’Ouest canadien. Cette région se mit à faire l’objet d’une propagande énergique : distribution de millions d’annonces en plusieurs langues en Europe ; présentation élogieuse du Canada dans des foires agricoles ; envoi de grandes quantités d’information gratuite sur le Canada dans les écoles britanniques ; visites gratuites dans l’Ouest pour des journalistes. Alors que, auparavant, les efforts de promotion de l’immigration dirigés vers les États-Unis avaient beaucoup visé à convaincre d’anciens Canadiens de revenir au bercail, Sifton s’employa plutôt à attirer des agriculteurs américains au Canada. Des dizaines de milliers d’entre eux – en quête de grandes étendues de terres à bas prix, chose qu’ils ne pouvaient trouver dans leur pays, ou d’un bloc de terres pour telle ou telle minorité ethnique ou religieuse – répondirent à l’appel. Le gouvernement avait un faible pour les immigrants d’origine américaine : ils apportaient du capital et des biens, ils savaient par expérience ce que c’était qu’être fermier dans l’Ouest. En plus, la plupart des Canadiens les jugeaient compatibles avec eux sur le plan culturel. Faire de la promotion en Grande-Bretagne était une nécessité politique, vu le passé du Canada, mais dans l’ensemble, les résultats étaient moins intéressants. Seule une minorité d’immigrants britanniques semblaient prêts à affronter les rigueurs de la vie agricole dans l’Ouest [V. Isaac Montgomery Barr*] ; les autres venaient travailler comme domestiques ou grossir les rangs de la main-d’œuvre urbaine. Sifton recrutait aussi des colons en Europe centrale et orientale. Ces derniers venaient plus nombreux que jamais [V. Jósef Olesków* ; Peter Vasil’evich Verigin] et, en général, réussissaient très bien dans l’exploitation agricole, mais ils inspiraient de l’hostilité à certains Anglo-Canadiens [V. Patrick Gammie Laurie*] qui voyaient en eux une menace pour les traditions et les valeurs de la culture majoritaire.
La priorité de Sifton était de peupler l’Ouest en y installant une population agricole productive. C’est pourquoi il encourageait la venue de fermiers des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de la Scandinavie et de l’Europe de l’Est. Par contre, les citadins britanniques, les Européens du Sud, les Noirs et les Orientaux n’étaient pas les bienvenus au Canada parce que, de l’avis de Sifton, ils avaient peu de chance d’arriver à exploiter une ferme dans les Prairies et auraient plutôt tendance à s’établir dans les villes, où, il le craignait, ils concurrenceraient les travailleurs canadiens et causeraient des problèmes sociaux. Globalement, le nombre annuel d’immigrants accueillis par le Canada passa de 16 835 en 1896 à 55 747 en 1901, puis à 141 465 en 1905 ; cependant, il est probable que moins de la moitié d’entre eux avaient l’intention de s’établir dans l’Ouest. Désireux d’attirer des immigrants agricoles, Sifton tenait tout autant à ce qu’ils soient bien établis dans des fermes. Sous son autorité, l’arpentage s’intensifia dans l’Ouest : alors que la superficie des terres jalonnées était de 1 600 000 acres en 1901, elle atteignait 12 700 000 acres en 1904. Le ministère de Sifton pressait les compagnies ferroviaires de choisir les terres qui leur revenaient en vertu des programmes d’octroi et de libérer les autres pour qu’elles soient transformées en concessions statutaires. Les immigrants étaient traités aux petits soins entre le moment de leur arrivée dans un port canadien et leur établissement dans une concession.
