Titre original :  Thomas George Shaughnessy, 1st Baron Shaughnessy, by Walter Stoneman, 1919 - NPG x65571 - © National Portrait Gallery, London

Provenance : Lien

SHAUGHNESSY, THOMAS GEORGE, 1er baron SHAUGHNESSY, administrateur de chemins de fer, né le 6 octobre 1853 à Milwaukee, Wisconsin, fils de Thomas Shaughnessy, policier, et de Mary Kennedy ; le 12 janvier 1880, il épousa Elizabeth Bridget Nagle (décédée en 1937), et ils eurent deux fils et trois filles ; décédé le 10 décembre 1923 à Montréal.

Fils d’immigrants catholiques irlandais, Thomas George Shaughnessy reçut son éducation dans des écoles publiques et dans un établissement jésuite de Milwaukee, la St Aloysius Academy. À l’âge de 16 ans, après plusieurs mois d’études au Spencerian Business College, dans la même ville, il fut engagé par le Milwaukee and St Paul Railroad. D’abord commis au service des achats, il devint teneur de livres à la division de l’approvisionnement. En 1874, l’entreprise de chemin de fer ajouta Chicago aux villes qu’elle desservait et prit le nom de Chicago, Milwaukee and St Paul Railroad Company, mais on l’appelait communément Milwaukee Road.

Pendant qu’il occupait ces emplois assez modestes, Shaughnessy s’initia au droit. En 1875, à l’issue d’une élection partielle, il devint échevin du quartier no 3 de Milwaukee, dont la population était pauvre et majoritairement catholique irlandaise. Réélu plusieurs fois, il appartint au conseil municipal sans interruption jusqu’en 1882 et en fut président pendant une courte période cette année-là. En 1875, il obtint le grade d’adjudant dans le 1er régiment de milice de l’État du Wisconsin. L’année suivante, il posa sa candidature, sans succès, au poste de greffier du tribunal itinérant.

En 1880, William Cornelius Van Horne* assuma la surintendance générale du Milwaukee Road. Bientôt impressionné par le travail méticuleux mais jusque-là discret de Shaughnessy au service de l’approvisionnement, il le promut agent des achats. Dans les chemins de fer, le vol, la détérioration et la disparition inexpliquée de marchandises, de même que la collusion entre fournisseurs et préposés aux achats, étaient de véritables fléaux. En octobre 1880, Van Horne confia à Shaughnessy et à deux autres personnes le soin d’étudier quelles méthodes les services de l’approvisionnement d’autres grandes sociétés ferroviaires utilisaient en matière d’administration, de sécurité et de comptabilité. Dans leur rapport, ils recommandèrent de multiples changements que Shaughnessy instaura au Milwaukee Road à compter de sa nomination, le 1er janvier 1881, au poste de magasinier général des matériaux et fournitures de construction et d’exploitation.

Van Horne quitta le Milwaukee Road pour prendre, le 2 janvier 1882, la direction générale d’une entreprise encore jeune, la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique (CP). Il offrit le poste d’agent principal des achats à Shaughnessy, qui commença par le refuser puis l’accepta – devant un verre de bière brassée à Milwaukee, dit-on – lorsque Van Horne retourna le voir à l’automne de 1882. Dès le mois de novembre, Shaughnessy entra en fonction à Montréal. Le CP connaissait alors de sérieuses difficultés financières. Elles allaient s’aggraver en raison de la hausse des coûts de construction et de l’échec des efforts de financement déployés par les membres du consortium composé entre autres de George Stephen, James Jerome Hill* et Donald Alexander Smith*.

