BELLENGER, ÉTIENNE (Stephen Bellinger, dans Hakluyt), marchand de Rouen et explorateur des provinces atlantiques actuelles ; circa 1580–1584.

Bellenger était probablement un marchand qui s’occupait aussi bien du commerce du poisson que de celui des fourrures. Avant 1582, il avait fait deux voyages dans les provinces maritimes, peut-être à titre de commissaire sur des vaisseaux normands qui visitèrent l’île du Cap-Breton pour y trafiquer avec les Indiens, et il avait longé la côte de la Nouvelle-Écosse sur une certaine distance. C’est probablement à son instigation que le vieux cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, s’intéressa, de concert avec le duc de Joyeuse, amiral de France, à un projet en vue d’explorer le littoral au sud et à l’ouest du Cap-Breton pour y trafiquer avec les Indiens et y établir un petit comptoir qui, espéraient-ils, pourrait constituer plus tard le noyau d’un établissement colonial.

À l’été de 1582, Bellenger emprunta de l’argent à Rouen, vraisemblablement pour payer les dépenses commerciales de l’entreprise, bien qu’on lui eût récemment remboursé sa part de financement de la malheureuse expédition de Strozzi aux Açores. Plus tard, en novembre, le trois-mâts Chardon, de 50 tonnes, appartenant à Jacques de Chardon de Tressonville, gentilhomme de l’entourage du cardinal, fut armé pour le voyage de Bellenger. Michel Costé, de Rouen, pilote d’expérience, fut engagé pour le voyage, et on lui permit de se porter acquéreur d’un tiers du navire. Capitaine et pilote, Costé devait fournir dix hommes d’équipage ; à Bellenger était confié le commandement des 20 hommes qu’on allait transporter outre-Atlantique et laisser là avec des provisions. La destination devait rester secrète et n’être révélée par Bellenger qu’une fois qu’on serait sorti de la Manche. Sa mission terminée, le navire devait retourner en France.

Le Chardon quitta Havre-de-Grâce (Le Havre)le 19 janvier 1583 (nouveau style) avec une petite pinasse à son bord. On suppose que le navire fut poussé par un bon vent de l’Est, car il atteignit le Cap-Breton en 20 jours, c’est-à-dire vers le 7 février. Nous ignorons à quel point Bellenger connaissait la côte et à quel endroit il s’était d’abord proposé d’atterrir. Sous sa direction, le Chardon releva tout le littoral en direction ouestsud-ouest à partir du cap, indiquant les baies, les havres, les rochers et les îles, et sondant les hauts et les bas fonds. Environ 50 ou 60 lieues plus loin, il nota l’apparence d’une grande île, qu’il reconnut pour être l’île Saint-Jean (isle St. Jehan). Quoi qu’aient pu en penser d’autres cartographes, il est clair que Bellenger voyait là ce que nous savons être la partie ouest de la Nouvelle-Écosse, séparée de la « terre ferme », probablement par le havre d’Halifax. Il longea un côté de ce qu’il représenta par la suite sur la carte comme une île triangulaire, s’étendant sur une distance d’environ 50 lieues de l’Est à l’Ouest, c’est-à-dire jusqu’au cap de Sable, qu’il doubla pour entrer « dans la grande baie de cette île », soit la baie Française (baie de Fundy). Bellenger ayant noté que « l’entrée est si étroite qu’une couleuvrine pourrait lancer un boulet d’une rive à l’autre », il semble bien qu’il soit passé dans la baie (si le littoral n’a pas change entre-temps) entre Long Island et Digby Neck. Il remonta la rive sud de la baie sur une distance d’une trentaine de lieues, soit presque jusqu’à l’embouchure de la baie des Mines (Minas Basin) où, apparemment, il n’entra pas, encore qu’il l’ait sans doute considérée comme la partie nord du détroit entre l’isle St. Jehan et le Cap-Breton. Il planta des jalons de prise de possession au fond de la baie en fixant les armoiries du cardinal de Bourbon à un grand arbre (où Champlain les découvrit peut-être en 1607 sous forme d’une très vieille croix toute couverte de mousse).