Dans les autres domaines de compétence de Sifton, l’efficacité devait primer, au nom de l’atteinte des grands objectifs gouvernementaux. Après avoir été surtout un organisme scientifique, la Commission géologique du Canada [V. George Mercer Dawson* ; Robert Bell*] se vit confier un nouveau mandat : désormais, elle devrait se consacrer notamment à la localisation des dépôts miniers et à la promotion de leur mise en valeur. On créa des parcs nationaux pour attirer les touristes, mais aussi à d’autres fins, l’exploitation minière par exemple. Sifton fut l’un de ceux qui négocièrent avec le président de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique, William Cornelius Van Horne*, le contrat de construction d’un tronçon ferroviaire – communément appelé Crow’s Nest Pass Railway [V. John Duncan McArthur] – qui permettrait de transporter les richesses minières et forestières de l’Ouest jusqu’au réseau est-ouest. D’une importance capitale, l’entente de la passe du Nid-du-Corbeau, adoptée par le Parlement en 1897, abaissa de façon marquée le prix du transport des produits manufacturés vers l’Ouest et le transport du grain de l’Ouest jusqu’à la région du Lakehead. En outre, aucun membre du cabinet ne défendit mieux que Sifton la Canadian Northern Railway Company de Mackenzie et Mann, ce qui permit à celle-ci de réaliser son rêve en obtenant en 1903 l’autorisation de se lancer à la conquête du continent, tout comme un autre chemin de fer, le National Transcontinental, favori de Laurier et de la majorité des libéraux. Ce fut aussi sous l’influence de Sifton que le gouvernement libéral s’en tint à un protectionnisme modéré, c’est-à-dire à un moyen terme entre un tarif élevé – prôné par les manufacturiers, bon nombre de conservateurs et quelques libéraux éminents – et un faible tarif ou le libre-échange, solution défendue par beaucoup de libéraux, surtout dans l’Ouest.
Cette course au peuplement et à la croissance économique se fit aux dépens des peuples autochtones. Animé à leur égard des mêmes préjugés que la plupart de ses contemporains, Sifton visait à comprimer les frais d’administration du département des Affaires indiennes [V. Amédée-Emmanuel Forget] et les crédits alloués à l’éducation des autochtones. Il ne croyait pas ceux-ci capables de contribuer vraiment au progrès matériel du pays. Dans certains cas, il permit à ses fonctionnaires d’encourager les autochtones à renoncer à des portions de leurs réserves pour qu’elles soient livrées aux spéculateurs et aux colons. En outre, ce fut lui qui approuva en 1899 les modalités du traité no 8 [V. David Laird* ; James Andrew Joseph McKenna* ; Mostos*], dont l’une des conséquences fut la cession d’une grande partie de ce qui est maintenant le nord de l’Alberta, de la Saskatchewan et de la Colombie-Britannique ainsi que d’une portion du sud des Territoires du Nord-Ouest. Le principal objectif de cette opération était d’assurer un passage sûr aux prospecteurs d’or qui se dirigeaient vers le Yukon.
Pendant la ruée vers l’or, qui commença en 1897, aucun ministre n’eut à s’occuper autant que Sifton de l’administration du territoire du Yukon. En gros, les problèmes auxquels il fit face étaient de trois ordres : l’établissement d’un gouvernement civil, la réglementation relative à l’extraction de l’or et aux taxes et redevances qui y étaient associées ainsi que les négociations canado-américaines sur une portion de l’enclave de l’Alaska et sur le contrôle du commerce dans cette région.
La dernière de ces questions touchait et compliquait les deux autres. Comme les Américains avaient la maîtrise des meilleures voies d’accès au Yukon, ils étaient en position de contrôler le commerce en faisant en sorte que les marchandises achetées au Canada passent plus difficilement par l’enclave qui menait en territoire canadien que les marchandises achetées à Seattle, dans l’État de Washington, ou à San Francisco. À l’automne de 1897, Sifton se rendit dans la région en litige pour tenter de régler l’affaire ; en décembre, il alla même à Washington. Les Américains l’assurèrent de leur collaboration, puis, en dépit de leurs belles paroles, ils temporisèrent et usèrent de faux-fuyants. Aucune solution n’étant en vue, Sifton dut abandonner l’espoir de voir exister une route « entièrement canadienne » qui se rendrait au Yukon par le fleuve Stikine. En 1898–1899, la ferveur nationaliste était trop intense au Canada et aux États-Unis pour qu’une haute commission anglo-américaine parvienne à résoudre les différends qui subsistaient entre les deux pays. De toute façon, le cabinet canadien comptait des membres qui pressaient Laurier de ne pas accepter d’offres insatisfaisantes de la part des États-Unis, et Sifton faisait partie de ces irréductibles. En 1903, Laurier le nomma agent britannique chargé de préparer les arguments en prévision des audiences de la commission judiciaire d’arbitrage qui délimiterait la frontière entre l’Alaska et le Canada. Cette commission se composait de trois Américains, d’un Britannique et de deux Canadiens, Louis-Amable Jetté* et John Douglas Armour (décédé en juillet 1903 et remplacé par Allen Brystol Aylesworth*). Ni la solide argumentation de Sifton ni son enthousiasme n’empêchèrent les Britanniques – qui, il faut le reconnaître, avaient la position la plus faible – de perdre sur tous les points essentiels. Sifton en tira la leçon suivante : les États-Unis n’hésiteraient pas à peser de tout leur poids pour parvenir à leurs fins et le Canada ne pouvait pas compter sur la Grande-Bretagne pour défendre ses intérêts.