Réduire les coûts au minimum fut l’un des plus grands mérites de Shaughnessy. Il soumit la passation des commandes et la répartition des approvisionnements à un système rigoureux de règles comptables et de contrôles, et examinait toutes les dépenses à la loupe. Une bonne partie des matériaux, surtout ceux dont les équipes de construction avaient besoin, devaient être commandés des semaines, voire des mois à l’avance. Or, la compagnie pouvait épargner de jolies sommes en commandant exactement la quantité de matériaux nécessaires et en les faisant livrer le plus tard possible. Les fournitures inutilisées ou superflues risquaient de se détériorer ou d’être volées en cours d’entreposage. Sa conception de la nature humaine était essentiellement pessimiste. Peut-être lui venait-elle de son père, qui avait été policier et, à un moment donné, détective dans un district pauvre de Milwaukee. Lui-même, pendant qu’il était en politique municipale, avait vu bien des cas de corruption et de gaspillage. À la moindre occasion, il en était sûr, les fournisseurs, les entrepreneurs, les transporteurs, les ouvriers, tout le monde, en somme, tromperait la compagnie. Une vigilance constante s’imposait. Tout devait se faire conformément à ses innombrables règles. Il adorait retracer les infractions, même mineures, puis humilier les coupables en public, par écrit en général, de manière à laisser des traces. Même les entrepreneurs et cadres supérieurs les plus dignes de confiance pouvaient subir ses foudres si, au nom du respect des échéances, ils payaient des prix à son avis trop élevés ou enfreignaient ses directives de quelque autre façon.

Shaughnessy était un perfectionniste. Obsédé par la propreté, il se lavait les mains à de multiples reprises dans une journée. Alors que Van Horne exigeait que l’on déplace des montagnes pour réaliser son programme de construction, Shaughnessy était plutôt du genre à réprimander les employés pour une tache sur un ustensile du wagon-restaurant, pour des wagons de passagers qui ne brillaient pas comme un sou neuf, pour une faute d’orthographe sur le menu d’un hôtel du CP et, bien sûr, pour une minuscule irrégularité sur une facture. Au cours de la phase la plus difficile des travaux de construction, soit de 1882 à 1885, sa détermination à retarder les paiements était telle que ses assistants et lui-même révisaient les factures avec une méticulosité qui, de l’avis de certains, confinait à la paranoïa. Ils scrutaient le prix, la quantité et la qualité des matériaux livrés ou des travaux accomplis, à l’affût du moindre écart susceptible de justifier un report ou une bonne réduction des paiements. Shaughnessy recourait (souvent en les perfectionnant) aux tactiques utilisées par les entreprises menacées de faillite, ne payant que le minimum requis pour éviter de coûteuses batailles judiciaires. Par la suite, il aimerait à se vanter d’avoir retardé le versement de millions de dollars et d’en avoir biffé autant sur des factures que lui-même et ses assistants ne trouvaient pas justes.

Bien sûr, ces méthodes ne devaient pas être utilisées à tort et à travers. La Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique n’avait pas avantage à pousser de bons entrepreneurs ou fournisseurs à déposer leur bilan, ni à se les aliéner au point qu’ils refuseraient tout autre contrat de sa part. Shaughnessy recueillait donc des renseignements détaillés sur leur situation et leurs obligations financières et ne leur payait en espèces que ce dont ils avaient besoin pour se maintenir à flot. Puis, quand il ne pouvait plus se dérober, il acquittait le solde en signant des billets à ordre ou promettait verbalement de payer quand les finances s’amélioreraient. L’intérêt du CP, tel qu’il le comprenait, passait toujours en premier lieu. Il pouvait être impitoyable dans les périodes creuses, mais se montrait plus généreux quand la compagnie allait mieux ou quand d’autres possibilités s’offraient aux entrepreneurs et aux fournisseurs.

Ses talents valurent à Shaughnessy une réputation d’administrateur avec qui il n’était pas question de badiner, mais aussi, en 1885, le poste de directeur général adjoint. Cette promotion le combla d’aise, car elle plaçait sous sa férule l’exploitation et l’expansion du chemin de fer – qui était presque terminé mais fonctionnait encore de manière anarchique. On se tromperait en croyant que Shaughnessy n’avait pas de vision d’ensemble. En fait, tout comme Van Horne, il était convaincu que le CP devait diversifier ses activités et devenir un véritable empire. Toutefois, son entêtement à imposer au réseau une régularité d’horloge contrebalançait parfaitement la fougue de Van Horne.

