Provenance : Avec la permission de Wikimedia Commons
CHAMPLAIN, SAMUEL DE, dessinateur, géographe, explorateur, fondateur de Québec en 1608, lieutenant du lieutenant général Pierre Du Gua de Monts de 1608 à 1612, du lieutenant général Bourbon de Soissons en 1612, du vice-roi Bourbon de Condé de 1612 à 1620, du vice-roi de Montmorency de 1620 à 1625, du vice-roi de Ventadour de 1625 à 1627 ; commandant à Québec en 1627 et 1628, entre la démission de Ventadour et la création de la Compagnie des Cent-Associés ; « commandant en la Nouvelle-France en l’absence » du cardinal de Richelieu de 1629 à 1635 ; membre de la Compagnie des Cent-Associés ; né probablement à Brouage, en Saintonge (Charente-Maritime), décédé à Québec le 25 décembre 1635.
On ne sait rien de la date de la naissance de Champlain : il serait né vers 1570, peut-être en 1567, ou plus tard, vers 1580. On a voulu voir en lui un fils de pauvres pêcheurs ou d’un capitaine de la marine, ou même un bâtard d’une grande famille. Hanté par l’énigme de cette origine, Florian de La Horbe a voulu la dénouer à la façon d’un Alexandre Dumas : Champlain serait ce Guy Eder de La Fontanelle, illustre soudard qui, condamné à être rompu vif, aurait échappé au châtiment pour reparaître, homme rangé, sous le nom de Champlain. En vain cherchons-nous dans cette thèse une preuve sérieuse qui nous fasse douter de l’histoire traditionnelle : ce n’est là qu’un fort mauvais roman policier.
Nous ne savons pas si Champlain fut baptisé catholique ou protestant : son prénom biblique, qui en Saintonge n’était guère donné que dans les familles protestantes, et la ville huguenote qu’était alors Brouage rendent probable la naissance protestante de Champlain. Sa lutte contre la Ligue catholique ne prouve rien, car l’opposition à la Ligue était le fait de monarchistes catholiques ou protestants ; ne prouve rien non plus son choix d’une épouse protestante. S’il est né protestant, Champlain est passé très tôt au catholicisme, comme le jésuite Paul Le Jeune, né huguenot et devenu plus tard catholique. Quoi qu’il en soit, lorsqu’il commence en 1603 sa carrière canadienne, Champlain est catholique, comme le prouve la doctrine qu’il explique alors aux Amérindiens de Tadoussac.
D’après son contrat de mariage, Champlain serait fils « de feu Anthoine de Champlain, vivant capitaine de la Marine, et de dame Marguerite Le Roy ». Nous ne savons rien d’autre de ses parents et il reste encore à élucider le mystère de cet « oncle Provençal » qui joue un rôle important dans les débuts de la carrière de l’explorateur. Champlain était-il noble ? Le peu que nous connaissions de sa famille ne nous éclaire pas plus que le nom qu’il porte : l’édition de 1603 donne « Samuel Champlain », et la dédicace à l’amiral Montmorency est signée « S. Champlain », alors que dans le privilège de cette même édition on écrit « Sieur de Champlain », tout comme dans le contrat de mariage en 1610 et les éditions de 1613, 1619 et 1632. Toutefois, la particule ne prouve rien, car la noblesse ne s’établit que par filiation noble ou par lettres. Faute de ces dernières (qu’elles n’aient pas existé ou qu’elles se soient perdues), il faut recourir avec beaucoup de prudence aux titres que Champlain prend ou se laisse donner. Dans le contrat de mariage de 1610, on le dit « noble homme », qualité qu’on donnait aux roturiers importants. Dans un acte notarié de 1615, Champlain est qualifié d’écuyer ; or, seuls les nobles avaient droit à ce titre, bien qu’en pratique plus d’un bourgeois se le laissât donner. Puis, dans un engagement de 1617, on le dit noble homme, comme aussi dans un document de 1621 ; mais, dans un acte notarié de 1625 et, en 1626, lors de l’insinuation de cet acte, Champlain retrouve son titre d’écuyer ; bien plus, dans la liste officielle des Cent-Associés de 1627, dressée avant que le roi remette à la compagnie des lettres d’anoblissement pour 12 associés roturiers, on qualifie encore Champlain d’écuyer. S’il était possible d’ignorer les documents de 1617 et de 1621, on pourrait conclure que Champlain, noble homme en 1610, a pu accéder à la noblesse avant 1615 ; en ce cas, la promotion se situerait en 1612, lorsque Champlain devient lieutenant d’un vice-roi ; on voit mal un Bourbon de Condé se faire représenter en Nouvelle-France par un simple roturier qui reçoit des pouvoirs étendus que seul un noble peut en principe exercer. C’est là une hypothèse. Il faudra, pour l’étayer plus solidement, la découverte de nouveaux documents.
De la carrière pré-canadienne de Champlain, nous savons peu de choses sûres. Il a pu exercer un art nécessaire au géographe, celui de peintre ou de dessinateur. Un factum des environs de 1613, rédigé par les marchands malouins, note à propos du Champlain de 1603 : « [A ce voyage,] ayant été seulement comme passager, sa profession de peintre le conviant, avecques le lucre, de veoyr ledict pays ». De fait, Champlain fut un excellent dessinateur : on lui attribue les dessins fort heureux du Brief discours (ils semblent originaux alors que le texte n’est qu’une copie). Et les cartes qu’il dessinera de la Nouvelle-France, surtout celle de 1632, sont d’une magnifique facture.
Il a dû commencer jeune à naviguer, puisqu’il déclare à la reine en 1613 qu’il a été attiré par l’art de la navigation dès son « bas âge ». Il affirme en 1632 qu’il a servi contre la Ligue dans l’armée de Henri IV jusqu’en 1598, avec le titre de maréchal des logis ; quand les troupes espagnoles, entretenues en Bretagne par Philippe II, quittent Port-Blavet (Port-Louis, dans le Morbihan), Champlain s’embarque avec elles. D’Espagne, à ce qu’il affirme au roi en 1630 et en 1632, il poursuit jusqu’aux Indes occidentales un voyage qui le retient deux ans et demi. On constate sa présence à Cadix en juillet 1601, puis il rentre en France.
Champlain écrit par deux fois qu’il a voyagé dans les Indes occidentales : on ne voit pas pourquoi on devrait rejeter cette déclaration d’un homme qui termine sa carrière. Ce qui est venu compliquer le problème, c’est une œuvre que Champlain n’a jamais publiée mais qu’on lui attribue, le Brief discours des choses plus remarquables que Samuel Champlain de Brouage a reconneues aux Indes occidentales. Claude de Bonnault et Jean Bruchési ont été les premiers à mettre en doute l’authenticité de cet écrit et, partant, la sincérité de Champlain. Une étude récente de L.-A. Vigneras repense le problème en retenant quelques hypothèses : Vigneras constate que le Brief discours donne parfois un itinéraire incompatible avec celui de l’armada de Coloma, que Champlain est sensé avoir accompagnée ; il faut en outre, continue Vigneras, « faire les plus grandes réserves sur les prétendus voyages à Mexico, Porto-Bello et Carthagène ». Comment expliquer les erreurs grossières que contient le Brief discours ? Selon Vigneras, Champlain n’aurait pas fait son voyage (ou tout son voyage) avec la flotte de Coloma ; encore, il aurait rédigé le Brief discours d’après des renseignements recueillis en Espagne, sinon d’après les papiers du fameux « oncle Provençal » ; ou bien il n’aurait raconté son voyage qu’à une époque où sa mémoire n’était plus fidèle.
Pour être juste à l’égard de Champlain, il faut d’abord retenir qu’il n’a jamais publié ce Brief discours : cette œuvre n’est pas de lui ou, si elle l’est, il ne l’a pas jugée digne de paraître. Autre remarque : ce qu’on a publié sous le nom de Champlain, et seulement à partir de 1859, n’est pas l’original, mais une copie. Dans quelle mesure cette copie est-elle fidèle ? La même aventure est arrivée à la relation de Verrazzano que l’on ne connut longtemps que par une copie tronquée et parsemée d’erreurs. Il a fallu la découverte du manuscrit Cèllere pour que les historiens rendent enfin à Verrazzano son juste mérite. Jusqu’à ce que l’original soit retrouvé, on n’a pas le droit de verser le Brief discours au dossier de Champlain.
Rentré d’Espagne, Champlain jouit d’une pension à la cour de Henri IV. C’est alors que le commandeur Aymar de Chaste, titulaire du monopole commercial de la Nouvelle-France, invite Champlain à suivre François Gravé Du Pont qu’il envoie en expédition. Le 15 mars 1603, à Honfleur, Champlain monte à bord de la Bonne-Renommée comme simple passager. Il n’exerce aucune fonction précise ; il n’est pas encore capitaine de la marine. Lorsqu’il publie sa relation, à son retour, aucun titre ne suit son nom. Est-il géographe du roi, comme le saluera Lescarbot dans un sonnet de 1607 ? Nulle part Champlain ne porte ce titre et personne d’autre que Lescarbot ne le lui donne ; rien n’établit que Champlain, tout en agissant en géographe, ait occupé le poste officiel de géographe du roi. Il s’embarqua en simple observateur en 1603 et sa présence en ce voyage serait passée inaperçue s’il n’avait publié sa relation ; il est d’ailleurs le seul à nous raconter ce voyage.