À cause du litige frontalier et du vif intérêt porté par les États-Unis au sort de leurs citoyens partis dans les régions aurifères, le Canada n’avait pas toute liberté d’instaurer un gouvernement civil au Yukon et d’y réglementer le commerce. D’autres facteurs limitaient sa marge de manœuvre : l’ignorance, les mauvaises communications, les exigences du favoritisme. Parmi les commissaires du Yukon (les chefs du gouvernement territorial) choisis par Sifton avant 1905 – le major James Morrow Walsh*, William Ogilvie, James Hamilton Ross* et Frederick Tennyson Congdon* –, seul Ross se révéla à la hauteur, mais une crise d’apoplexie l’obligea à écourter son mandat (1901–1902). Dans bien des cas, les fonctionnaires nommés par Sifton et par ses collègues avaient, pour s’acquitter de leurs lourdes tâches, l’unique qualité de soutenir le bon parti, et beaucoup d’entre eux étaient plus occupés à remplir leurs goussets qu’à servir la population. À de multiples reprises, l’opposition se démena pour relier Sifton à de prétendus cas de corruption au Yukon, mais elle fut toujours incapable de produire des preuves.
Sifton modifia souvent les règlements miniers, et il le fit en général après avoir subi des pressions du Yukon, car les fonctionnaires d’Ottawa ne comprenaient pas comment les choses se passaient dans cette région. Individualistes et aventureux, les prospecteurs de gisements alluvionnaires n’avaient pas du tout les mêmes intérêts que les capitalistes tels Joseph Whiteside Boyle et Arthur Newton Christie Treadgold*. Ceux-ci réclamaient de vastes concessions au gouvernement afin de justifier la venue d’une machinerie lourde dont ils se serviraient pour exploiter des minerais à faible teneur. Sifton était convaincu que, à long terme, les capitalistes apporteraient plus de stabilité au Yukon, mais les concessions, et particulièrement le gigantesque projet de développement conçu par Treadgold, suscitaient une telle opposition que cette politique fut abandonnée avant 1905. Cependant, l’avenir donnerait raison à Sifton.
On ne saurait mesurer les talents politiques de Sifton d’après son expérience au Yukon. En fait, pour ce qui était de distribuer des faveurs et d’organiser des élections, il avait vite acquis la réputation d’être l’un des meilleurs collègues anglophones de Laurier. L’achat du Manitoba Free Press par Sifton en 1897–1898 contribua beaucoup à son succès. D’abord sous la direction d’Arnott James Magurn, puis à compter de 1901 sous celle du brillant John Wesley Dafoe*, ce journal en vint à jouer un rôle immense dans l’accession de Winnipeg au rang de métropole et dans l’expansion de l’hinterland compris entre la région du Lakehead et les Rocheuses. D’une part, Sifton considérait le Manitoba Free Press comme un investissement financier, et il alla chercher de grands journalistes – entre autres Dafoe et Edward Hamilton Macklin, nommé directeur administratif en 1900 – qui comme lui voyaient en l’Ouest canadien une terre aux perspectives d’avenir de plus en plus radieuses et comprenaient quels avantages le journal pouvait en tirer. D’autre part, le journal était un investissement politique, une voix puissante en faveur du gouvernement Laurier, un organe essentiel en temps d’élections et une source qui alimentait, en nouvelles et éditoriaux certes tendancieux, le réseau de journaux libéraux que Sifton s’efforçait de bâtir dans l’Ouest. Par l’entremise du Manitoba Free Press, il défendait les actions de son ministère et de tout le gouvernement Laurier. En même temps, Magurn et plus tard Dafoe lui donnaient des informations précieuses sur la situation dans l’Ouest. Dès 1904, la liste des bénéficiaires du Parti libéral comptait 35 journaux au Manitoba, 22 dans les Territoires du Nord-Ouest et 16 en Colombie-Britannique. Financièrement parlant, Sifton avait des intérêts directs dans deux ou trois d’entre eux, mais la plupart se montraient dociles à cause des faveurs qu’ils recevaient – en général, des annonces ou des contrats gouvernementaux – et à cause des penchants libéraux de leurs propriétaires.