Dans les premières années, la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique n’aurait guère pu se passer d’une gestion à la manière de Shaughnessy car sa situation financière était précaire, sinon désespérée, mais à compter de 1888, elle se porta mieux. Cette année-là, Van Horne en devint président. En septembre 1889, avec le conseil d’administration, il nomma Shaughnessy président adjoint. En 1891, Shaughnessy entra au conseil d’administration et fut élu vice-président. Peu à peu, il se vit confier presque toutes les responsabilités administratives par Van Horne, à qui il succéda à la présidence en 1899. Par la suite, la compagnie connut un succès remarquable, en partie à cause de sa bonne gestion, mais surtout de la colonisation rapide des Prairies canadiennes [V. sir Clifford Sifton] et d’une conjoncture économique favorable. Ses actions, d’une maigre valeur de 33 $ vers 1895, se vendraient 283 $ en 1912 ; cependant, elles se transigeraient seulement à 135 $ à la veille de la démission de Shaughnessy en 1918. Au cours de la présidence de ce dernier, soit de 1899 à 1918, la longueur de voie ferrée exploitée par la compagnie passa de 7 000 à 12 993 milles. En outre, de fortes sommes furent affectées à l’amélioration de la voie et du matériel roulant ainsi qu’à de nombreuses entreprises auxiliaires.

Shaughnessy prit une part active à l’expansion du service de transport par vapeur de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique. Sous sa présidence, l’entreprise acquit des bateaux plus modernes et plus gros – navires, remorqueurs, barges et traversiers – pour les Grands Lacs, les voies intérieures de la Colombie-Britannique et la côte du Pacifique. En 1891, elle avait inauguré entre Vancouver et l’Orient une liaison qui rapportait bien, l’Empress Line, formée de trois navires à vapeur. Du temps de Shaughnessy, ce service s’améliora grandement grâce à la construction de nouveaux navires Empress, alors les plus rapides et les mieux équipés du Pacifique. En 1902, Shaughnessy décida que le CP mettrait en place ses propres liaisons sur l’Atlantique. Avec sa participation, l’entreprise acquit deux compagnies de transatlantiques – la Beaver Line et l’Allan Line [V. Andrew Allan*], en 1903 et en 1909 respectivement – et y ajouta de nouveaux navires, dont certains de conception tout à fait moderne. Peu rentable, ce service faisait tout de même du CP l’un des plus gros propriétaires de navires au monde.

Comme le succès de tout grand réseau de transport dépend du nombre de passagers et du volume de marchandises, les administrateurs de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique mirent en œuvre de nombreux projets en vue d’augmenter le trafic ou s’associèrent à de tels projets. Le plus ambitieux visait la colonisation des Prairies. Le CP déploya beaucoup d’efforts pour attirer des colons qui achèteraient des parties de ses terres et généreraient du fret. Shaughnessy lança, dans le sud de l’Alberta, de vastes travaux d’irrigation qui firent grimper la valeur de près de trois millions d’acres de terres arides. À l’exemple de Van Horne, il s’affaira à intensifier le nombre de voyageurs par la promotion du tourisme. Le CP bâtit de nouveaux hôtels à Winnipeg, à Calgary et à Victoria, agrandit ceux de Québec, de Vancouver, de Banff et du lac Louise, et ajouta à son réseau des petits hôtels de villégiature dans les Maritimes ainsi que plusieurs chalets et camps dans les montagnes. Tous ces établissements devaient respecter les normes rigoureuses de Shaughnessy. Mis en chantier juste avant son accession à la présidence, le Crow’s Nest Pass Railway assurait le transport du charbon, d’autres minerais et de produits forestiers du sud de la Colombie-Britannique. En 1898, le CP avait acheté, à des promoteurs américains, plusieurs mines et une grosse fonderie à Trail, dans la même province. En 1906, ces avoirs furent réunis en une société où le CP avait des intérêts majoritaires, la Consolidated Mining and Smelting Company of Canada Limited. Part importante des marchandises transportées par le CP, le charbon alimentait aussi les locomotives à vapeur ; l’entreprise se mit donc à exploiter de gros gisements houillers dans le sud de la Colombie-Britannique. Toujours sous la supervision de Shaughnessy, la compagnie s’associa à plusieurs entreprises qui faisaient des travaux de génie ou fabriquaient de l’acier, du matériel roulant, des locomotives ou d’autres produits dont elle avait besoin.