Le 26 mai, les navires de Gravé Du Pont arrivent à Tadoussac ; Champlain y assiste aux « tabagies » (fêtes des indigènes) au cours desquelles les Algonquines dansent nues et les Algonquins prennent part à des concours de vitesse couronnés de présents. Pendant la traite, du 26 mai au 18 juin, Champlain étudie à loisir les mœurs des indigènes. Il leur sert même un cours de religion. Le 11 juin, il remonte le Saguenay sur quelque 12 lieues : il se fait décrire tout le bassin hydrographique, apprend l’existence d’une mer salée au nord et, sans en déduire, comme tous les voyageurs intéressés, qu’il s’agit de la mer d’Asie, il conclut avec une assurance qui nous étonne : « c’est quelque gouffre de ceste mer qui desgorge par la partie du Nort dans les terres ». En 1603, sept ans avant la découverte anglaise, Champlain devine en quelque sorte la baie d’Hudson.
Fêtes et traite terminées, Gravé entreprend le 18 juin la montée de ce fleuve que Champlain appelle encore, comme du temps de Cartier, rivière de Canada. Champlain l’accompagne ; il ne découvre rien. Ce qui est nouveau pour lui ne l’est pas pour les Français de son temps : Levasseur, en 1601, a donné au fleuve les traits définitifs que nous lui connaissons et sa carte fait mention des toponymes de Tadoussac, Québec et Trois-Rivières. Ce voyage de 1603 nous vaut toutefois une description plus détaillée et plus nette du fleuve que celle des relations de Cartier. En passant à Québec, où se déroulera son destin, Champlain demeure assez indifférent, se contenant de remarquer que si les terres étaient cultivées, elles seraient aussi bonnes que celles de France. C’est à Trois-Rivières que le futur colonisateur commence à se révéler : il y voit un lieu propre à une « habitation », mais qui n’est alors reliée, dans son esprit, qu’à la sécurité de la route des fourrures. Champlain ajoute-t-il à la toponymie ? C’est lui probablement qui baptise la chute Montmorency. Il nomme Saint-Pierre le lac Angoulême. Il remonte le Richelieu jusqu’aux rapides de Saint-Ours, et obtient des indigènes une bonne description du haut de la rivière. Pas plus heureux que Cartier, il reste bloqué par les rapides d’Hochelaga (Montréal). En questionnant les indigènes, il reconstitue de façon surprenante le réseau des Grands Lacs (y compris la chute Niagara) avec des mesures qui correspondent souvent à la réalité, mais il se laisse persuader que la mer d’Asie n’est pas loin.
Revenu à Tadoussac le 11 juillet, il se rembarque avec François Gravé Du Pont pour Gaspé où il séjourne de 15 au 19. Jours de relâche qui lui permettent d’obtenir un aperçu général de la région ; il entend parler de l’Acadie où il souhaite trouver le chemin de l’Asie et des mines qu’y cherche Sarcel de Prévert. Ces deux possibilités acadiennes, le chemin d’Asie et les mines, fascinent Champlain, en 1603, plus que le Saint-Laurent. À le lire, on pressent que l’Acadie dispensera peut-être du Saint-Laurent et que, si les Français reviennent, ce sera surtout pour courir après les promesses de cette mystérieuse Acadie.
Quand Champlain rentre en France, le 20 septembre, il apprend que de Chaste est mort. Il présente au roi une carte du Saint-Laurent (qu’on n’a pas retrouvée), lui fait un « discours » de ce qu’il a vu et publie sa relation Des sauvages, dont le privilège est du 15 novembre. Le protestant de Monts, qui succède à de Chaste, n’a vu du Saint-Laurent que Tadoussac : il veut trouver un pays plus chaud. Par la propagande qu’il fait pour l’Acadie en 1603, Champlain a sa part de responsabilité dans l’abandon temporaire du Saint-Laurent en faveur de l’Acadie. Invité par de Monts et autorisé par Henri IV qui le charge, parait-il, de faire rapport sur la découverte, Champlain s’embarque de nouveau en mars 1604 ; il n’a toujours aucun titre officiel, mais le rôle qu’il va jouer, les travaux qu’il va laisser montrent que, sans en avoir le titre, il fait fonction de géographe.
Au début de mai 1604, arrêt au Port-au-Mouton, sur le littoral est de l’Acadie. De Monts charge Champlain de choisir un pied-à-terre pour la colonie en attendant de trouver un site qui réunisse les meilleures conditions. Champlain part donc le 19 mai, contourne le cap de Sable, entre dans la baie Sainte-Marie où il choisit un port pour le navire principal, remarque des mines, ajoute à la toponymie et rentre au Port-au-Mouton au bout de trois semaines. De Monts se rend mettre son navire en sécurité dans la baie Sainte-Marie et l’on part en barque explorer la baie Française (nom donné par de Monts à la baie de Fundy). On visite d’abord une baie que Champlain nomme Port-Royal (Annapolis Royal, N.-É.), on va au fond de la baie Française chercher les mines de Prévert, on examine l’embouchure de la rivière Saint-Jean puis, comme il faut se loger temporairement, de Monts s’arrête à l’île Sainte-Croix (île Dochet, dans la rivière Sainte-Croix) qui est le choix de Champlain : le site et la belle saison semblent en faire le meilleur endroit. De Monts adopte l’habitat dispersé et Champlain se construit un logis en commun avec MM. d’Orville et Pierre Angibault, dit Champdoré.
Avant l’hiver, Champlain se livra à l’exploration. Après une autre recherche de mines dans la baie Française, il redescendit le 2 septembre le long du littoral, afin de chercher le site idéal d’une demeure permanente. Il entra dans la rivière Penobscot et essaya d’atteindre la Kennebec, sans toutefois pouvoir dépasser Pemaquid. Dans ce voyage d’un mois, il parcourut quelque 150 milles et pénétra jusqu’à 50 milles dans les terres par la rivière Penobscot. Sans être le premier Européen à visiter cette région, il nous en donna la première description précise. Il revenait plutôt déçu de ce qu’il avait vu.
L’hivernement à Sainte-Croix, en 1604–1605, fut désastreux à cause du scorbut et de la rigueur exceptionnelle du froid. Ravitaillé au printemps par Gravé Du Pont, de Monts se remit en quête d’une région plus favorable et avec lui, le 17 juin 1605, Champlain reprit la route du Sud. Le premier juillet, ils pénétrèrent dans la rivière Kennebec et continuèrent vers le Sud, visitant divers points du littoral : baie des Sept-Îles (Casco Bay), baie de Chouacouët (Saco Bay), Cap-aux-Îles (Cape Ann), baie des Îles (baie de Boston), port Saint-Louis (baie de Plymouth) ; enfin, le cap Blanc (Cape Cod) qu’il doubla pour s’arrêter à Mallebarre (Nauset Harbour). Après un parcours d’environ 400 milles, il retourna à Sainte-Croix sans avoir trouvé le site idéal d’une colonie. Mais, bien que Gosnold et Weymouth l’eussent précédé en quelques points de ce littoral, le géographe Champlain nous laissa une cartographie si précise qu’il mérite le titre de premier cartographe de la Nouvelle-Angleterre.
En attendant de trouver mieux, de Monts transporte sa colonie à Port-Royal : l’expérience fait adopter, cette fois, le quadrilatère fermé, et on s’installe dans un certain confort. Champlain, pour sa part, s’aménage un cabinet de travail parmi les arbres, construit une écluse pour se conserver des truites ; il prend « un singulier plaisir » au jardinage. À Port-Royal, le rôle de Champlain est toujours celui du simple observateur. Quand de Monts rentre en France, ce n’est pas Champlain qu’il désigne pour commander en son absence : c’est d’Orville d’abord, puis Gravé Du Pont. Avant l’hiver, Champlain repart, sans succès, à la recherche de mines. L’hivernement de 1605–1606, même attristé par le scorbut, est moins pénible que le précédent. Au cours de l’été 1606, survient Jean de Biencourt de Poutrincourt avec une nouvelle recrue (dont l’avocat Marc Lescarbot et le pharmacien Louis Hébert) et remplace Gravé Du Pont, mais Champlain demeure un troisième hiver. En septembre 1606, Poutrincourt cherche à son tour vers le Sud le site d’une colonie permanente ; Champlain l’accompagne. Au lieu de filer tout de suite au cap Blanc, on s’attarde à revoir des lieux connus ; c’est seulement en octobre, donc très tard, que l’on dépasse l’étape de Mallebarre, mais le port Fortuné, où l’on s’arrête, est la scène d’un massacre de Français ; on revient donc sans avoir pu dépasser Martha’s Vineyard. Ce voyage ajoute peu à la toponymie : Champlain laisse son nom à une petite rivière, la Nashpee, à l’est du Rhode Island.
