VERIGIN, PETER VASIL’EVICH, chef doukhobor, né le 11 juillet 1859 à Slavianka (Azerbaïdjan), huitième des neuf enfants de Vasilii Luk’ianovich Verigin et d’Anastasiia Vasil’evna Kalmakova ; en 1879, il épousa Evdokiia Grigor’evna Kotel’nikova, et ils eurent un fils, Peter Petrovich Verigin* ; décédé le 29 octobre 1924 à Farron, Colombie-Britannique.

La lignée paternelle de Peter Vasil’evich Verigin remonte à une famille de vieux-croyants, ces dissidents qui refusèrent les réformes liturgiques de l’Église orthodoxe russe au milieu du xviie siècle. Sa mère était la petite-fille de Savelii Kapustin, chef des doukhobors de 1802 à 1820 dans la région de l’actuel Sud ukrainien appelée Molochnye Vody (Eaux laiteuses). Secte chrétienne russe d’origine incertaine, les doukhobors s’étaient fait remarquer des autorités tsaristes dans les années 1750. On dit que le nom « doukhobors », c’est-à-dire « lutteurs de l’esprit », leur fut attribué dans les années 1780 par un évêque orthodoxe selon qui ils combattaient l’Esprit saint. La secte adopta ce nom en proclamant lutter avec et pour l’esprit de Dieu présent en chaque croyant. Elle répudiait l’Église orthodoxe et affirmait n’avoir nul besoin des prêtres, des sacrements ni de la Bible puisque chaque fidèle avait, en soi, son propre guide divin. Les croyances des doukhobors étaient rassemblées dans le Livre vivant, corpus d’enseignements – surtout des psaumes et des hymnes – transmis par tradition orale. En diverses périodes de son histoire, la secte défendit aussi des positions égalitaristes et pacifistes. Réfractaire à toute autorité extérieure, elle révérait néanmoins ses propres dirigeants, qu’elle disait choisis par Dieu. Durement persécutés par le gouvernement tsariste, les doukhobors de ce qui est maintenant l’ouest de l’Ukraine et le sud de la Russie furent déportés en 1802 dans la région des Eaux laiteuses, où les rejoignirent des coreligionnaires d’autres parties de l’Empire russe. La secte fit florès dans son nouveau milieu. À compter de 1841, environ 4 000 membres durent encore s’exiler, cette fois en divers coins du Caucase (aujourd’hui l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie).

Les Verigin vivaient dans l’aisance et appartenaient à l’élite de la communauté doukhobor du Caucase. Vasilii veilla à ce qu’au moins ses trois derniers fils, dont Peter, fassent l’école primaire. En 1864, à la mort du cousin de Peter, Petr Ilarionovich Kalmykov, la fonction de chef des doukhobors passa à la veuve de celui-ci, Luker’ia Vasil’evna Kalmykova. Cette femme énergique sut maintenir la cohésion parmi ses fidèles et un modus vivendi avec les autorités tsaristes. Elle distingua le jeune, beau et intelligent Verigin en le déclarant destiné aux « saintes œuvres ». Au début des années 1880, elle lui ordonna de divorcer de son épouse enceinte et le prit à son service. La supériorité intellectuelle de Verigin est attestée par nombre de ses contemporains ; par la suite, des commentateurs en ont souvent fait état. En 1968, les historiens George Woodcock* et Ivan Avakumovic, citant un témoin oculaire, ont écrit qu’il avait une « puissante personnalité et un esprit qui, sans être profond, était vif, subtil et capable ». L’ascension fulgurante de Verigin dans l’entourage de Kalmykova causait bien du dépit. Lorsque Kalmykova mourut, sans enfant, en 1886, sa succession donna lieu à une querelle d’une intensité jamais vue dans la secte. Verigin était l’un des principaux prétendants au titre. Ses adversaires réussirent à le faire arrêter en janvier 1887 sous de fausses accusations et envoyer en exil tard dans l’été, mais la vaste majorité des doukhobors lui resta fidèle. On appellerait Grand Parti le groupe (entre 5 000 et 7 000 personnes) qui reconnaissait encore son autorité et Petit Parti l’autre groupe.