Durant de nombreuses années, Shaughnessy représenta la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique au conseil d’administration de grandes institutions financières avec lesquelles elle avait d’importantes relations d’affaires, par exemple la Banque de Montréal, la Royal Trust Company, la Compagnie d’assurance de l’Amérique du Nord contre les accidents et la Compagnie de garantie de l’Amérique du Nord. Des amis à lui ne cessaient de l’inviter à investir personnellement dans des entreprises de toutes sortes. Prudent, il plaçait son argent dans des titres privilégiés du CP ou de sociétés connexes. S’il ne devint pas aussi riche que les grands capitalistes américains ni même que certains de ses collègues du conseil d’administration du CP, il mourut presque certainement millionnaire. Il aimait les solennités et le faste, et il était aussi pointilleux à propos de ses vêtements, de son apparence et de ses articles de luxe que de la qualité du service de la compagnie. Ses deux passions étaient le CP et sa famille. Les œuvres philanthropiques et sociales l’intéressaient peu.

Brillant administrateur, Shaughnessy dirigeait l’une des sociétés les plus importantes et les plus dynamiques du Canada. Il le faisait de manière efficace, mais prudente et peu imaginative. Sous sa présidence, la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique contribua à l’édification du pays plus que n’importe quelle autre entreprise. Transporter le blé des Prairies jusqu’aux marchés d’exportation était l’un des principaux services qu’elle offrait. Elle le faisait par sa ligne principale, mais si les colons installés loin de cette ligne purent établir des fermes prospères, c’est parce que, du temps de Shaughnessy, de multiples lignes secondaires furent construites et que le prix du transport des marchandises baissa sensiblement. Outre le charbon avec lequel les fermiers chauffaient leur maison, le chemin de fer apportait des produits manufacturés et des fournitures de tous genres, ce qui donna une expansion phénoménale à l’économie de l’Ouest canadien et la relia à celle du centre du pays. En même temps, le CP devint la principale cible du mécontentement régional.

La Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique avait toujours suscité beaucoup de méfiance dans l’Ouest canadien. On lui reprochait d’exiger des tarifs trop élevés et de ne pas s’implanter dans les nouveaux secteurs de peuplement aussi vite qu’elle aurait dû. Beaucoup de gens étaient convaincus que ces deux problèmes s’atténueraient en présence d’une concurrence réelle. En 1888, par suite de pressions politiques au Manitoba [V. Thomas Greenway*], la clause de la charte du CP qui lui assurait un monopole dans l’Ouest canadien en excluant ses rivales américaines avait été annulée. Par la suite, la compagnie livra plusieurs batailles pour leur bloquer l’accès de ce territoire. Dans le cadre de cette stratégie, elle mit fin à ses efforts de pénétration aux États-Unis. Ce revirement fut l’une des raisons pour lesquelles Van Horne démissionna de la présidence, mais il fut compensé par le succès de la riposte du CP aux efforts des chemins de fer américains en vue de mettre la main sur le trafic de l’Ouest canadien. La construction de la ligne qui franchissait la passe du Nid-du-Corbeau se révéla particulièrement avantageuse puisqu’elle permit au CP de s’approprier le trafic du sud des Prairies et de la Colombie-Britannique.