Sifton avait joué un rôle prépondérant dans la victoire des libéraux aux élections de 1900 et de 1904. Sa politique de promotion du développement de l’Ouest était fructueuse. De toute évidence, il avait beaucoup de poids dans le cabinet Laurier. Sa démission soudaine à la fin de février 1905 étonna donc les Canadiens. En prenant connaissance des dispositions sur l’éducation contenues dans les projets de loi visant à créer les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan, il avait acquis la conviction qu’elles donnaient à la minorité catholique plus de droits que celle-ci n’en possédait alors sous le gouvernement territorial du premier ministre Frederick William Gordon Haultain*. Selon lui, l’idéal pour les nouvelles provinces était un réseau unique d’écoles qui éliminerait les différences confessionnelles. Comme une telle solution était politiquement impossible, il souhaitait que soit maintenue dans ces provinces la situation qui existait déjà dans les Territoires, à savoir celle définie par les ordonnances territoriales de 1901, qui restreignaient le pouvoir des confessions religieuses en matière d’instruction. Laurier n’était pas d’accord avec lui et refusa tout compromis. Cependant, la démission de Sifton et le risque de voir d’autres membres du cabinet se rebeller finirent par obliger le premier ministre à modifier les projets de loi et à revenir au statu quo. D’autres facteurs avaient peut-être contribué à la démission de Sifton. Il avait eu beau s’épuiser au cours de la dernière campagne électorale et dans l’exercice de ses fonctions ministérielles, Laurier ne lui avait pas accordé de promotion. On racontait aussi qu’il craignait d’être accusé de corruption ou d’adultère, quoique ces accusations n’aient jamais été prouvées. De toute manière, le fait de ne pas avoir été consulté et d’avoir vu son avis écarté – alors qu’il s’agissait d’une question qui était normalement de son ressort et dont il avait une bonne expérience – était probablement un motif suffisant pour démissionner.
Sifton resta au Parlement à titre de simple député jusqu’en 1911. Laurier tenta une fois, en 1907, de lui faire réintégrer l’équipe ministérielle. Sifton refusa, en partie parce que le premier ministre ne voulait pas apporter le moindre changement à son cabinet et en partie parce qu’il attendait de Sifton qu’il assume la fonction harassante et ingrate d’organisateur en chef du parti au Canada anglais. Une fois à l’extérieur du cabinet, Sifton semble avoir eu une influence réduite ou nulle sur les orientations politiques. Il allait peu au Parlement et prenait la parole encore plus rarement. Le 31 mai 1906, il défendit brillamment son administration de ministre de l’Intérieur contre des accusations de corruption. Le 20 mars 1908, il prononça un discours très remarqué sur la nécessité d’une réforme de la fonction publique. À la demande de Laurier, il s’occupa au nom du Canada, en 1907–1908, du dossier de l’All-Red Line. Ce projet consistait à établir, pour les voyageurs, des liaisons maritimes et ferroviaires rapides entre la Grande-Bretagne et son Empire du Pacifique – principalement la Nouvelle-Zélande et l’Australie – via le Canada (toutes les portions terrestres du trajet étaient coloriées en rouge sur les cartes géographiques de l’époque). L’All-Red Line aurait sans doute eu d’intéressantes retombées économiques au Canada, et c’est ce qui attirait Sifton. Cependant, l’Australie n’était pas emballée par l’idée et le canal de Panama était en voie d’achèvement. Dans ce contexte, le projet était moins justifié et on le jeta aux oubliettes.