Pendant ses 15 années d’exil en Russie, d’abord à Chenkoursk, près d’Archangel (Arkhangel’sk, puis plus loin au nord à Kola, dans la région de Mourmansk, de nouveau à Chenkoursk et enfin dans le village sibérien d’Obdorsk (Salekhard), Verigin se livra à un sérieux travail d’introspection. Sous l’influence des révolutionnaires et anarchistes exilés qu’il rencontra et de ses nombreuses lectures – les œuvres du comte Tolstoï par exemple –, il remit à l’honneur le vieux principe doukhobor selon lequel la violence, tout comme les autres vices humains, devait être écartée à tout prix. Ses idées parvinrent dans le Caucase par le truchement des fidèles qui lui rendaient fréquemment visite et lui apportaient de l’argent pour augmenter ses gains – ce qui lui assurait un certain confort et lui permettait de nourrir les pauvres. À la fin de 1893, il envoya à ses disciples un manifeste où il les exhortait à refuser le service militaire, à se départir autant que possible de leurs biens personnels (renouant ainsi avec une tradition de propriété communautaire) et à s’abstenir non seulement d’alcool et de tabac, mais aussi de viande. En désaccord sur cette dernière question, les membres du Grand Parti se scindèrent en deux factions, les Jeûneurs (postniki) et les Mangeurs-de-viande (miasniki). Quelquefois appelés Parti intermédiaire, les Mangeurs-de-viande reconnaissaient toujours l’autorité de Verigin, mais refusaient ses vues les plus radicales. Dans son manifeste, Verigin appelait ses adeptes à pratiquer le célibat pendant la période d’instabilité (cette exhortation serait annulée au moment de leur émigration au Canada). Il leur proposait aussi d’adopter le nom de Communauté chrétienne de la fraternité universelle, qui deviendrait (sous sa forme anglaise, Christian Community of Universal Brotherhood) l’appellation officielle de la communauté doukhobor au Canada.

En 1895, Verigin ordonna à ses fidèles de recueillir toutes les armes qui se trouvaient en leur possession et de les brûler le 11 juillet (29 juin dans le calendrier orthodoxe) pour montrer que la secte, en bloc, réprouvait la violence. Jeter les armes au bûcher avait à la fois un but pratique et une signification symbolique. Verigin préférait voir ses adeptes victimes d’une répression immédiate plutôt qu’engagés dans un long conflit avec les autorités dont ils sortiraient inévitablement perdants. S’ensuivirent plusieurs années de persécutions par le gouvernement. Bon nombre de doukhobors furent exilés dans de lointains villages du Caucase. Ceux qui refusaient le service militaire furent envoyés dans des bataillons pénitentiaires et d’autres, battus ou emprisonnés à cause de leurs convictions.

Pendant l’exil de Verigin, des étrangers ayant des affinités avec les doukhobors – principalement des quakers anglais – avaient eu vent de leur sort, en grande partie par l’entremise de la correspondance de Verigin avec Tolstoï, qui en était venu à reconnaître, dans leur mode de vie pacifiste, communautaire et végétarien, une application de sa propre philosophie. Des articles publiés dans des journaux occidentaux par Tolstoï et ses disciples éveillèrent la sympathie du prince Kropotkine, anarchiste russe qui avait parcouru le Canada. Alerté par des lettres de Tolstoï et de Kropotkine, James Mavor, professeur d’économie politique à la University of Toronto, s’enquit auprès du ministre de l’Intérieur, Clifford Sifton, de la possibilité d’accueillir les doukhobors au Canada. À l’issue de ses négociations, quelque 7 500 immigrants, pour la plupart des membres du Grand Parti, arrivèrent au cours de l’hiver et du printemps de 1899. Le gouvernement leur accorda des concessions statutaires dans deux colonies du district d’Assiniboia (une autre serait créée dans le district de la Saskatchewan). Le 16 août 1898, Verigin avait écrit à Tolstoï que, en principe, il s’opposait à l’émigration mais s’y résignait faute de mieux. D’abord empêché de se joindre à ses fidèles, il fut autorisé à quitter la Russie en juillet 1902, une fois purgée sa dernière sentence d’exil.