Selon Bellenger, la baie Française avait 20 lieues de largeur, alors qu’elle en a moins de 10, sauf à son embouchure. Durant cette exploration de la baie, il baptisa une foule d’endroits et certains des noms qu’il attribua à des particularités de la rive nord demeurèrent après son voyage. On nous dit qu’à une vingtaine de lieues à l’ouest de l’isle St. Jehan, dont il avait maintenant reconnu le contour, il découvrit un grand fleuve, qu’il remonta dans sa pinasse sur une distance de sept lieues. Selon lui, ce cours d’eau était navigable sur une distance de 60 à 80 lieues. Il semble qu’il soit sorti de la baie Française entre l’île Grand Menane (Grand Manan) et la terre ferme et qu’il ait ensuite longé la côte du Maine jusqu’à l’embouchure de la rivière Penobscot pour remonter ensuite ce cours d’eau. Il n’aurait pas, semble-t-il, poussé à l’ouest de cette rivière. Il aurait exploré le territoire sur une distance de 200 lieues à partir du Cap-Breton et à des latitudes variant entre 42 et 44 . Mais puisque le Cap-Breton se situe à une latitude de 46 , nous pouvons probablement supposer que la latitude de ces explorations se situait à peu près entre 44 et 46 , ce qui comprendrait l’embouchure de la Penobscot. Au moyen des croquis qu’il avait rapportés en France, Bellenger dessina bientôt une carte générale qu’il présenta au cardinal.

Le Chardon et sa pinasse déposèrent Bellenger à terre à plusieurs reprises, probablement de 10 à 12 fois. Il fit un examen minutieux des ressources de la région, de ses essences forestières, des possibilités d’y produire du sel, ainsi que de ses présumées richesses minérales, et il rapporta même en France du minerai qu’il croyait renfermer du plomb et de l’argent. Il eut de fréquents rapports avec les Indiens. Il constata que les Peaux Rouges qui habitaient de 60 à 80 lieues à l’ouest du Cap-Breton étaient rusés, cruels et sournois ; sa pinasse et deux de ses hommes tombèrent même aux mains de ces Indiens, tandis qu’il longeait la côte de la Nouvelle-Écosse pour revenir à sa base. Les Indiens établis plus à l’ouest étaient doux et d’un commerce plus agréable. Il visita un village indien de 80 maisons situé sur la rivière à 100 lieues du Cap-Breton, c’est-à-dire non loin du cap de Sable. Il s’était muni d’une certaine quantité de pacotille qu’il troqua contre divers produits dont du « cuir épais » (probablement de l’élan), du daim, ainsi que des peaux de phoques, de martres, de castors, de loutres et de lynx, des échantillons de castor, des piquants de porcs-épics, des matières colorantes et une certaine quantité de venaison séchée.

Sa cale si bien garnie, Bellenger abandonna son projet de demeurer en Amérique. Il était probablement prêt à partir au début de mai et il arriva vraisemblablement en France avant la fin du mois, après une absence d’environ quatre mois. Il offrit plusieurs souvenirs au cardinal et vendit à un prix très avantageux les peaux dont il avait fait l’acquisition pour son compte.

En 1583, Jacques de Vaulx, pilote renommé du Havre, travaillait à la préparation de deux exemplaires d’un ouvrage illustré fort remarquable sur la cosmographie, « Les Premières Euvres de Jaques de Vaulx pilotte en la marine ». Dans sa première version (BN, MSS, Fr., 9175), présentée en 1584 à M. de Riberpré, il dessina une carte des Amériques selon un littoral stéréotypé à partir du Cap-Breton en direction ouest jusqu’à la « R. de Gamas » (MSS, Fr., 9175, f.25), mais dans la seconde (BN, MSS, Fr., 150), il inclut certains détails recueillis par Bellenger, entre autres, une « Isle St. Jehan » de forme triangulaire représentant la Nouvelle-Écosse (f.26). Puis il prépara une carte de l’Atlantique Nord au moyen de données analogues (ff.29–30) et revint à sa première version pour inclure une carte « améliorée » du même genre (mss, Fr., 9175, ff.29–30), carte qui contient sensiblement plus de renseignements attribuables à Bellenger que les autres. De Vaulx avait préparé sa version principale (mss, Fr., 150) à l’intention du duc de Joyeuse, qui la lui avait probablement commandée, et il la dédia au duc avant la fin de 1583.