En 1897, la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique avait négocié, avec le gouvernement de sir Wilfrid Laurier*, une subvention pour la construction du Crow’s Nest Pass Railway. Sous la pression des fermiers de l’Ouest et de leurs représentants politiques, Ottawa avait alors exigé une baisse substantielle des tarifs en échange de la subvention. Au cours de l’administration de Shaughnessy, les revendications en faveur de réductions supplémentaires des tarifs et de la mise en chantier d’autres embranchements s’intensifièrent. En 1901, le gouvernement du Manitoba, dirigé par Rodmond Palen Roblin*, conclut avec les promoteurs du Canadian Northern Railway – William Mackenzie et Donald Mann* – une entente en vertu de laquelle il garantirait les obligations de ce chemin de fer en échange d’une réduction notable du prix exigé pour transporter des marchandises entre le Manitoba et la région du Lakehead. Par la suite, le Bureau de commerce de Regina obtint que ce tarif réduit s’applique jusqu’à cette ville. Pour soutenir la concurrence, le CP dut ajuster son tarif à ceux du Canadian Northern. En 1903, au nom de la Compagnie du chemin de fer du Grand Tronc, qui avait des assises solides en Ontario et au Québec, Charles Melville Hays* demanda de l’aide à Ottawa pour prolonger son réseau jusqu’au Pacifique. Le Grand Tronc aussi promettait de faire une sérieuse concurrence au CP.

Les gouvernements fédéral et provinciaux étaient convaincus que, partout où la chose était possible, il fallait encourager la concurrence entre les chemins de fer en vue d’obtenir un meilleur service à moindre prix. Cependant, les sociétés ferroviaires étaient souvent en situation de monopole, surtout dans les régions peu densément peuplées. Les hommes politiques prirent donc des mesures pour renforcer le contrôle gouvernemental. L’autorité du petit comité des chemins de fer du Conseil privé s’accrut de beaucoup à compter de 1903 grâce à la création du Conseil des commissaires des chemins de fer [V. Andrew George Blair*]. Cet organisme était habilité à régler bon nombre des différends entre des compagnies de chemin de fer rivales et entre des sociétés ferroviaires et la population. Au début, il n’avait pas le pouvoir de fixer les tarifs de fret, mais, à l’instar de l’Interstate Commerce Commission aux États-Unis, il pouvait ordonner aux chemins de fer de les réduire dans les cas où ils étaient discriminatoires à l’endroit de certains clients. De l’avis de bien des habitants de l’Ouest canadien, le CP faisait preuve de discrimination en imposant dans leur région un prix à la tonne par mille plus élevé que dans le centre du pays. Le CP répliquait que le coût de la construction et de l’exploitation de la longue ligne passant au nord du lac Supérieur justifiait cet écart. Le Conseil des commissaires des chemins de fer finit par se rendre à cet argument et l’énonça explicitement en 1914.

Shaughnessy affrontait prudemment la concurrence. Il savait que le trafic n’était pas suffisant pour justifier la construction de deux nouveaux transcontinentaux ni le prolongement de lignes secondaires jusque dans les nombreux coins peu densément peuplés du pays. Sous son administration, le CP avait construit des embranchements seulement là où de solides arguments économiques – plutôt que de folles promesses de développement futur – justifiaient pareille dépense. Lorsque, en juillet 1903, Ottawa manifesta clairement son intention d’aider les réseaux concurrents [V. Blair], Shaughnessy joua le tout pour le tout. Il proposa que le CP vende sa ligne du nord du lac Supérieur, coûteuse mais vitale, au gouvernement fédéral, qui pourrait en doubler la voie et en concéder les droits d’exploitation à toutes les sociétés rivales. Pour Shaughnessy, des concurrents soutenus massivement par l’État représentaient le seul péril contre lequel le CP ne pouvait rien. Si sa proposition était acceptée, les subventions seraient réduites de beaucoup et le CP n’aurait plus à assumer les frais d’exploitation de la section du lac Supérieur, mais il conserverait le contrôle de l’ensemble du réseau. Toutefois, Laurier se méfiait de la nationalisation des services et craignait que la solution de Shaughnessy n’empêche les règles de la concurrence de jouer. Après la victoire des libéraux aux élections de 1904, la construction des deux nouveaux transcontinentaux alla donc de l’avant.