Dans les mois précédant l’arrivée de Verigin, un incident pénible se produisit au Canada. Des membres de la secte qui prendraient par la suite le nom de Freedomites ou Fils de la liberté (Svobodniki), interprétant de manière radicale l’appel de leur chef au renoncement, laissèrent leurs animaux de ferme partir dans la nature et détruisirent ou donnèrent presque tous leurs biens personnels. Plus d’un millier d’entre eux entreprirent une marche à partir des colonies situées près de Yorkton (Saskatchewan), en quête d’un endroit où ils pourraient vivre à l’abri des contraintes extérieures. À la mi-novembre, la police de Minnedosa, au Manitoba, arrêta leur progression et ramena hommes, femmes et enfants – certains de force – sur leurs terres.

Un journaliste du Manitoba Free Press de Winnipeg a décrit en ces termes le chef des doukhobors à son arrivée dans cette ville, le 22 décembre 1902 : « Verigin est un type splendide de sa race. Grand et solidement bâti, d’un port noble et gracieux, il ne passerait pas inaperçu parmi des centaines d’hommes de belle allure. » Sa présence apaisa ses fidèles. Le 12 janvier 1903, il expliqua à Tolstoï qu’il avait désamorcé la crise déclenchée par les radicaux en leur disant que leur « volonté d’abnégation [… était] un mobile louable et légitime, mais que laisser les enfants souffrir de la faim et du froid n’était pas nécessaire ; alors, pour le moment, pourquoi ne pas rester avec tous les autres frères et les instruire ? » Il ajoutait : « ceux qui ont une famille ont pris cette explication aussi pour une révélation de Dieu ». Bientôt, ses disciples canadiens, pour mettre l’accent sur la force spirituelle qu’ils percevaient en lui, le désigneraient par le titre que Luker’ia Kalmykova avait été la première à lui donner : Gospodnii (c’est-à-dire « pieux » ou « voué au Seigneur » et non, erreur fréquente, « majestueux »).

Peu après son arrivée au Canada, Verigin acheta des terres près des communautés doukhobors et fonda un village – le futur centre administratif du groupe – qu’il baptisa Veregin (Saskatchewan). Ses dons de leader se manifestèrent sans délai : il exerçait les fonctions de chef spirituel tout en veillant au progrès économique et social de la collectivité. Pragmatique, il recherchait des compromis avec les autorités canadiennes à propos des droits et devoirs des doukhobors. La question de l’enregistrement et de la propriété des terres était particulièrement délicate. Ses adeptes s’étaient installés dans 20 petits villages et cultivaient les champs avoisinants. Sous son autorité, le nombre de villages passa à 57. Après avoir hésité à faire mettre à leur nom la terre qu’ils occupaient, ses disciples convinrent de s’inscrire pour environ 2 700 concessions statutaires mais de les détenir collectivement. Verigin encourageait les hommes à travailler en dehors de la communauté. Leurs salaires servaient au remboursement de la dette communautaire, à l’acquisition de la machinerie agricole la plus moderne, à la construction de meuneries et de scieries ainsi qu’à l’achat du bétail et des fournitures que la communauté ne pouvait pas produire.

Au début, le gouvernement avait accordé aux doukhobors le privilège de la propriété collective, mais en 1905, cédant aux pressions croissantes de l’opinion publique en faveur de l’augmentation du nombre de terres ouvertes à la colonisation, le nouveau ministre de l’Intérieur, Frank Oliver*, exigea l’enregistrement des concessions statutaires sur une base individuelle pour l’obtention d’un titre de propriété. L’enregistrement comportait un serment d’allégeance à la couronne qui obligerait les membres de la secte à servir dans l’armée si jamais le Canada entrait en guerre. Malgré l’avis contraire de Verigin, certains, appelés doukhobors indépendants par opposition à leurs frères de la Christian Community of Universal Brotherhood, avaient déjà enregistré individuellement leurs concessions statutaires à titre de fermiers et avaient soit prêté le serment d’allégeance, soit réclamé une exemption semblable à celle qui avait été accordée aux mennonites pour objection de conscience. Verigin découragea tout contact avec les indépendants. Pendant la Première Guerre mondiale, il irait jusqu’à s’opposer, sans succès, à la reconnaissance de leur exemption par le gouvernement.