Le rôle de député d’arrière-ban ne convenait pas à Sifton. En outre, il avait de moins en moins d’affinités avec le gouvernement et envisageait sérieusement de ne pas se porter candidat aux élections générales de 1908. Puis, à la dernière minute, semble-t-il, il acquit la conviction que, s’il ne se présentait pas, il aurait l’air de s’avouer vaincu devant ceux qui l’accusaient de corruption. Aussi s’employa-t-il à remettre sur pied l’organisation libérale en Ontario et à assurer sa propre réélection dans Brandon. Son désaccord avec le gouvernement Laurier atteignit son point culminant en janvier 1911 lorsque le ministre des Finances, William Stevens Fielding, annonça une entente de réciprocité avec les États-Unis. Les deux pays avaient convenu d’éliminer les droits de douane sur toute une gamme de produits de l’agriculture et de la pêche, sur la pâte à papier et le bois à pâte, sur quelques produits partiellement manufacturés et sur le fil barbelé. En outre, ils imposeraient un tarif commun sur une autre liste de produits et un tarif réduit sur une troisième liste. Bien qu’elle n’ait ni levé toutes les barrières commerciales ni privé de toute protection les manufactures canadiennes, cette entente semblait être un grand pas vers le libre-échange et vers une union économique entre les deux pays. À la fin de février, au Parlement, Sifton exprima son opposition dans un vibrant réquisitoire. Le projet, affirma-t-il, allait à l’encontre des efforts déployés dans le passé en vue de créer un réseau d’échanges est-ouest, de maintenir des liens commerciaux avec la Grande-Bretagne et l’Empire et d’assurer au Canada non seulement l’unité économique, mais aussi une certaine indépendance à l’égard du grand pouvoir d’attraction et de la suprématie des États-Unis. Après avoir décidé de ne plus briguer un siège aux Communes, Sifton recruta des hommes d’affaires libéraux déçus par le Parti afin qu’ils s’associent à la campagne conservatrice contre la réciprocité et fit du travail d’organisation pour les conservateurs en Ontario. Comme le reconnaîtrait leur chef Robert Laird Borden*, il contribua beaucoup à la victoire éclatante des conservateurs aux élections générales de septembre. Sifton, on pouvait le voir, était bien loin de ses principes libres-échangistes d’homme de l’Ouest. Ses anciens partisans dans Brandon et bon nombre de ses ex-collègues libéraux se sentaient trahis.
En mai 1909, Sifton avait été nommé, par Laurier, président de la toute nouvelle Commission de la conservation. Resté en poste avec l’autorisation de Borden, il exercerait cette fonction jusqu’à sa démission en novembre 1918. James White fut nommé secrétaire en 1909 ; il deviendrait vice-président en 1913. La commission avait été créée dans la foulée des initiatives de conservation lancées aux États-Unis sous la présidence de Theodore Roosevelt, et sa fondation témoignait de la reconnaissance du fait que, en ce domaine, le Canada et le Mexique devaient aussi faire leur part. Il s’agissait non pas de sauvegarder les richesses naturelles, mais de les administrer avec efficacité afin qu’elles puissent continuer d’être exploitées. Conformément aux idéaux des progressistes américains, le mouvement de conservation estimait que les individus et les collectivités devaient agir en vue de favoriser l’efficacité dans la sphère économique, sociale et politique et de prévenir le gaspillage des ressources. Sifton embrassait ces idéaux et espérait que, à titre de président, il serait en mesure de faire vraiment quelque chose. La commission avait pour mandat d’étudier des questions relatives à la conservation des richesses naturelles et à la santé publique et de faire connaître les résultats de ses études. Elle n’avait pas de pouvoirs exécutifs ni administratifs. Comme elle empiétait sur des domaines de compétence provinciale, elle devait être particulièrement sensible aux préoccupations des provinces. En principe, elle devait tenir à distance les ministères gouvernementaux et, de fait, sous la présidence de Sifton, elle sut agir avec une assez grande indépendance. Sifton créa sept comités (forêts, terres, minéraux, eau et énergie hydraulique, pêches, gibier et animaux à fourrure, santé publique, presse et organisations associées). Chacun de ces comités était présidé par un membre de la commission ; chacun était libre d’engager des spécialistes et de vaquer à ses affaires. La commission tenait une assemblée plénière une fois l’an et rédigeait ses rapports annuels à partir de cette assemblée. Sifton prenait souvent la parole et défendait ardemment les très nombreuses activités de l’organisme. Seuls sa personnalité imposante et son prestige protégeaient la commission contre le ressentiment des ministres, qui la trouvaient trop indépendante, et contre le mécontentement des fonctionnaires, qui estimaient qu’elle marchait sur leurs plates-bandes. Supprimée peu à peu par le gouvernement, la commission cessa d’exister en 1921. On a donc oublié qu’elle produisit des dizaines de publications scientifiques et de catalogues de ressources, influa beaucoup sur les lois fédérales et provinciales qui régissaient l’exploitation des richesses naturelles, encouragea les fermiers et les pêcheurs et contribua au rehaussement des normes d’hygiène publique et à l’amélioration de la planification urbaine.