L’hiver de 1606–1607 fut des plus joyeux : température agréable, nourriture et vin en abondance. Champlain contribua à la bonne humeur en fondant l’ordre de Bon Temps, sorte de chevalerie de la gaieté dont les membres devaient tout à tour assurer du gibier pour la table et entretenir la joie. En mai 1607, on apprit que le privilège de commerce était révoqué : de Monts donna ordre à sa colonie de rentrer en France. Avant de partir, toutefois, Champlain retourna dans la baie Française à la recherche d’une mine de cuivre, mais ne trouva que des pépites. Quand, le 11 août 1607, Champlain, s’embarqua pour Canseau (Canso), il en profita pour reconnaître le détail de la côte et en faire la carte. Et c’est ainsi qu’en 1607, grâce à lui, tout le littoral atlantique, du Cap-Breton jusqu’au sud du cap Blanc, se trouva cartographié et affichait une toponymie française. Les Anglais, revenus en 1607 pour hiverner dans la Kennebec, n’ont rien fait de comparable dans ce domaine.
L’entreprise acadienne rompue, qu’allait devenir Champlain ? En 1603, il avait influencé de Monts dans le choix de l’Acadie plutôt que du Saint-Laurent ; il semble bien avoir été le responsable, en 1608, du retour au fleuve. Cette fois, il recevait la première fonction officielle de sa carrière canadienne : il devint le lieutenant du sieur de Monts. Le 13 avril 1608, il partit une troisième fois pour la Nouvelle-France ; il arriva le 3 juin à Tadoussac, où il n’était pas venu depuis cinq ans. C’est sur une barque, et non à bord du Don-de-Dieu, qu’il remonta le fleuve pour fonder une Habitation, le 3 juillet, à la « pointe de Québec ». « Dès mon arrivée, écrit-il, j’employai une partie de nos ouvriers à abattre [les arbres] pour y faire nostre habitation, l’autre à scier des aix, l’autre fouiller la cave & faire des fossez » ; il fit construire, avec un magasin pour les vivres, trois corps de logis, le tout entouré de fossés de 15 pieds et d’une palissade de pieux. Québec commençait son histoire.
Quelques jours plus tard, Champlain échappe à un complot que dirige le serrurier Jean Duval, qui l’a accompagné en Acadie. Pour éprouver la terre, Champlain s’occupe de semer du blé et du seigle ; il plante des vignes, fait du jardinage. Comme le premier hivernement d’Acadie, celui de Québec est marqué par une forte crise de scorbut : des 25 hivernants, il en meurt 16, dont le chirurgien Bonnerme [V. Duval]. Ravitaillé au printemps de 1609 par Gravé Du Pont, Champlain part le 28 juin à la découverte du pays des Iroquois ; il entre dans la rivière des Iroquois (Richelieu) où il est déjà venu en 1603 ; aux rapides de Chambly, ne prenant avec lui que deux Français, il poursuit en amont avec des Algonquins, des Hurons et des Montagnais, parvient à un grand lac auquel il laissera son nom.
Le soir du 29 juillet, à Ticonderoga (Crown Point, N.Y.), on rencontra les Iroquois et, le lendemain, commença la bataille : au moment du choc, les alliés ouvrirent leurs rangs, Champlain s’avança, fit feu de son arquebuse et tua deux chefs ennemis ; un coup tiré dans les bois par un compagnon produisit la panique chez les Iroquois. Champlain prenait part pour la première fois en Nouvelle-France à des opérations militaires : sans être le responsable du long conflit franco-iroquois, puisque les Français avaient contracté avant 1603 une alliance offensive, il consolidait le prestige des Français : pour honorer Champlain, les alliés lui réservèrent une paire d’armes et une tête d’ennemi... Par son voyage d’exploration, Champlain élargissait la carte de la Nouvelle-France et inaugurait une route qui allait rester pendant deux siècles une voie stratégique pour des Européens ; se fût-il attardé jusqu’en septembre et eût-il descendu quelques milles vers le Sud, il eût rencontré l’Anglais Henry Hudson, qui introduisait dans cette région la domination hollandaise.
Après sa victoire, Champlain laisse le commandement de Québec à Pierre Chauvin de La Pierre et rentre en France avec Gravé Du Pont : le 13 octobre 1609, il est à Honfleur d’où il va faire rapport à de Monts et au roi. Sans réussir à faire renouveler son monopole, de Monts forme société avec des marchands de Rouen : ceux-ci soutiendront l’Habitation de Québec, mais à condition qu’elle serve d’entrepôt pour la traite ; faute de mieux, pendant quelque temps, Québec sera exclusivement un hangar à fourrures. Après un faux départ et une maladie d’un mois, Champlain se rembarque avec des artisans, le 8 avril 1610, et reparaît à Québec dès le 28 avril, après un voyage d’une rare rapidité.
Les alliés attendaient Champlain pour une autre expédition contre les Iroquois. Ils s’étaient donné rendez-vous à l’entrée du Richelieu ; les Iroquois y étaient déjà, et bien barricadés. Champlain mena l’attaque, quoique blessé par une flèche qui lui « fendit le bout de l’oreille & entra dans le col » ; on donna l’assaut et les Iroquois s’enfuirent. Ce fut le dernier triomphe de Champlain sur cet ennemi. À la suite de ce combat, Champlain confia au chef Iroquet un jeune homme, Étienne Brûlé, qui voulait apprendre l’algonquin ; en otage, il accepta le Huron Savignon, qui voulait voir la France. Avant son départ, Champlain constata que la traite était, cette année-là, ruineuse pour ceux qui le soutenaient, et il apprit que Henri IV avait été assassiné. En cette triste conjoncture, il quitta Québec le 8 août 1610, laissant 16 hommes sous les ordres de Jean de Godet Du Parc [V. Claude de Godet] ; il fut à Honfleur le 27 septembre.
Sans y faire aucune allusion dans ses écrits, Champlain accomplit au début de l’hiver un geste important : le 27 décembre 1610, âgé d’au moins 30 ans, il signe un contrat de mariage avec une jeune fille de 12 ans, Hélène Boullé. À cause du jeune âge de la future, il est spécifié que le mariage ne s’effectuera qu’après deux ans. Les fiançailles ont lieu le surlendemain et, le 30 décembre, la bénédiction nuptiale est donnée aux époux en l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, à Paris. De la dot promise (6 000#), Champlain touche 4 500# la veille, ce qui est un précieux appoint pour son entreprise.
Il reprend la mer le 1er mars 1611 et arrive à Québec le 21 mai. Obligé par la faute des Amérindiens de renoncer à son projet d’une exploration du Saint-Maurice, il va au sault Saint-Louis (Lachine) ; en attendant l’arrivée des indigènes traiteurs, il débarque et, 31 ans avant la fondation de Montréal, il cherche dans cette île « une place pour y bastir » ; il arrête son choix sur ce qui sera la pointe Callières, endroit où des Amérindiens, au temps de Cartier, ont labouré. Il fait « déffricher le bois de ladite place Royalle pour la rendre unie, & preste à y bastir » ; d’une terre grasse, il fait édifier dans un îlet voisin une muraille de dix toises de long par trois ou quatre de haut « pour voir comme elle se conserveroit durant l’yver ». Il remarque une île où il serait possible de « bastir une bonne & forte ville » et lui donne le nom de Sainte-Hélène en l’honneur de sa femme. Les projets montréalais de Champlain n’iront jamais plus loin. Enfin, le 13 juin, des Amérindiens descendent des pays d’en haut et c’est après les pourparlers que Champlain exécute une prouesse propre à augmenter son prestige auprès des indigènes : avec eux, il franchit les rapides en canot, ce que Brûlé est le seul Blanc à avoir fait avant lui. Dès son retour à Québec, il fait des réparations à l’Habitation, plante des rosiers, charge du « chesne de fente » pour en faire l’essai en France. Il arrive à La Rochelle le 10 septembre 1611.
Parce qu’ils ne parviennent pas à obtenir un monopole, les associés du sieur de Monts ne veulent plus soutenir l’entreprise de Québec ; de leur côté, les Malouins réclament la liberté du commerce en se prévalant des découvertes de Cartier, ce qui amène Champlain à comparer son travail à celui du célèbre pilote de Saint-Malo : il est juste, soutient-il, « que nous jouissions du fruit de nos labeurs ». Il rédige des mémoires, publie une carte (c’est la première qui nous ait été conservée), supplie le roi d’intervenir. Enfin, le 8 octobre 1612, Louis XIII désigne pour son lieutenant général en Nouvelle-France Charles de Bourbon, comte de Soissons, qui, dès le 15 suivant, choisit Champlain comme lieutenant pour continuer l’œuvre de Québec. Champlain reçoit le pouvoir de commander au nom du lieutenant général, d’établir « tels Capitaines & Lieutenants que besoin sera », de « commettre des officiers pour la distribution de la Justice, & entretien de la police, reglemens & ordonnances », de faire des traités avec les indigènes ou de leur faire la guerre, d’arrêter les marchands qui ne seront point de l’association. Il a aussi le devoir de « trouver le chemin facile pour aller par dedans ledit païs au païs de la Chine & Indes Orientales », de faire la recherche de mines de métaux précieux et de les exploiter. Or, peu après, meurt Bourbon de Soissons. Le roi transmet la charge à Henri de Bourbon, prince de Condé, qui, le 22 novembre, confirme Champlain en ses mêmes fonctions. Les partisans de la liberté du commerce vont quand même priver Champlain de l’appui d’une association de marchands ; ils essaieront par tous les moyens d’empêcher que Champlain ne publie sa commission. Champlain n’en viendra à bout que sur l’intervention personnelle du roi.