En 1906, déçu par la volte-face des autorités, Verigin se rendit à Moscou avec quelques-uns de ses principaux disciples pour voir si les doukhobors pourraient regagner la Russie en masse. L’accueil tiède des fonctionnaires du tsar et l’absence de garantie quant à l’exemption du service militaire le forcèrent à abandonner cette idée. À son retour au Canada, il constata que, comme ses adeptes n’avaient pas respecté les règlements gouvernementaux, plus de la moitié de leurs enregistrements de concessions avaient été annulés et qu’une bonne partie du reste de leurs terres avait été assignée au gouvernement « pour la protection » de la communauté. Il conseilla à ses disciples de ménager les ressources dont ils disposaient encore pendant qu’il cherchait des solutions.

À l’été de 1907, Verigin découvrit, en Colombie-Britannique, des terres propices à la culture fruitière. Les doukhobors pourraient en faire l’acquisition en les achetant, ce qui leur éviterait d’avoir à prêter le serment d’allégeance. L’année suivante, les quatre cinquièmes de ses disciples quittèrent les Prairies et le suivirent dans la région de Kootenay. Les autres, surtout des doukhobors indépendants, restèrent là où ils étaient. En 1916, ils fonderaient la Society of Independent Doukhobors sous la direction de Peter George Makaroff.

Le groupe de Verigin s’établit dans les districts de Castlegar et de Grand Forks. Selon l’historien Carl J. Tracie, il est possible que Verigin ait délibérément installé certains doukhobors dans de petites communautés éparpillées autour de Castlegar. En gardant des factions opposées – par exemple les ouvriers agricoles et les entrepreneurs commerciaux – à distance les unes des autres et à l’écart de la société anglo-canadienne, il aurait voulu empêcher la secte de se fragmenter encore davantage. Toutefois, d’après Tracie, « ce cloisonnement ne fit qu’exacerber l’inquiétude des Fils de la liberté devant le matérialisme croissant des doukhobors orthodoxes ». On pourrait voir, dans leurs actions subséquentes, « une tentative d’accentuer, de mieux délimiter les frontières entre le véritable doukhoborisme et le monde profane qui tentait de le subvertir ».

Guidés par Verigin et inspirés par sa devise, Travail et vie pacifique, les doukhobors prospéreraient en Colombie-Britannique et multiplieraient leurs activités. Sous l’égide de la Christian Community of Universal Brotherhood, ils créeraient des scieries, des briqueteries, des confitureries ainsi que des conserveries et des usines d’emballage de fruits. Bien que la culture de vergers leur ait paru beaucoup plus compatible avec leur philosophie végétarienne que l’élevage du bétail dans les Prairies, Verigin et ses disciples avaient encore des démêlés avec le gouvernement. Parmi les sujets litigieux figuraient les terres, l’instruction, l’enregistrement des données nécessaires à la production des statistiques démographiques, par exemple, une loi britanno-colombienne de 1914, le Community Regulation Act, en vertu de laquelle la Christian Community of Universal Brotherhood devait répondre de toute infraction de l’un de ses membres aux règlements gouvernementaux.