Pour des raisons personnelles, Sifton, qui serait créé chevalier le 1er janvier 1915, prit une part active à l’effort de guerre dès 1914. Quatre de ses fils étaient dans les forces armées ; deux d’entre eux, Clifford et Wilfred Victor, furent blessés et reçurent l’ordre du Service distingué. Sifton participa à la mise sur pied et au financement de la No. 1 Automobile Machine-Gun Brigade (rebaptisée par la suite 1st Canadian Motor Machine Gun Brigade). Lui-même et sa femme, Elizabeth Armanella Burrows, passèrent une bonne partie de la durée du conflit en Grande-Bretagne afin d’être plus près de leurs fils. En fait, Sifton était absent du Canada depuis près d’un an lorsqu’il y revint au printemps de 1917. Le pays était alors plongé dans la crise de la conscription et dans le débat sur la formation d’un gouvernement de coalition. Insatisfait du bilan du gouvernement Borden, convaincu que Laurier n’accroîtrait pas au maximum la participation du Canada à la guerre, incapable d’appréhender dans toutes leurs subtilités les derniers événements survenus à Ottawa, Sifton parut ne plus savoir quel camp choisir. D’abord, il se rangea du côté de Laurier, qui s’opposait à la conscription pour le service outre-mer, puis il passa du côté de Borden, qui jugeait la conscription essentielle. Enfin, il convainquit des libéraux conscriptionnistes de l’Ouest – notamment son frère Arthur Lewis Watkins, Thomas Alexander Crerar* et James Alexander Calder* – d’accepter de faire partie du gouvernement de coalition de Borden. De même, il joua un rôle important dans l’élection de ce gouvernement au scrutin de décembre 1917. Ce fut sa dernière participation réelle à la vie politique. Même si son principal objectif avait été de voir s’installer à Ottawa un gouvernement qui mettrait tout en œuvre pour que les Alliés remportent la victoire contre l’Allemagne, il espérait aussi que, du bouleversement de l’échiquier politique survenu en 1917 et des convulsions de la guerre, naîtrait une ère nouvelle. Le corps politique serait alors purifié, prévoyait-il, et l’on verrait advenir le suffrage universel, une fonction publique réformée et la fin du commerce de l’alcool, des taudis et de la pauvreté. De ce point de vue, le gouvernement de coalition s’avéra une cruelle déception pour lui.
Installé à Toronto avec sa famille en 1919, Sifton participa de moins en moins à la vie publique pendant la dernière décennie de sa vie. Bien des gens nourrissaient une profonde méfiance à son endroit : le premier ministre William Lyon Mackenzie King* et bon nombre de libéraux, le Parti progressiste (pour lequel il incarnait non pas un avenir meilleur, mais un passé corrompu) et bien sûr les conservateurs (pour qui il était un ennemi de longue date et une girouette). Sifton entretenait quelque espoir de voir les progressistes – ceux de la trempe de Crerar du moins – exercer une influence rénovatrice sur la politique canadienne, mais ils ne tinrent pas leurs promesses. King surmonta assez son inimitié envers lui pour le consulter de temps à autre et le convaincre de prononcer plusieurs discours en faveur des libéraux pendant la campagne électorale de 1925. Les deux hommes avaient en commun la conviction que le Canada devait adopter une position isolationniste en politique internationale et s’affranchir davantage de la Grande-Bretagne pour être libre d’agir. Du moins Sifton encouragea-t-il les initiatives de King en ce sens par ses allocutions publiques et ses entretiens avec King et Dafoe.