L’automne de 1612 avait ainsi apporté à Champlain une importante promotion. Depuis 1608, année qui marquait son premier accès à une fonction officielle, il n’avait été que le lieutenant d’un lieutenant général assez peu influent, le sieur de Monts ; en octobre 1612, il devenait le lieutenant d’un grand personnage, le comte de Soissons, qui semble bien n’avoir porté, à cette époque, que le titre de lieutenant général ; mais en novembre suivant, Champlain devint le lieutenant d’un vice-roi, le prince de Condé. De plus, il obtenait les véritables pouvoirs d’un gouverneur, sans en avoir toutefois le titre ni la commission.
Quelque temps après, il ajouta à sa réputation en publiant ses Voyages (récit qui va de 1604 à 1612), dont le privilège est daté du 9 janvier 1613.
Le 6 mars de la même année, sur le navire de François Gravé Du Pont, il quitte Honfleur avec son assistant, le sieur L’Ange ; le 29 avril, il arrive à Tadoussac où il affiche sa nouvelle commission ; après un bref arrêt à Québec, il est au saut Saint-Louis le 21 mai. Comme en 1611, la traite est de peu de profit. Dégoûtés des procédés des marchands contrebandiers, les indigènes ne sont venus qu’en petit nombre. Champlain décide alors de pousser l’exploration jusqu’au pays des Hurons : avec un guide amérindien et quatre hommes (dont ce Nicolas de Vignau qui, en 1612, s’est vanté à Paris d’avoir vu la baie d’Hudson en remontant la rivière des Outaouais), Champlain se met en route le 27 mai. Il est le premier Européen à nous décrire cette rivière des Outaouais (Ottawa), qui sera pendant deux siècles la grande route commerciale de l’Ouest canadien. Au delà des chutes Chaudière, pour éviter des rapides et un long détour de la rivière, il va par les terres, d’un lac à un autre (c’est dans l’un de ces lacs, le Green Lake, qu’on a retrouvé en 1867 un astrolabe daté de 1603, attribué à Champlain, mais sans preuves convaincantes). Il rejoint la rivière au pied de l’île aux Allumettes. En juin, il est chez Tessouat (circa 1603–1613) qu’il a connu à Tadoussac, et il invite les Algonquins à quitter leurs terres au sol pauvre pour s’établir au saut Saint-Louis ; ils acceptent à condition que les Français y construisent un fort, article déjà au programme immédiat de Champlain. Par contre, ils essaient de dissuader Champlain de se rendre jusque chez les Népissingues. Les Algonquins, qui s’enrichissent du droit de passage qu’ils exigent des Amérindiens traiteurs, veulent empêcher les Français d’aller plus en amont ; au cours d’une enquête à laquelle ils soumettent Vignau, ils l’amènent à déclarer que ce qu’il a dit au sujet de la mer du Nord est faux. Cela met fin au voyage de Champlain. Au bord du lac aux Allumettes, il dresse une croix avec les armes de France et redescend la rivière avec un fils de Tessouat. La route française de l’Ouest est inaugurée.
Le 26 août suivant, Champlain est déjà de retour à Saint-Malo. Vers la fin de cette année 1613, il fait paraître le récit du voyage qu’il vient de faire, en même temps qu’une carte de la Nouvelle-France (elle ne comporte qu’une addition à la précédente : le haut de la rivière des Outaouais). À Fontainebleau, où il est allé faire rapport au roi, il forme en 1614 une société avec les Marchands de Rouen et de Saint-Malo pour le soutien de l’entreprise canadienne ; cette compagnie, qui lie les associés pour 11 ans, porte le nom de Compagnie des Marchands de Rouen et de Saint-Malo et aussi celui de Compagnie de Champlain, à cause du rôle important du lieutenant du prince de Condé. Malgré une tentative des Rochelais pour s’accaparer la traite de Tadoussac, le commerce est excellent en 1614. Champlain peut caresser les plus beaux espoirs. Préoccupé aussi de favoriser la vie religieuse, Champlain, appuyé par Condé et par Louis Houel, secrétaire du roi, obtient quatre récollets, dont Denis Jamet, leur premier supérieur au Canada, et la compagnie s’offre à les nourrir. Avec eux, Champlain s’embarque à Honfleur le 24 avril 1615 et, dès son arrivée à Tadoussac, le 25 mai, il part pour le saut Saint-Louis afin de rencontrer les indigènes. Lié par des promesses répétées de les aider contre les Iroquois, et intéressé à pousser plus avant ses « découvertures », Champlain, avec deux Français, dont l’un fut peut-être Étienne Brûlé, entreprend le 9 juillet 1615 son grand voyage au pays des Hurons. Il remonte la rivière des Outaouais, dépasse cette fois l’île aux Allumettes, atteint la rivière Mataouan ; puis, par le lac des Népissingues (Nipissing) et par la rivière des Français, il parvient au grand lac Attigouautau (lac des Hurons) qu’il appelle mer Douce. Le 1er août, il arrive enfin chez les Hurons, dans un pays dont la beauté et la fertilité l’émerveillent.
Le rendez-vous militaire est à Cahiagué (sur le lac Simcoe) ; il s’y rend à petites étapes, visitant les villages que ferment des palissades de bois. Après avoir envoyé une délégation de 12 guerriers hurons – auxquels s’est aussi joint Brûlé – prévenir les alliés andastes au sud de l’Iroquoisie, l’expédition se met en marche le 1er septembre. Par un pays où les arbres semblent avoir été plantés par plaisir, on franchit le lac Ontario à son extrémité orientale ; à 14 lieues de là, on cache les canots et on s’enfonce à l’intérieur des terres. Le 10 octobre, après avoir suivi la rivière Onneiout (Oneida), on se trouve en présence d’un fort iroquois (en un lieu situé sur le côté est du lac Onondaga ou, selon une thèse sérieuse, à Nichols Pond, près de Perryville, N. Y., au sud du lac Oneida).
C’était un fort défendu par 4 palissades de 30 pieds, muni de galeries en parapet où les Iroquois avaient aménagé des gouttières pour éteindre le feu. Champlain fut contraint par l’impatience des alliés à précipiter l’attaque. Il dut recourir à la stratégie du siège des villes fortes : cavalier pour tirer à l’intérieur de la place, mantelets pour couvrir les assiégeants, bois pour enflammer la palissade. Les Hurons manquaient de discipline, le désordre fit échouer l’assaut et Champlain fut lui-même blessé de deux flèches à une jambe, dont l’une dans le genou. Au bout de trois heures, il fallut se désister. Les alliés attendirent en vain jusqu’au 16 octobre le secours des Andastes ; ne voyant rien venir, ils commencèrent leur longue retraite ; à cause de son genou, Champlain fut porté quelques jours, garrotté dans un panier au dos d’un Huron, comme « un petit enfant en son maillot ».
Il désirait revenir à Québec, mais les Hurons tenaient à ce qu’il hiverne parmi eux : il accepta, bien malgré lui. Il partit bientôt avec eux à une grande chasse au cours de laquelle, comme le prêtre Aubry en 1604, il s’égara dans la forêt, poursuivant d’un arbre à l’autre un oiseau étrange : sans boussole, vivant de gibier et dormant sous un arbre, il erra pendant trois jours avant de rejoindre enfin la troupe par hasard. La chasse terminée, on arriva à Cahiagué le 23 décembre ; il y passa la Noël et le Jour de l’an ; le 5 janvier 1616, il retrouva le récollet Le Caron à Carhagouha. Dès le 15, Champlain se rendit, avec le récollet, visiter les Pétuns (au sud de Nottawasaga Bay), puis les Cheveux-Relevés (Outaouais, au sud de la baie Georgienne), visitant les bourgades et invitant les indigènes à venir à Québec. Il profita de cet hiver « pour considerer leur pays, mœurs, coustumes, & façon de vivre » : il nous en a laissé une description détaillée qui est une somme ethnographique de la Huronie. Cependant, il ne put guère se renseigner sur l’Ouest mystérieux : à cause des guerres, les Hurons avaient peu voyagé de ce côté.