Le pouvoir absolu de Verigin sur ses adeptes provoquait des conflits avec les autorités provinciales. À leur tour, ces conflits, ajoutés aux dures conditions de la vie de pionniers, poussèrent un certain nombre de doukhobors à plier bagages. Par ailleurs, les compromis de Verigin avec les divers ordres de gouvernement déplaisaient aux radicaux, les Fils de la liberté. Ainsi, en 1915, Verigin conclut l’entente suivante avec le premier ministre de la province, William John Bowser* : ses disciples acceptaient d’envoyer leurs enfants à l’école publique et de payer les taxes scolaires, en échange de quoi l’État garantissait qu’il n’y aurait ni exercices militaires ni instruction religieuse dans les écoles. Les Fils de la liberté protestèrent en se montrant nus en public et en mettant le feu à des maisons, entreprises et écoles des doukhobors de la Communauté chrétienne. Verigin réclama des mesures pour protéger les biens des doukhobors contre les incendies criminels, mais le gouvernement provincial resta sourd à ses demandes, ce qui aggrava les tensions entre la communauté et le gouvernement.

Haï par certains membres de la Christian Community of Universal Brotherhood et par les Fils de la liberté, Verigin connut une fin tragique en octobre 1924 : une bombe explosa dans le train qui le menait de Castlegar à Grand Forks. Tout le monde conclut à un assassinat, même si l’on ne trouva jamais le coupable. Aujourd’hui encore, les doukhobors voient en Verigin un martyr de leur idéal de vie chrétienne. En raison du culte dont il a fait l’objet parmi les adeptes d’une secte pourtant égalitaire, il a été un personnage controversé et un cas à part, surtout dans le contexte canadien. Né pour commander, supérieur à ses frères sur le plan intellectuel et idéologique, il partageait avec eux le même esprit et les mêmes desseins. En outre, les efforts qu’il accomplissait pour enrichir sa vie intérieure et atteindre la perfection morale et spirituelle en faisaient une imposante figure religieuse.

Le succès du leadership de Verigin s’explique peut-être avant tout par son pragmatisme, sa conscience de la nécessité de trouver un équilibre entre l’idéal et le possible. Non moins importants étaient son désir et sa capacité d’apprendre. Sa largeur de vues lui permettait d’être à l’aise en dehors de la communauté. Il savait tirer, du monde extérieur, tout ce qui pouvait être bon pour les doukhobors – qu’il s’agisse de sa relation avec Tolstoï ou du dernier modèle de machine agricole – et en faire un usage pratique.

Bien sûr, Verigin ne réussit pas sur toute la ligne, et l’on ne saurait attribuer tous ses revers aux circonstances. Certains de ses échecs – par exemple son conflit avec son ex-femme et son fils – découlaient de ses propres faiblesses. Impérieux comme toujours, il leur avait ordonné de venir au Canada en 1907. Puis, incapable de s’accorder avec eux, il les avait renvoyés en Russie. Sa conduite provoqua beaucoup de rancœur parmi les parents et amis de sa femme qui vivaient dans les colonies de la Saskatchewan.

En outre, Verigin éprouvait des difficultés particulières à transiger avec la Society of Independent Doukhobors. En vue de les empêcher d’être exemptés du service militaire, il avait fait appel à l’aide du gouvernement canadien, ce qui, bien sûr, allait tout à fait à l’encontre des principes de la secte. Aujourd’hui, on jugerait ses méthodes despotiques. Longtemps avant lui, les chefs doukhobors avaient joui, en général, d’un pouvoir absolu. Verigin trouvait cette situation normale et ne voyait pas la nécessité de la changer. En même temps, un chef doukhobor se devait de donner un exemple moral, ce qu’il fit beaucoup mieux que bon nombre de ses prédécesseurs.