Dès le début du premier conflit mondial en 1914, Shaughnessy soutint sans réserve l’effort de guerre. Il participa au financement de cet effort par des prêts au gouvernement et organisa le transport impérial. La compagnie encouragea ses employés à s’enrôler. Elle prêta des cadres supérieurs au gouvernement britannique et au gouvernement canadien pour l’achat, l’organisation et l’expédition de fournitures outre-mer. Elle envoya des ouvriers en France et en Belgique pour reconstruire des chemins de fer endommagés. L’armée réquisitionna ses navires les plus gros et les plus rapides pour en faire des transports de troupes et des croiseurs auxiliaires. Ses ateliers d’usinage de Montréal et de Winnipeg fabriquèrent des munitions et du matériel militaire. Shaughnessy lui-même subit une perte cruelle : un de ses fils (ils servirent tous deux outre-mer) mourut au combat en France.

Le Canada n’avait pas besoin de trois transcontinentaux, mais il les avait. Tous trois se livraient une concurrence féroce. La Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique, qui avait reçu du gouvernement fédéral des subventions en espèces et sous forme de concessions foncières, avait un net avantage sur ses concurrentes, qui avaient obtenu seulement des garanties gouvernementales sur leurs obligations. Les deux nouveaux réseaux transcontinentaux connurent de graves difficultés financières pendant la Première Guerre mondiale. Le CP avait les moyens de prendre en charge des parties ou la totalité de ces nouveaux réseaux, mais le gouvernement du Canada jugeait cette solution politiquement inacceptable. Il choisit plutôt de les nationaliser par étapes. L’idée de concurrencer un réseau étatisé faisait horreur aux administrateurs du CP, dont Shaughnessy, qui avait quitté la présidence de l’entreprise en 1918, mais resterait président du conseil d’administration jusqu’à son décès. Un tel réseau serait sujet à des pressions politiques ; on l’inciterait à offrir des tarifs déraisonnablement bas, puis il demanderait au gouvernement de combler son déficit. Dans un ultime effort pour empêcher l’instauration d’une concurrence aussi déloyale, Shaughnessy proposa en août 1921 de vendre l’actif du CP au gouvernement, qui en retour garantirait le rendement du capital et de l’intérêt à verser aux actionnaires. Ensuite, l’administration du CP – la meilleure au monde, selon Shaughnessy – signerait un contrat en vertu duquel elle gérerait tout le réseau au nom du gouvernement. Ottawa rejeta aussi cette proposition. Le CP dut donc se résoudre à s’administrer avec le plus d’efficacité possible. Sa rentabilité était très limitée parce qu’il devait rivaliser avec la Canadian National Railway Company (issue en 1918 de la fusion du Canadian Northern Railway, des Chemins de fer de l’État et d’autres lignes), qui étaient en mesure d’offrir des services ferroviaires politiquement souhaitables, mais pas nécessairement viables du point de vue économique. Dans les dernières années de la présidence de Shaughnessy, le CP put conserver sa rentabilité globale seulement grâce à la très grande diversité de ses activités et aux bénéfices de ses filiales.