Enfin, le 22 mai 1616, Champlain quitta le pays des Hurons ; 40 jours plus tard, il retrouva au saut Saint-Louis Gravé Du Pont, qui le croyait mort. Aux Hurons, Champlain affirma de nouveau son projet de construire une habitation au saut Saint-Louis et ils s’engagèrent à venir y habiter. Le 11 juillet, il était à Québec : il agrandit l’Habitation, fit couper du blé pour le montrer en France. Il s’embarqua le 20 juillet et fut à Honfleur le 10 septembre.
C’était pour y apprendre que le prince de Condé venait d’être arrêté : ce « qui me fit juger que nos envieux ne tarderoient gueres à vomir leur poison », écrivit-il. De fait, le maréchal de Thémines se fit donner la charge de vice-roi : Champlain demeura quand même lieutenant et les associés allèrent jusqu’à montrer un zèle soudain à l’égard de la colonie, mais le tout « s’en alla en fumée » et, quand Champlain voulut, en 1617, s’embarquer à Honfleur, l’associé Daniel Boyer lui signifia qu’il n’était plus le lieutenant du vice-roi. Champlain partit quand même pour la Nouvelle-France où il ne fit qu’un bref séjour (ce voyage de 1617 a été mis en doute, mais il demeure possible, même si nous retrouvons Champlain à Paris le 22 juillet).
En février 1618, il tente un grand coup en adressant deux mémoires, l’un au roi et l’autre à la Chambre du Commerce, qui donnent tout le programme de Champlain. Il écrit au roi que, par la Nouvelle-France, on pourrait « parvenir facilement au Royaume de la Chine et Indes orientales, d’où l’on tireroit de grandes richesses » ; la douane que l’on percevrait à Québec sur toutes les marchandises en provenance ou à destination de l’Asie « surpasseroit en prix dix fois au moins toutes celles qui se lèvent en France » ; on s’assurerait un pays de « près de dix-huict cens lieues de long, arrousé des plus beaux fleuves du monde » et l’on établirait la foi chrétienne parmi une infinité d’âmes. Pour asseoir solidement la Nouvelle-France, Champlain propose qu’on établisse à Québec, dans la vallée de la rivière Saint-Charles, « une ville de la grandeur presque de celle de Sainct-Denis, lacquelle ville s’appellera, s’il plaict à Dieu et au roy, Ludovica » ; un fort dominerait cette ville ; un autre serait construit sur la rive sud du fleuve, un troisième à Tadoussac. On mènerait au pays 15 récollets, 300 familles de 4 personnes et 300 soldats ; le roi enverrait quelqu’un de son conseil pour « establir et ordonner des loix fondamentales de l’estat » et une justice gratuite.
Ce programme civilisateur était fait pour plaire au roi ; Champlain intéresserait les grands entrepreneurs en énumérant les richesses qu’on pourrait tirer du pays ; ce « grand commerce infaillible » comprendrait les articles suivants : pêcheries de morues, de saumons, d’esturgeons, d’anguilles et de harengs ; huiles et barbes de baleines ; bois « de haulteur esmerveillable » ; gomme, cendres, goudron ; racines à teinture, chanvre ; mines d’argent, de fer, de plomb ; toiles, pelleteries, pierres de valeur, vignes, bétail enfin, profits à tirer du « chemin raccourcy pour aller à la Chine » par le Saint-Laurent. En gros, Champlain estimait les revenus annuels à quelque 5 400 000#. Dans cette évaluation, les produits de l’agriculture comptaient bien peu (car la France ne pouvait être intéressée à nos produits agricoles) ; les fourrures n’étaient là que pour 400 000# : comme le fit Talon, dans la suite, Champlain ne souhaitait pas que toute l’économie du pays repose sur le seul article des fourrures et nous remarquons que cet estimé de Champlain est assez près de ce qu’elles rapporteront en moyenne chaque année. Champlain rêvait donc d’un pays à économie diversifiée. Programme de vaste envergure ! C’est en 1618 que nous trouvons tracée pour la première fois une grande politique de colonisation.
La Chambre du Commerce s’en trouve tout de suite convaincue : le 9 février 1618, elle demande au roi qu’on donne à Champlain les moyens d’établir en Nouvelle-France 300 familles par an et qu’on assure aux associés le monopole du commerce des fourrures ; le 12 mars 1618, le roi enjoint aux associés d’assister Champlain « des choses requises & necessaires » pour l’exécution du commandement qu’il a reçu et de « faire tous les ouvrages qu’il jugera necessaires pour l’establissement des Colonies que nous desirons de planter audit pays ». Muni de l’appui du roi, Champlain s’embarque le 24 mai 1618, avec son beau-frère Eustache Boullé, âgé de 18 ans ; il arrive à Tadoussac le 24 juin suivant. À Québec, trois jours plus tard, il constate que la culture a fait du progrès, mais il doit se rendre à Trois-Rivières juger le meurtre de deux Français par deux Montagnais en 1616 ou, plus probablement, en 1617. Champlain préfère « couller ceste affaire à l’amiable, & passer les choses doucement », afin de s’attacher les indigènes. La traite finie, Champlain se rembarque pour Tadoussac le 26 juillet, avec l’espoir de revenir l’année suivante « avec bon nombre de familles pour peupler ce pays » ; il est à Honfleur le 28 août.
Or, en France, les procès allaient leur train : les États de Bretagne obtinrent du Conseil du roi la liberté du commerce ; Champlain parvint à la faire révoquer. Les associés se refusaient jusque-là à assurer le peuplement, craignant de n’avoir plus les fourrures que par l’intermédiaire des habitants et d’être chassés ensuite par ceux qu’ils auraient eux-mêmes établis ; mais ils comprirent qu’il fallait donner suite au devoir de peuplement : le 21 décembre 1618, Champlain leur fit signer un état par lequel les associés s’engageaient à mener et entretenir à Québec 80 personnes, avec animaux et graines de semence ; de plus, le 24 du même mois, Champlain toucha une pension de 600# que lui assurait le roi ; et le 14 janvier suivant, il reçut les 1 500# qui étaient dues sur la dot de sa femme. Tout semblait en bonne voie de réussite. Mais voici que, à l’instigation de Boyer, les associés voulurent restreindre Champlain à l’exploration et confier le commandement de Québec à Gravé Du Pont. Champlain refusa : « ils pensoient avoir le gouvernement à eux seuls, & faire là comme une Republique à leur fantaisie » ; il revendiqua son droit de commander à Québec et de s’adonner aux découvertes s’il le jugeait à propos. Sûr de son fait, il partit pour Rouen avec sa femme afin de s’embarquer pour Québec. Il montra la lettre du roi et les articles signés par les associés, et prouva qu’il était le lieutenant du prince de Condé. En vain : les associés refusèrent tout net, le bateau partit et Champlain rentra à Paris plaider sa cause au Conseil du roi : « Nous voila à chicaner ». Un arrêt le confirma en son commandement (« lequel arrest je leur fais signifier en plaine Bourse de Roüen »), mais le voyage de 1619 était quand même raté. Pendant ces loisirs forcés, Champlain avait rédigé le récit de ses Voyages de 1615 à 1618, dont le privilège de publication est du 18 mai 1619.
Redevenu libre en octobre 1619, le prince de Condé cède ses droits de vice-roi à Henri II, duc de Montmorency, amiral de France ; celui-ci confirme Champlain en sa charge et nomme le sieur Dolu, grand audiencier du royaume, intendant pour mettre la société « en meilleur estat de bien faire ce qu’elle n’avoit fait ». Le 7 mai 1620, Louis XIII écrit à Champlain pour lui recommander de maintenir le pays en « mon obeissance, faisant vivre les peuples qui y sont, le plus conformement aux loix de mon Royaume, que vous pourrez ». À partir de ce moment, Champlain se consacrera exclusivement à l’administration du pays ; il ne fera plus de grands voyages de découverte, sa carrière d’explorateur a pris fin.
En ce printemps de 1620, Champlain repartit pour la Nouvelle-France, cette fois avec sa femme (âgée d’environ 22 ans), dont c’était la première traversée ; ce fut malheureusement une « fascheuse traverse ». Rendu à Québec en juillet, Champlain fit lire en public sa commission et prit possession du pays au nom du vice-roi de Montmorency. Il entreprit des réparations : il pleuvait dans l’Habitation et le magasin tombait en ruines ; malgré la répugnance des associés, il fit commencer le fort Saint-Louis, sur la falaise sud du cap aux Diamants : les travaux durèrent tout l’automne et tout l’hiver. À la mi-mai 1621, il apprit que la traite avait été remise aux de Caën et qu’il devait s’emparer des marchandises de l’ancienne société ; aux commis qui s’inquiétaient, Champlain permit de continuer la traite en attendant. Or, en juin, Gravé Du Pont, qui était de l’ancienne société, survint en même temps que les de Caën ; un conflit était imminent, Champlain se fortifia. On parlementa avec les uns et les autres, mais sur ces entrefaites, on apprit que le roi permettait la traite aux deux compagnies pour cette année ; Guillaume de Caën n’en voulut pas moins saisir le vaisseau de Gravé et Champlain descendit à Tadoussac pour « rendre justice » ; de Caën saisit le vaisseau puis, se ravisant, prétexta que l’embarcation n’était pas suffisamment armée et la rendit à François Gravé. Ce conflit et la rivalité des deux compagnies étaient bien significatifs de l’état d’instabilité de la colonie, et on avait par ailleurs diverses plaintes à faire entendre : le 18 août 1621, avec la permission de Champlain, une assemblée générale des habitants chargea le récollet Le Baillif d’aller, à titre de député, présenter en France les griefs du pays. Dans le mémoire qu’il présenta au roi, nous retrouvons les mêmes arguments que Champlain avait fait valoir en 1618, y compris le passage de l’Asie. Le récollet soumettait les demandes suivantes : l’exclusion des huguenots, la fondation d’un séminaire pour Amérindiens, plus de puissance dans l’exercice de la justice, une défense militaire plus forte, une augmentation de la pension de Champlain. Le roi répondit en fusionnant les deux compagnies, sous la direction des de Caën : ceux-ci s’engageaient à nourrir six récollets et à établir six familles ; quant à la pension de Champlain, elle était augmentée. Peu après cette assemblée générale, dont Champlain ne souffle mot dans ses écrits, étaient publiées à Québec, le 12 septembre 1621, les premières ordonnances. Les textes de cette première législation de la Nouvelle-France n’ont pas été retrouvés.