Certains chercheurs ont, de manière légitime, mis en doute la sincérité de Verigin. Ainsi, Joshua A. Sanborn avance – ce qui n’est pas impossible – qu’il commanda aux doukhobors de brûler leurs armes en 1895 expressément pour susciter une réaction favorable de la part de Tolstoï. Des indices suggèrent qu’il fignolait ses lettres au grand écrivain. Après tout, il avait besoin de la renommée de Tolstoï pour soutenir sa cause, tout comme Tolstoï aimait pouvoir dire que les doukhobors vivaient conformément à ses théories contre l’État, la religion officielle et le recours à la violence. La réaction des Fils de la liberté aux efforts déployés par Verigin pour concilier les besoins concrets de la communauté et les aspects radicaux de son enseignement mérite aussi que l’on s’y arrête. Les Fils de la liberté concluaient que ses appels au calme ne s’adressaient pas à ses disciples, mais visaient uniquement à rassurer les Canadiens anglais. Ils y voyaient un encouragement subliminal à hâter l’avènement d’un authentique doukhoborisme. Leurs actions galvanisèrent l’opinion publique contre l’ensemble de la communauté et empêchèrent celle-ci de recevoir l’appui dont elle avait besoin. Ainsi, bon nombre des décisions et des actes de Verigin, depuis sa stratégie originale de peuplement jusqu’à ses compromis avec les autorités et ses fervents appels à l’unité et au calme, au lieu d’assurer la continuité du mode de vie communautaire des doukhobors, provoquèrent des réactions en chaîne qui accélérèrent la chute de la communauté.

Dans une perspective historique, on peut définir Peter Vasil’evich Verigin comme un leader qui tenta – avec un certain succès – d’unifier les deux modèles traditionnels de comportement établis par les premiers dirigeants doukhobors au xviiie siècle : d’une part, le chef qui conseillait de faire des compromis avec les autorités gouvernementales et, d’autre part, le chef qui recherchait la perfection spirituelle sans égard aux exigences de la réalité. Sans nul doute, Verigin était d’un pragmatisme exceptionnel, et pourtant, sans le vouloir, il précipita la fragmentation de la secte.

A. A. Donskov

Les sources archivistiques concernant Peter Vasil’evich Verigin et les doukhobors sont nombreuses et variées. Le Musée national d’histoire des religions (Saint-Pétersbourg, Russie), F.2, inv. 7, dossiers 491 et 951, conserve notamment des documents utiles sur les années où Verigin vécut en Russie et sur les séjours qu’il y fit. Une description des collections les plus pertinentes figure dans I. V. Tarasova, « Doukhobor materials in the collections of the Museum of Religious History in St. Petersburg », dans Spirit wrestlers : centennial papers in honour of Canada’s Doukhobor heritage, K. J. Tarasoff et R. B. Klymasz, édit. (Hull, Québec, 1995), 217–232. On trouve dans deux publications, dont John Woodsworth est le compilateur, des renseignements importants tirés des dossiers de la police secrète russe : Russian archival documents on Canada : the Doukhobors, 1895–1943 : annotated, cross-referenced and summarised (2e éd., [Ottawa], 1997) [texte en russe et en anglais] et Russian roots and Canadian wings : Russian archival documents on the Doukhobor emigration to Canada, John Woodsworth, trad. ([Manotick, Ontario], 1999) [quelques textes en russe]. À BAC, parmi les fonds qui contiennent des renseignements importants sur l’immigration des doukhobors au Canada, mentionnons ceux de sir Wilfrid Laurier (MG 26, G), de John Campbell Hamilton-Gordon, 7e comte d’Aberdeen (MG 27, I, B5), de James Mavor (MG 29, C16), de sir Andrew Macphail (MG 30, D150), les documents du cabinet du gouverneur général (RG 7), du ministère de la Justice (RG 13), du Parlement (RG 14), du ministère de l’Intérieur (RG 15), surtout ceux de la Direction des terres fédérales, de la Gendarmerie royale du Canada (RG 18), des Affaires extérieures (RG 25), du ministère du Travail (RG 27) et de la Direction de l’immigration (RG 76), notamment les manifestes des passagers à bord des navires (C1) ainsi que 183–186, dossier 65101. D’autres papiers Mavor sont conservés à la Thomas Fisher Rare Book Library, Univ. of Toronto (ms coll. 119). C’est à la Univ. of B.C. Library, Rare Books and Special Coll. (Vancouver), dans la Doukhobor research coll., que se trouve la documentation la plus importante et la plus variée sur Verigin et les doukhobors. Pendant de nombreuses années, le bibliothécaire Jack McIntosh a ramassé du matériel sur les doukhobors, particulièrement sur leurs années au Canada. On consultera son « Update, 1973–1993 : excerpts from the Doukhobor bibliography, expanded and updated edition », dans Spirit wrestlers : centennial papers in honour of Canada’s Doukhobor heritage, 187–216. Beaucoup de matériel neuf a été découvert récemment, notamment le journal du fils aîné du comte Tolstoï publié sous le titre Sergej Tolstoy and the Doukhobors : a journey to Canada : diary and correspondence, A. [A]. Donskov, édit., Tat’jana Nikiforova, compil., John Woodsworth, trad. (Ottawa, 1998) (texte en anglais et en russe). Des renseignements fort intéressants ont été puisés dans la collection personnelle de l’éminent ethnographe doukhobor Koozma John Tarasoff (Ottawa). Le Saskatchewan Arch. Board (Saskatoon) conserve de l’information sur les questions foncières liées aux doukhobors. Il convient aussi de mentionner le matériel d’intérêt local conservé par la Selkirk College Library (Castlegar, C. B.), aux BCA, la Tarasoff photo coll. on Doukhobor hist. with an annotated user guide et à la Simon Fraser Univ. Library, Special Coll. and Rare Books (Burnaby, C.-B.), la Doukhobor coll. John Woodsworth a préparé pour l’Institut d’études canadiennes, Univ. d’Ottawa, l’introduction très détaillée de la publication électronique intitulée « Canadian Doukhobors on the web : an annotated guide », qui décrit les ressources offertes sur Internet à propos des doukhobors. La correspondance entre Verigin et Tolstoï a été publiée sous le titre Leo Tolstoy–Peter Verigin correspondence, introd. par Lidia Gromova-Opul’skaya, John Woodsworth, trad., A. [A.] Donskov, édit. (New York et Ottawa, 1995) (texte en russe et en anglais). Le seul ouvrage que fit paraître Verigin est Pis’ma dukhoborcheskago rudovoditelia [Lettres d’un leader doukhobor], V. D. Bonch-Bruevich, édit., introd. par V. G. et A. K. Chertkova (Christchurch, Angleterre, 1901) (texte en russe).