Shaughnessy avait quitté la présidence du CP en raison de problèmes oculaires. À la faveur de ses fréquentes visites en Grande-Bretagne et surtout de son travail pendant la guerre, il s’était lié avec d’influents personnages des milieux britanniques de la politique, de la finance et des affaires. Après qu’une intervention chirurgicale lui eut permis de recouvrer la vue en partie, ils lui proposèrent de mettre ses talents d’administrateur à profit dans des domaines nouveaux. Intéressé depuis longtemps aux affaires du pays de ses ancêtres, il milita, après la guerre, contre l’instauration d’un gouvernement républicain en Irlande. Des rumeurs voulurent qu’il soit nommé gouverneur général de l’État libre d’Irlande ou obtienne un autre poste dans le gouvernement britannique. Toutefois, il n’eut aucune nomination de ce genre. Il demeura donc au Canada et continua de travailler pour le CP jusqu’à son décès, suivant le conseil qu’il donna sur son lit de mort à son successeur, Edward Wentworth Beatty* : « Conservez la propriété. C’est une grande propriété canadienne et une grande entreprise canadienne. »

Créé chevalier le 17 septembre 1901, Thomas George Shaughnessy avait reçu le titre de chevalier commandeur de l’ordre royal de Victoria en 1907 et avait accédé à la pairie du Royaume-Uni en qualité de baron Shaughnessy le 1er janvier 1916. Terrassé par une crise cardiaque le 9 décembre 1923, il s’éteignit le lendemain. Au sommet de sa carrière, la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique et lui-même semblaient ne faire qu’un. Shaughnessy ne se distingua pas en concevant des projets grandioses, mais en mettant en place et en appliquant un système administratif qui permit au CP de devenir l’empire commercial le plus vaste et le plus rentable du pays. Cependant, il ne fut pas en mesure de parer les coups à la suite desquels le CP et le pays connurent de graves problèmes ferroviaires.

Theodore D. Regehr

Arch. du Canadien Pacifique (Montréal), Incoming corr. ; Shaughnessy letter-books.— Globe, 11 déc. 1923.— Pierre Berton, The national dream : the great railway, 1871–1881 (Toronto et Montréal, 1970) ; The last spike : the great railway, 1881–1885 (Toronto et Montréal, 1971).— The CPR west : the iron road and the making of a nation, Hugh Dempsey, édit. (Vancouver et Toronto, 1984) .— David Cruise et Alison Griffiths, Lords of the line (Markham, Ontario, 1988).— J. A. Eagle, « Baron Thomas Shaughnessy : the peer that made Milwaukee famous », Milwaukee Hist. (Milwaukee, Wis.), 6 (1983), no 1 : 28–40 ; The Canadian Pacific Railway and the development of western Canada, 1896–1914 (Kingston, Ontario, 1989) ; « Lord Shaughnessy and the railway policies of Sir Robert Borden, 1903–1917 » (communication présentée à la réunion annuelle de la SHC, Montréal, 1972) ; « Monopoly or competition : the nationalization of the Grand Trunk Railway » (document non publié, s.d., exemplaire en la possession de T. D. Regehr).— J. B. Hedges, Building the Canadian west : the land and colonization policies of the Canadian Pacific Railway (New York, 1939 ; réimpr., 1971).— H. A. Innis, A history of the Canadian Pacific Railway (Toronto, 1923 ; réimpr., Toronto et Buffalo, N.Y., 1971).— W. K. Lamb, History of the Canadian Pacific Railway (New York et Londres, 1977).— O.[-S.-A.] Lavallée, Van Horne’s road : an illustrated account of the construction and first years of operation of the Canadian Pacific transcontinental railway (Montréal, 1974).— A. A. den Otter, The philosophy of railways : the transcontinental railway idea in British North America (Toronto, 1997).— G. R. Stevens, Canadian National Railways (2 vol., Toronto et Vancouver, 1960–1962).

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Theodore D. Regehr, « SHAUGHNESSY, THOMAS GEORGE, 1er baron SHAUGHNESSY », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/shaughnessy_thomas_george_15F.html.

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Auteur de l'article:    Theodore D. Regehr
Titre de l'article:    SHAUGHNESSY, THOMAS GEORGE, 1er baron SHAUGHNESSY
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2005
Année de la révision:    2005
Date de consultation:    21 déc. 2024