Législateur, Champlain s’applique aussi à jouer un rôle politique auprès des Amérindiens. Afin de « commencer à prendre quelque domination sur eux », il réussit à leur imposer un chef de son choix, Miristou, et il est convenu que désormais seul sera élu celui qui plaira aux Français ; et les Amérindiens, convaincus par Champlain de se fixer et de cultiver la terre, commencent à défricher près de Québec au printemps de 1622 ; de plus, en juin, Champlain reçoit la visite d’Iroquois venus en pourparlers de paix ; il convainc ses alliés des avantages de la paix et les amène à envoyer quatre des leurs en Iroquoisie ; il poursuit ses efforts de pacification lorsqu’en juillet 1623, à l’embouchure du Richelieu, il apaise une querelle entre Hurons et Algonquins, et pardonne à un Amérindien coupable d’avoir tué des Français.
Le progrès matériel de la colonie le préoccupe aussi. En août 1623, il se rend visiter les prairies du cap Tourmente où il fait faire 2 000 bottes de foin et il songe dès lors à faire de l’endroit « un lieu propre pour la nourriture du bestial ». En novembre, il aménage un chemin pour rendre plus facile l’accès au cap aux Diamants. Au cours de l’hiver 1623–1624, il tire les plans d’une nouvelle habitation, assemble les matériaux, fait couper et traîner le bois. Il pose la première pierre le 6 mai 1624. Le 15 août, la construction étant « bien advancée », Champlain quitte Québec avec sa femme (qui n’y reviendra plus). Le premier octobre, il débarque à Dieppe, d’où il se rend à Saint-Germain faire rapport au roi.
La vice-royauté change encore de mains : Montmorency se démet en faveur de Henri de Lévis, duc de Ventadour. Le 15 février 1625, Champlain est confirmé par Ventadour dans sa fonction de lieutenant du vice-roi et reçoit comme lieutenant son beau-frère Boullé. Ventadour charge Champlain de « commettre des officiers pour la distribution de la Justice, & entretien de la Police, Reglemens & Ordonnances », et l’encourage à chercher le chemin de la Chine. Ce dernier objectif semble de moins en moins intéresser Champlain, ou bien il n’a plus le loisir de s’en occuper. Après un séjour d’un an et demi en France, Champlain se rembarque le 15 avril 1626. Il est à Québec le 5 juillet. Il y trouve les Jésuites, arrivés l’année précédente sur l’invitation des Récollets. Champlain fait Compléter l’Habitation et, malgré les de Caën et les associés, décide de raser le fort pour en faire un plus grand. Pour ceux qui veillent à l’élevage et aux foins, il dirige personnellement la construction d’une habitation au cap Tourmente : deux corps de logis et une étable à la façon de Normandie. Poursuivant sa politique de paix, au printemps de 1627, il empêche les alliés de déclarer la guerre aux Iroquois en envoyant un ambassadeur français en Iroquoisie, mission qui se terminera toutefois par une tragédie.
Ce fut en 1627 également que le cardinal de Richelieu, après avoir supprimé la charge d’amiral et obtenu la démission du vice-roi de Ventadour, prit la Nouvelle-France sous sa juridiction immédiate. Il établit la Compagnie des Cent-Associés, dont Champlain devint tout de suite membre. Ce nouveau régime apporta à Champlain une promotion : depuis 1612, il était lieutenant d’un vice-roi qui, malgré son rang, n’avait pas la haute direction des affaires de France. Mais le 21 mars 1629, Champlain devint le lieutenant et le représentant de Richelieu lui-même : les textes de cette époque le qualifient de « commandant en la Nouvelle-France en l’absence » de Richelieu. Il atteint ainsi le sommet de sa carrière. Car, si Champlain a exercé les fonctions de gouverneur et si les Relations lui en donnent le titre, il n’a cependant jamais reçu de commission de gouverneur.
L’instauration de la Compagnie des Cent-Associés laissait espérer à Champlain tous les succès, mais, en attendant, la colonie continuait de vivoter. Au début de 1628, Champlain nota un événement qui a son importance. Il nous apprend que, le 27 avril, la terre « fut entamée avec le Soc & les bœufs », travail qui, auparavant, devait se faire à bras d’hommes. Ce progrès survenait un an après la mort de Louis Hébert. Les secours annuels tardant à arriver et la famine se faisant sentir, Champlain fit préparer une barque pour renvoyer du monde à Gaspé. Au début de juillet, on apprit que les Anglais avaient pillé l’habitation du cap Tourmente puis, le 10, des Basques apportèrent une sommation des Kirke. Québec était fort mal en point : chaque personne était réduite à 7 onces de pois par jour et il ne restait que 50 livres de poudre à canon. Sûr de l’arrivée prochaine des secours, Champlain joua le Gascon : prétextant que « bonne mine n’est pas défendüe », il répondit aux Kirke qu’il était bien pourvu : « nous attendons d’heure à autre pour vous recevoir ». Les Kirke n’insistèrent pas, mais prirent les dispositions pour bloquer tout secours. Le 8 juillet, ils avaient intercepté le premier envoi de la Compagnie des Cent-Associés, une flotte de 4 navires qui portaient environ 400 personnes. Québec se trouva réduit à l’extrême nécessité. On s’évertua à trouver des moyens de subsistance ; on alla jusqu’à piler les pois pour en faire de la farine et augmenter ainsi la « boüillie ».
Comme les secours n’arrivent pas davantage au printemps de 1629, Champlain envoie encore des gens à Gaspé pour avoir moins de monde à nourrir, et ceux qui restent se mettent à la culture pour avoir de quoi subsister l’hiver suivant. Or, le 19 juillet, des vaisseaux anglais paraissent derrière la Pointe-Lévy, une chaloupe vient présenter une sommation des Kirke. Cette fois, Champlain ne peut payer de mine. Il est contraint de livrer Québec, après avoir obtenu dans la capitulation les meilleures conditions possibles. Le 24 juillet, il quitte Québec. En descendant à Tadoussac, on rencontre un vaisseau d’Émery de Caën : Champlain, qui fait le voyage avec les Kirke, reçoit l’ordre de descendre sous le tillac et la bataille s’engage entre Anglais et Français ; puis, le général anglais fait sortir Champlain et l’oblige à servir d’intermédiaire : de Caën annonce alors qu’il apporte du secours en attendant la venue de Razilly et que la paix doit être faite entre la France et l’Angleterre : les Anglais n’en veulent rien croire. Arrivé à Tadoussac le 1er août, Champlain doit y faire un séjour prolongé : il a l’occasion de semoncer vertement Étienne Brûlé et Nicolas Marsolet qui se sont mis au service de l’ennemi, et il essaie en vain d’obtenir la permission d’emmener en France les Montagnaises Charité et Espérance, qu’il avait adoptées.
Voyageant à bord d’un navire anglais, Champlain arrive à Londres le 29 octobre. Il se rend tout de suite chez l’ambassadeur de France et lui démontre que la prise de Québec a eu lieu deux mois après la signature de la paix ; il présente l’original de la capitulation, des mémoires et une carte du Canada (cette carte n’a pas été retrouvée). Au début de décembre, il est de retour en France après une absence de plus de trois ans et demi. Il rencontre les membres de la compagnie, Richelieu et le roi lui-même, et les presse de hâter la restitution de la Nouvelle-France. En 1630, il soumet au roi un appel qui reprend les arguments de 1618 : l’importance d’un pays immense, son utilité « tant pour le commerce au dehors, que pour la douceur de la vie au dedans », le « grand & admirable negoce » qui se fera si on découvre le chemin de la Chine, le « nombre infiny de peuples sauvages » à convertir ; il énumère la longue variété des ressources de la Nouvelle-France et, après l’expérience des années 1628 et 1629, il ajoute une idée nouvelle : obliger les Français « à la culture de la terre, avant toutes choses, afin qu’ils ayent sur les lieux le fondement de la nourriture, sans estre obligez de la faire apporter de France ». Dès avril 1630, Louis XIII décide de demander la restitution du pays, mais les négociations vont traîner en longueur : il faudra attendre le traité de Saint-Germain-en-Laye, en 1632. Or, quand tout est réglé, c’est Émery de Caën qui, le 4 mars 1632, est nommé provisoirement commandant de Québec et, le 20 avril suivant, Isaac de Razilly se voit offrir la lieutenance de la Nouvelle-France : il refuse parce qu’il juge Champlain plus compétent, et enfin, le 1er mars 1633, Champlain est de nouveau chargé de commander en Nouvelle-France en l’absence de Richelieu.