En 1925, Sifton et ses fils s’engagèrent à fond dans la relance de la Compagnie du canal de Montréal à Ottawa et à la baie Géorgienne. Cette entreprise voulait relier la rivière des Outaouais et la rivière Mattawa à la baie Géorgienne par le lac Nipissing – ce qui aurait donné une route maritime plus courte que les Grands Lacs – et mettre en valeur le potentiel hydroélectrique le long de ce trajet. Toutefois, les gouvernements de l’Ontario et du Québec, l’Ontario Hydro et des compagnies hydroélectriques et ferroviaires se liguèrent contre ce projet et, en dépeignant les Sifton comme des vautours qui cherchaient à obtenir un monopole pour grossir leur fortune déjà considérable, parvinrent en 1927 à convaincre le gouvernement fédéral d’en interdire la réalisation.
La santé de Clifton déclinait, et c’est à New York, où il était allé consulter un spécialiste, qu’il succomba à une défaillance cardiaque en 1929. On l’inhuma le 19 avril au cimetière Mount Pleasant de Toronto. Sa succession, d’après l’estimation la plus élevée – celle faite par le gouvernement de l’Ontario en vue de percevoir des droits sur elle –, ne valait pas plus de dix millions de dollars. La famille l’estima à environ un tiers de cette somme. Quoi qu’il en soit, une bonne partie de l’argent était immobilisée dans le Manitoba Free Press. Riche, Sifton l’était, mais ce n’était pas le richissime requin de la finance dont parlait la presse à grand tirage.
Sir Clifford Sifton fut et demeure un personnage contesté. Jamais il ne comprit les aspirations légitimes des Canadiens français à l’égalité. On le tenait pour un as de la politique d’appareil et du favoritisme ; des accusations de corruption – jamais prouvées, il est vrai – le poursuivirent durant toute sa carrière. En même temps, il contribua fortement au succès du gouvernement Laurier, au peuplement de l’Ouest canadien et à la mise sur pied de l’infrastructure nécessaire à une économie nationale intégrée. Sa politique fut toujours teintée de populisme et, dans ses rapports avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, il se montra toujours résolument nationaliste. Peut-être n’avait-il pas la stature d’un homme d’État, mais il voyait grand et exerça beaucoup d’influence.
Les papiers Sifton conservés aux AN, MG 27, II, D15 sont la principale source manuscrite pour l’étude qui précède. La collection est assez complète en ce qui concerne la carrière politique du sujet de 1896 à 1905, mais elle est plus fragmentaire pour les années antérieures et postérieures à cette période et pour ce qui est de ses investissements de capitaux. Elle ne contient presque rien sur sa vie familiale ni sur ses intérêts personnels. Les fonds suivants, conservés aux AN, sont aussi très importants : sir J. A. Macdonald (MG 26, A), sir Wilfrid Laurier (MG 26, G), sir R. L. Borden (MG 26, H), W. L. M. King (MG 26, J) et J. W. Dafoe (MG 30, D45). Les AM ont aussi une petite collection de documents sur Sifton (MG 14, B41) ainsi que les importants papiers Greenway (GR 1662) et les papiers Schultz (MG 12, E). On trouve aux Univ. of Manitoba Libraries, Dept. of Arch. and Special Coll. (Winnipeg), l’important fonds J. W. Dafoe. Une sélection de lettres échangées entre Dafoe et Sifton au cours des dix dernières années de la vie de Sifton a été publiée par Ramsay Cook sous le titre The Dafoe–Sifton correspondence, 1919–1927 (Altona, Manitoba, 1966).
Il existe deux principales biographies de Sifton. La première est un texte plutôt sympathique rédigé par son ami et confident de longue date, J. W. Dafoe, et s’intitule Clifford Sifton in relation to his times (Toronto, 1931). La deuxième a été écrite par nous sous le titre Clifford Sifton (2 vol., Vancouver et Londres, 1981–1985). Le second volume contient une bibliographie complète, dont une liste des écrits de Sifton. Deux ouvrages, plus récents, sont importants pour comprendre la carrière de Sifton : Réal Bélanger, Wilfrid Laurier ; quand la politique devient passion (Québec et Montréal, 1986) ; M. F. Girard, l’Écologisme retrouvé : essor et déclin de la Commission de la conservation du Canada : 1909–1921 (Ottawa, 1994). [d. j. h.]
David J. Hall, « SIFTON, sir CLIFFORD », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/sifton_clifford_15F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/sifton_clifford_15F.html |
Auteur de l'article: | David J. Hall |
Titre de l'article: | SIFTON, sir CLIFFORD |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2005 |
Année de la révision: | 2005 |
Date de consultation: | 21 déc. 2024 |