Les relations étroites tant de de Vaulx que de Bellenger avec le duc de Joyeuse expliquent que de Vaulx soit entré si tôt en possession des -renseignements fournis par Bellenger. En 1584, de Vaulx prépara une carte plus détaillée encore des Amériques, carte dont nous n’avons aujourd’hui qu’une version incomplète (BN, Cartes, Réserve, Géographie, C.4052). Elle offre un tableau beaucoup plus complet des résultats du voyage de Bellenger ; il s’agit sans doute de renseignements tirés de sa propre carte. Elle fait voir un littoral très modifié depuis le Cap-Breton jusqu’à la « R. de Gamas », limite occidentale des nouveaux renseignements, que l’on tient par conséquent pour être la « grande rivière » de Bellenger (la rivière Penobscot). La nouvelle nomenclature comprend 15 noms, tous tirés sans doute des données fournies par Bellenger. La baie de Fundy devient le « Passaige de St Iehan », tandis que le littoral vers l’Ouest à partir de la baie de Passamaquoddy, c’est-à-dire du « C. de Mont » à la « R. de Gamas », est très allongé.

Presque tout ce que nous savons sur ce voyage nous vient du révérend Richard Hakluyt qui, arrivé à l’ambassade d’Angleterre à Paris comme aumônier au mois d’octobre 1583, s’occupa surtout de recueillir des renseignements au sujet de l’Amérique. Dès le début de 1583, il apprit d’André Thevet, cosmographe royal, et de Valeron Perosse, pelletier parisien qui avait déjà eu à apprêter des fourrures venues d’Amérique du Nord, que « le duc de Joyeuse, amiral de France, et le cardinal de Bourbon et leurs amis, se sont proposé d’envoyer certains navires coloniser des régions de la partie septentrionale de l’Amérique, et d’y emmener un bon nombre de moines et autres religieux » (Lettre du 7 janvier 1584).

Connaissant le voyage entrepris au début de 1583 par Bellenger, nous voyons assez bien quels furent les objectifs du cardinal et de l’amiral. Bellenger était allé en Amérique afin d’y jeter les bases d’une colonie en établissant un poste de traite qui était destiné à progresser et à constituer plus tard le centre de l’activité missionnaire parmi les Indiens. Contrairement aux entreprises de Troilus de La Roche de Mesgouez, celle-ci était dirigée plutôt vers les Maritimes que vers la vallée du Saint-Laurent. Le retour de Bellenger souligna peut-être la menace que pourraient fort bien constituer les Indiens contre une telle tentative, nonobstant son rapport favorable sur les conditions géographiques et économiques. Dans la lettre déjà citée, Hakluyt ajoute en effet : « Je ne crois pas qu’ils soient bien pressés de mettre ce projet à exécution. »