Qu’a-t-il fait pendant ce séjour de trois ans en France, à part ses démarches pour hâter la restitution de la colonie ? On le retrouve à Brouage le 27 septembre 1630, lorsqu’il y fait la vente de deux maisons. Le 13 février 1632, Champlain et sa femme se font une donation mutuelle de leurs biens. Au cours de 1632, il publie les Voyages de la Nouvelle-France, qu’il dédie à Richelieu. Cet ouvrage contient une rétrospective historique depuis 1504, ses propres voyages de 1603 à 1629 et une relation de ce qui s’est passé en 1631 ; il y joint une carte de la Nouvelle-France et son Traitté de la marine et du devoir d’un bon marinier.
Champlain reparaît à Québec le 22 mai 1633 après une absence de près de quatre ans. Peu après son arrivée, il fait construire aux frais de la Compagnie des Cent-Associés une chapelle « à l’honneur de nostre Dame » : ce sera Notre-Dame-de-la-Recouvrance, près du fort, sur le cap aux Diamants (on en a retrouvé les fondements en 1958, à l’intérieur du quadrilatère que forment les rues du Fort, Buade, du Trésor et Sainte-Anne).
Le 15 août 1633, il écrit à Richelieu pour le prier de mettre fin à la traite anglaise de Tadoussac et de lancer une grande offensive contre l’Iroquoisie. Il lui écrit de nouveau le 18 août 1634 pour faire rapport : j’ai relevé les ruines de Québec, accru les fortifications, construit une habitation à 15 lieues en amont de Québec sur un îlot, nommé Richelieu, d’où l’on peut commander le fleuve ; j’en ai fait commencer une autre à Trois-Rivières. Il aurait pu ajouter qu’il venait d’envoyer Jean Nicollet en mission de paix et de découverte chez les riverains des Grands Lacs. Il souhaite qu’on extermine les Iroquois ou qu’on les fasse « venir à la raison ». Ce document, qui est le dernier que nous possédions de Champlain, est optimiste : le zèle de la compagnie à remplir ses obligations et l’arrivée de ces nombreuses familles en 1634 ont donné à Champlain « de nouveaux courages ».
En 1635, sa santé décline rapidement ; ce qui explique sans doute que, sans rien savoir de ce qui s’est passé à Québec au début de l’hiver, Paris désignera un successeur à Champlain dans la personne de Charles Huault de Montmagny le 15 janvier 1636. En octobre 1635, Champlain est pris de paralysie. C’est alors que, dans un geste typique de cette époque et oubliant les engagements déjà conclus avec sa femme, Champlain institue la Vierge Marie son héritière, laissant ainsi ses meubles et sa part de la compagnie à l’église Notre-Dame-de-la-Recouvrance. Ce testament, confirmé à Paris en 1637, sera cassé deux ans après à la demande d’une cousine germaine, Marie Camaret.
Assisté jusqu’à ses derniers instants par le jésuite Charles Lalemant, Champlain, le 25 décembre 1635, mourut ou plutôt, selon l’expression savoureuse du père Paul Le Jeune, « prit une nouvelle naissance au Ciel ». Aux obsèques solennelles, le père Le Jeune prononça l’oraison funèbre : « je ne manquay pas de sujet », dit le jésuite ; « s’il est mort hors de France, son nom n’en sera pas moins glorieux à la Postérité » ; peut-être cela fut-il le thème du discours. Champlain fut ensuite inhumé provisoirement dans un lieu anonyme pour être plus tard (probablement en 1636, après que Montmagny eut agrandi l’église) transporté dans une chapelle qui fut construite en annexe à l’église et qui prit d’abord le nom de chapelle de Monsieur le Gouverneur, puis celui de chapelle de Champlain. Détruite par un incendie en 1640 en même temps que l’église et la résidence des Jésuites, cette chapelle fut tout de suite rebâtie, mais on n’en entend plus parler après 1664 et elle n’existe plus, semble-t-il, en 1674. On suppose que les corps qu’elle recouvrait furent transportés sous la nouvelle église paroissiale (aujourd’hui Notre-Dame de Québec) : depuis les travaux qu’on a faits dans le sous-sol en 1877, il paraît désormais impossible de retrouver les restes de Champlain.
Champlain a beaucoup écrit, mais, dans son œuvre abondante et si riche en détails, il n’a rien dit de sa vie privée : il s’est tu sur ses origines, sa conversion (s’il est né protestant), son mariage et son épouse. Une seule fois il nous a parlé, et brièvement, d’une maladie qu’il a subie. Par contre, on ne sait guère que par ses écrits l’évolution de sa carrière : de 1607 à 1625, nous ne connaissons de Champlain que ce dont il a parlé lui-même. Quand les Relations des Jésuites apparaissent, Champlain est un homme bien en place qu’on respecte et qu’on ne critique pas ; de sorte qu’elles n’ajoutent à la biographie du personnage que des traits officiels. Dans ces conditions, il est difficile de se faire de Champlain une image conforme à la réalité.
De son œuvre écrite, nous pouvons dégager quelques traits dominants. Un trait physique d’abord : une nature saine, robuste, nerveuse. Il semble bien n’avoir jamais souffert du scorbut, ni en Acadie ni à Québec ; les longs voyages sur mer (à partir de 1603, il traverse l’Atlantique 21 fois), les expéditions hasardeuses, le séjour chez les indigènes ne paraissent aucunement l’affecter ; indomptable, il court tous les risques pour s’assurer du prestige : par exemple, il saute en canot les rapides de Lachine. Les qualités morales reflètent cette santé et cette énergie. Ardent à tout voir, à tout connaître, il est partout dans la découverte, qu’il s’agisse d’examiner un port, d’étudier un sol ou une tribu, de chercher une mine ; observateur, c’est en poursuivant un oiseau étrange qu’il s’égare dans les forêts de la Huronie. Il est tenace à atteindre son but : quand de Monts se désiste, c’est lui qui, malgré les plus odieuses tracasseries, tient tête à ces marchands qui se refusent à toute colonisation. C’est d’ailleurs dans ce conflit qu’est tout le drame de la carrière de Champlain. On s’attendrait, par conséquent, à trouver en lui un homme intraitable, dur aux autres : au contraire, il est jovial, aimant le bien boire et le bien manger, fondateur de l’ordre de Bon Temps ; il se comporte envers les indigènes avec la plus parfaite bonhomie, les faisant rire constamment, usant du pardon à leur égard dans des circonstances qui nous étonnent : il aime mieux se les attacher que les punir. Cette bonté caractéristique ne l’empêchera cependant pas de décocher à l’occasion quelques traits (comme il le fait à l’adresse de Lescarbot) ou de manœuvrer avec habileté pour appliquer une politique de domination : il obtient des indigènes qu’ils ne choisissent pour chef que celui qui aura été l’élu des Français.
Champlain est un homme religieux. Son zèle se manifeste, par exemple, lorsque, en 1615, sur son intervention, les Récollets s’amènent en Nouvelle-France. Il se manifeste aussi dans les écrits, mais ici il importe de faire des distinctions : il nous faut d’abord mettre à part les dédicaces qui, à cause de leur style, ne peuvent être de Champlain (et c’est dans une de ces dédicaces que l’on met le salut d’une âme au-dessus de la conquête d’un empire) ; il faut ensuite distinguer entre les œuvres des débuts et la dernière. Les écrits de 1603 à 1619 n’offrent rien de caractéristique au point de vue religieux : d’ailleurs, le Champlain d’Acadie, préoccupé surtout de la découverte de mines, n’a rien d’un apôtre et, en l’absence de prêtre au cours de l’hiver 1606–1607, ce n’est pas lui qu’on choisit pour faire le catéchisme, mais Lescarbot. Il faut attendre l’édition de 1632 pour constater dans les œuvres de Champlain un souci évident d’apostolat ; c’est l’époque où, selon les Relations, Champlain mène une vie d’homme dévot, se faisant lire la vie des saints au souper, présidant à l’examen de conscience et aux prières qu’on fait le soir en commun. Il serait toutefois ridicule de vouloir ranger les écrits de Champlain auprès des lettres d’une Marie de l’Incarnation [V. Guyart] ou à côté de l’œuvre de Mgr de Laval* : Champlain n’a rien d’un mystique.