April Bumgardner, « The Doukhobors : history, ideology and the Tolstoy–Verigin relationship » (mémoire de m.phil., Univ. of Glasgow, 2001).— The Doukhobor centenary in Canada : a multi-disciplinary perspective on their unity and diversity : proceedings of a conference held at the University of Ottawa, 22–24 October 1999, A. [A.] Donskov et al., édit. (Ottawa, 2000).— L. A. Ewashen, Peter V. Verigin, 1859–1924 : an appreciation (Creston, C. B., 1988).— S. A. Inikova, History of the Doukhobors in the archives of Vladimir D. Bonch-Bruevich (1886–1950s) : an annotated bibliography, K. J. Tarasoff, édit. (New York et Ottawa, 1999).— James Mavor, My windows on the street of the world (2 vol., Londres et Toronto, 1923).— E. H. Oliver, « Peter Verigin », SRC, Mémoires, 3e sér., 26 (1932), sect. ii : 97–123.— J. [A.] Sanborn, « Pacifist politics and peasant politics : Tolstoy and the Doukhobors, 1895–1899 », Canadian Ethnic Studies (Calgary), 27 (1995), no 3 : 52–71.— K. J. Tarasoff, Plakun trava [Épilobe] : the Doukhobors (Grand Forks, C. B., 1982).— United Doukhobor Research Committee, Report [...] in the matter of clarification of the motivating life concepts and the history of the Doukhobors in Canada [...], E. A. Popoff, compil. et trad. (Castlegar, 1997).— George Woodcock et Ivan Avakumovic, The Doukhobors (Toronto, 1968 ; réimpr., Ottawa, 1977).

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A. A. Donskov, « VERIGIN, PETER VASIL’EVICH », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 18 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/verigin_peter_vasil_evich_15F.html.

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Auteur de l'article:    A. A. Donskov
Titre de l'article:    VERIGIN, PETER VASIL’EVICH
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2005
Année de la révision:    2005
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