Néanmoins, grâce au service d’informations de l’Angleterre, Hakluyt entra en rapport avec un parent de Bellenger, André Mayer, fabricant de boussoles à Rouen (et peut-être lui-même agent de renseignements), puis avec Bellenger par l’entre mise de Mayer. Hakluyt se rendit en hâte à Rouen vers la fin de janvier ou le début de février et s’y entretint avec Bellenger dans sa maison de la rue des Augustines, à côté de l’enseigne de la Tuile d’Or (Huille deor). Bellenger s’ouvrit volontiers à Hakluyt ; il lui donna un compte rendu détaillé de son expédition, lui montra diverses peaux et autres objets qu’il avait rapportés, lui remit des échantillons de minerai et d’autres produits, et lui fit même voir l’ébauche de la carte de ses découvertes, dont il aurait déjà présenté la copie au net au cardinal. En outre, il se révéla tout à fait disposé à confier certains de ces renseignements à divers membres de la colonie anglaise de Rouen (à qui Hakluyt demanda immédiatement de collaborer à des projets anglais de voyages en Amérique, dont les préparatifs étaient déjà en cours). Hakluyt rapporta que Bellenger armait alors un autre trois-mâts et une pinasse à Honfleur uniquement, semble-t-il, à des fins commerciales – pour un nouveau voyage qui devait commencer avant le 1er mars 1584. Il est possible que Bellenger ne soit pas revenu de cette expédition. En tout cas, c’est la dernière fois qu’il est question de lui. Il avait fourni un apport précieux aux données que l’on possédait déjà au sujet du littoral s’étendant du Cap-Breton au Maine, encore que ses contemporains n’aient pas très bien compris l’importance de son rôle.

Les projets du cardinal de Bourbon et de l’amiral au sujet des Maritimes furent bientôt subordonnés à une expédition plus ambitieuse qui se préparait en 1584 ; sous le patronage du duc de Joyeuse, cette expédition devait être commandée par Guillaume Le Héricy, et Jacques de Vaulx devait en être le premier pilote. Il s’agissait, officiellement, de reconnaître tout le littoral oriental de l’Amérique depuis le Brésil jusqu’au Labrador. L’expédition partit en 1585 et rentra en 1587, mais on ignore quelle importance elle a pu avoir pour l’Amérique du Nord.

Richard Hakluyt parle du voyage de Bellenger dans son « Discourse of western planting », qu’il rédigea en Angleterre à l’été et au début de l’automne de 1584. Mais son compte rendu plus détaillé du voyage est resté inconnu. Écrit pour le docteur Julius Caesar, juge de l’Amirauté, il s’intitulait : « The Relation of master Stephen Bellenger dwelling in Roan [...] of his late voiadge of discoverie of two hundreth leagues of coast from Cape Brittone [...] west-south-west at the charges of the Cardinall of Borbon this last yere 1583 » (BM, Add. MS 14 027, ff.289–290v ; copie aux APC). Les recherches de La Roncière, Anthiaume et Ganong ont mis au jour les textes de de Vaulx qui, joints aux documents relatifs à Bellenger, permettent maintenant d’établir un récit cohérent de ce voyage.

David B. Quinn

BM, Add. MS 14 027, ff.289–290v.— BN, mss, Fr. 150 et 9 175 ; Cartes, Réserve, géographie, C.4052 (cartes, etc., de Jacques de Vaulx).— Hakluyt, Original writings (Taylor), I : 205–207 ; II : 211–326 (Discourse of western planting).— Anthiaume, Cartes marines.— Philippe Barrey, Le Havre transatlantique de 1571 à 1610, Mémoires et documents pour servir à l’histoire du commerce et de l’industrie en France, éd. Julien Hayem (12 parties, Paris, 1911–29), 5e partie (1917), 45–210.— Bréard, Documents relatifs à la marine normande, 267.— W. F. Ganong, A monograph of the cartography of the Province of New Brunswick, MSRC, III (1897), sect. ii : 313–427 ; Crucial maps, IX.— La Roncière, Histoire de la marine française, IV (1923) ; Une carte française encore inconnue du Nouveau Monde (1584), Bibliothèque de l’école des Chartes, LXXI (1910) : 588–601.— T. N. Marsh, An unpublished Hakluyt manuscript ? New Eng. Q., XXXV (1962) : 247–252.— D. B. Quinn, The voyage of Étienne Bellenger to the Maritimes in 1583 : a new document, CHR, XLIII (1962) : 328–343.

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David B. Quinn, « BELLENGER, ÉTIENNE (Stephen Bellinger) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/bellenger_etienne_1F.html.

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Auteur de l'article:    David B. Quinn
Titre de l'article:    BELLENGER, ÉTIENNE (Stephen Bellinger)
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1966
Année de la révision:    1986
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