Champlain n’a de l’humaniste ni le souci de peindre l’homme, ni la méditation profonde, ni le style raffiné. C’est un homme d’action, géographe et ethnographe, qui raconte ce qu’il a fait et ce qu’il a vu comme on rédige une œuvre d’information. Certes, on regrette que Champlain n’ait pas eu le souci de nous décrire cette société des débuts de la Nouvelle-France avec sa mentalité, ses institutions, et cela est d’autant plus regrettable que Champlain est, pour les 15 premières années de Québec, l’unique source de renseignements. Mais il nous a laissé, écrits avec force détails techniques et parfois dans un style pittoresque, un inventaire géographique de l’Acadie, du Saint-Laurent et des Grands Lacs, une somme de l’ethnographie amérindienne et des annales aussi précieuses que les Relations des Jésuites.
Que voulait Champlain ? En réunissant des phrases cueillies ici et là et en insistant sur le goût de Champlain pour le jardinage, on a voulu voir en lui le fondateur d’une colonie agricole : on pourrait tout aussi bien, par le même mauvais procédé, faire de Champlain un homme consacré tout entier à la recherche des mines... Le programme de Champlain, il est dans les mémoires de 1618 : l’agriculture y apparaît comme élément de soutien, car la colonie doit évidemment se nourrir autant que possible de ce que peut produire le pays ; mais Champlain, réaliste, sait que la France n’aurait que faire d’une colonie agricole ; il fait constamment valoir que la grandeur de la France dépend du « grand commerce infaillible » d’une colonie dont toutes les richesses naturelles seraient exploitées. C’est dans cette perspective des grandes affaires, et non dans une perspective agricole, que Champlain est, avant Talon, notre premier grand colonisateur.
Champlain a été l’homme aux projets sans cesse renaissants : en Acadie, il comptait découvrir plusieurs mines et le chemin de l’Asie ; dans le Saint-Laurent, il voulait aussi trouver le chemin de l’Asie et installer à Québec un poste de douane entre l’Europe et la Chine ; il s’était proposé d’ériger une habitation à Montréal ; il voulait déménager dans la vallée du Saint-Laurent les Algonquins de l’île aux Allumettes et même les Hurons ; il avait en son programme de 1618 d’établir une grande ville, Ludovica, sur les bords de la rivière Saint-Charles. Il n’a pas réalisé ces projets, mais il lui reste le mérite beaucoup plus grand d’avoir établi la Nouvelle-France. Si, malgré l’indifférence des autorités, il ne s’était pas entêté à maintenir la présence française dans le Saint-Laurent, on peut supposer que, les étrangers ayant occupé l’espace vide, il n’y aurait pas eu de Nouvelle-France. De plus, c’est lui qui a édifié le grand réseau de la traite des fourrures et qui a assuré l’emprise des Français sur les tribus montagnaises, algonquines et huronnes. Assurément, lorsqu’il meurt, la colonie du Saint-Laurent est peu de chose (150 habitants, alors que Boston, vieille de 5 ans, en a déjà 2 000), mais grâce à Champlain, les bases sont en place. Au point de départ de l’histoire continue du Canada, nous trouvons Champlain ; il en est volontairement et par principe à l’origine ; on doit saluer en lui le fondateur du Canada.
Nous ne connaissons aucun portrait authentique de Champlain. On a répandu une image que l’on a déclarée véritable, mais, comme l’a démontré Biggar, elle représente un contrôleur des Finances peu scrupuleux, Particelli d’Émery. Selon Lanctot, ce « portrait d’un homme adipeux et veule, est une fabrication qui insulte au soldat et au marin, énergique et vigoureux » que fut Champlain. Celui-ci s’est représenté dans une gravure qui illustre la victoire du lac Champlain en 1609, mais les traits de sa figure sont beaucoup trop imprécis, et il n’est pas sûr que le graveur se soit proposé de donner une image fidèle. À force d’ingénieuses déductions, le biographe Bishop suppose que Champlain était maigre et nerveux, d’une taille inférieure à la normale ; il reste à retrouver le visage...
Les œuvres de Champlain, d’abord éditées en 6 volumes en 1870 à Québec, par l’abbé C.-H. Laverdière [Champlain, Œuvres (Laverdière)], ont été rééditées, de 1922 à 1935, par H. P. Biggar à Toronto, dans la Champlain Society [Champlain, Œuvres (Biggar)]. Cette dernière édition, qui est bilingue, comprend 6 volumes et une chemise de cartes ; c’est l’édition que nous avons surtout utilisée. Elle contient le Brief discours, le Des sauvages de 1603, les Voyages de 1613, le Quatriesme voyage, les Voyages de 1619, les Voyages de 1632 et le Traitté de la marine ; l’éditeur a aussi publié en appendice des documents jusque-là inédits, qui vont des années 1610 à 1619 et 1629 à 1634.
AN, V6, 62, no 13 ; Col. C11A, 1, F3, 3.— [Samuel de Champlain], Champlain, éd. Marcel Trudel (« Classiques canadiens », V, Montréal et Paris, 1956), 7–13.— [Samuel de Champlain], Les Voyages de Samuel Champlain, saintongeois, père du Canada, éd. Hubert Deschamps (« Colonies et Empires », 2e série, 1951), 1–45.— Documents inédits, éd. Joseph Le Ber, RHAF, III (1949–50) : 594–597.— Documents inédits : séjour de Champlain à Brouage en 1630, éd. Marcel Delafosse, RHAF, IX (1955–56) : 571–578.— Inédit sur le fondateur de Québec, éd. A.-Léo Leymarie, NF, 1 (1925) : 80–85.— JR, (Thwaites), IV, V, VI et IX.— La Minute notariée du contrat de mariage de Champlain, éd. Emmanuel de Cathelineau, NF, V (1930) : 142–155.— Lescarbot, Histoire (Tross), II, III.— Sagard, Histoire du Canada (Tross), III, IV.
Les études sur Champlain sont très nombreuses : nous ne signalons ici que celles qui offrent un intérêt particulier. Sur le voyage aux Indes : Claude de Bonnault, Encore le Brief discours : Champlain a-t-il été à Blavet en 1598 ?, BRH, LX (1954) : 59–69.— Jean Bruchési, Champlain a-t-il menti ?, Cahiers des Dix, XV (1950) : 39–53.— Marcel Delafosse, L’Oncle de Champlain, RHAF, XII (1958–59) : 208–216.— Jacques Rousseau, Samuel de Champlain, botaniste mexicain et antillais, Cahiers des Dix, XVI (1951) : 39–61.— L.-A. Vigneras, Encore le capitaine provençal, RHAF, XIII (1959–60) : 544–549 ; Le Voyage de Samuel Champlain aux Indes occidentales, RHAF, XI (1957–58) : 163–200.
Sur l’astrolabe de Champlain : Charles Macnamara, Champlain’s astrolabe, The Canadian Field Naturalist, XXXIII (1918–19) :103–109.— A. J. Russell, On Champlain’s astrolabe[...] (Montréal, 1879).
Sur les portraits de Champlain : H. P. Biggar, The portrait of Champlain, CHR, I (1920) : 379s.— Lanctot, Histoire du Canada, I : 207.— V. H. Paltsits, A critical examination of Champlain’s portraits, BRH, XXXVIII (1932) : 755–759.
Sur le tombeau de Champlain : Silvio Dumas, La Chapelle Champlain et Notre-Dame-de-Recouvrance (« SHQ, Cahiers d’histoire », X, 1958). Pour le testament, découvert en 1959 : Robert Le Blant, Le testament de Samuel Champlain, 17 novembre 1635, RHAF, XVII (1963–64) : 269–286.
De brèves études récentes : Lucien Campeau, Les Jésuites ont-ils retouché les écrits de Champlain ?, RHAF, V (1951–52) : 340–361.— Florian de La Horbe, L’Incroyable Secret de Champlain (Paris, 1959).— A. Tessier, France nouvelle ou simple colonie commerciale, Cahiers des Dix, XXII (1957) : 43–51.— A. Z. Zeller, The Champlain-Iroquois Battle of 1615 (Oneida, N.Y., 1962). Enfin, deux biographies importantes : Morris Bishop, Champlain : the life of fortitude (New York, 1948).— Dionne, Champlain.
Sur la date de naissance de Champlain : Jean Liebel, on a vieilli Champlain, RHAF, XXXII (1978), 229–237.
Bibliographie de la version révisée :
Samuel de Champlain, Premiers Récits de voyages en Nouvelle-France, 1603–1619, Mathieu d’Avignon, édit. (Québec, 2009).– D. H. Fischer, le Rêve de Champlain, Daniel Poliquin, trad. ([Montréal], 2011).
Marcel Trudel, « CHAMPLAIN, SAMUEL DE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 22 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/champlain_samuel_de_1F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/champlain_samuel_de_1F.html |
Auteur de l'article: | Marcel Trudel |
Titre de l'article: | CHAMPLAIN, SAMUEL DE |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1966 |
Année de la révision: | 2014 |
Date de consultation: | 22 nov. 2024 |