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SULLIVAN, ROBERT BALDWIN, avocat, homme politique, fonctionnaire et juge, né le 24 mai 1802 à Bandon (république d’Irlande), fils de Daniel Sullivan et de Barbara Baldwin ; le 20 janvier 1829, il épousa Cecilia Eliza Matthews, et ils eurent une fille, puis le 26 décembre 1833 Emily Louisa Delatre, et le couple eut quatre fils et sept filles ; décédé le 14 avril 1853 à Toronto.
Robert Baldwin Sullivan était le fils d’un marchand irlandais et d’une sœur de William Warren Baldwin*. D’abord, son frère aîné, Daniel, vint à York (Toronto), où il étudia le droit chez son oncle Baldwin et demeura chez un autre oncle, John Spreed Baldwin. Puis le reste de la famille émigra en 1819 et le père, ambitieux, ouvrit un commerce de savon et de tabac. Après des débuts prometteurs, le sort frappa les Sullivan. Daniel mourut en 1821, son père l’année suivante ; Robert devenait chef de famille. Encore une fois, le clan vint à la rescousse : en 1823, Baldwin inscrivit son neveu à la Law Society of Upper Canada et lui décrocha une place de bibliothécaire à la chambre d’Assemblée. Le jeune Robert avait fait de solides études en Irlande, dans des institutions privées ; il réussit son droit haut la main et fut admis au barreau au trimestre d’automne de l’année 1828.
Sullivan se lança d’abord dans la politique active aux élections provinciales de 1828 en faisant campagne pour William Warren Baldwin. John Rolph* avait fait en sorte que Baldwin soit candidat dans sa circonscription, Norfolk, et puisse en même temps demeurer à York pour participer à la campagne de Thomas David Morrison ; c’était l’indice d’un mouvement réformiste qui s’organisait de mieux en mieux. Sullivan se rendit à Vittoria pour représenter son oncle qui fut élu, nota-t-il, en grande partie grâce à l’influence de Rolph. Puis il retourna dans la capitale et prit part avec Baldwin et son fils Robert à la lutte qu’y menait Morrison pour se faire réélire dans York, face à leur grand adversaire, le tory John Beverley Robinson*. Par la suite, il aida Rolph à défendre en cour Francis Collins*, partisan de son cousin Robert. Morrison fut battu et Collins reconnu coupable de diffamation, mais les extraordinaires talents juridiques de Sullivan n’étaient pas passés inaperçus.
Son avenir s’annonçait brillant, mais pas dans la capitale provinciale. Il retourna à Vittoria, apparemment décidé à s’y établir et à reprendre la clientèle de Rolph, maintenant installé à Dundas. Peu après, au début de 1829, il épousa Cecilia Eliza Matthews, fille de John Matthews*, réformiste et collègue de Rolph. Mais encore une fois, après plusieurs mois de bonheur et de réussite, deux tragédies s’abattirent sur lui : le 20 décembre 1830, six mois après la naissance de leur fille, Cecilia mourut ; trois mois plus tard, le bébé connut le même sort. Sullivan quitta Vittoria et rentra à York pour aller de nouveau chercher refuge auprès de sa famille.
À son retour, il réintégra le cabinet de William Warren Baldwin and Son, puis, en 1831, s’associa à son cousin Robert, qui avait épousé sa sœur. Grâce à leur compétence et à leur jeunesse, leur association ne tarda pas à prendre son essor. Dans une lettre écrite le jour de son anniversaire, en 1833, Sullivan, homme d’une intelligence et d’une sensibilité évidentes, rapportait de bonnes nouvelles à son frère Henry, alors étudiant en médecine en Irlande : « Augustus [un autre des frères Sullivan] [...] étudie maintenant au respectable Osgoode Hall – nous avons six clercs et ils ne manquent pas de travail. » Les deux associés se préparaient « à entrer au Parlement avec l’honorable groupe des whigs de la colonie aux prochaines élections ». Sullivan et Baldwin avaient suffisamment fait avancer leur carrière pour se considérer en droit de remplacer Henry John Boulton*, procureur général, et Christopher Alexander Hagerman*, solliciteur général, tous deux récemment destitués. Sullivan ajoutait que, comme la rumeur courait qu’ils seraient remplacés par des légistes venus d’Angleterre, ni lui ni Baldwin n’avaient de bonnes chances d’obtenir « une toge de soie ». À la fin de 1833, Sullivan était tout à fait remis ; le lendemain de Noël, à Stamford (Niagara Falls), dans le Haut-Canada, il épousait Emily Louisa, fille du lieutenant-colonel Philip Chesneau Delatre.
Abandonnant ses projets, Sullivan ne se présenta pas aux élections générales de 1834. L’année suivante, par contre, il se porta candidat à l’échevinage dans le quartier St David, à Toronto. Sans doute aspirait-il à la mairie : pour un gentleman de son rang et de sa compétence, un simple siège d’échevin dans un conseil municipal à peine vieux d’un an ne présentait guère d’intérêt. Le poste de maire cependant était autre chose, ainsi que John Rolph l’avait montré par ses actions l’année précédente. Sullivan fut élu et, au cours de la première réunion que le conseil tint en 1835, les tories aussi bien que les radicaux ratifièrent sa nomination à la mairie. Deuxième à occuper ce poste, il se révéla un bon administrateur qui envisageait les problèmes municipaux dans une optique pratique plutôt que partisane. Il fallut d’abord régler la contestation des élections de quartier : guidé par Sullivan, le conseil adopta une série de règlements prévoyant l’audition de ces griefs avant celle des cas individuels. Confronté aux mêmes problèmes financiers que le premier conseil [V. William Lyon Mackenzie*], Sullivan s’employa ensuite à modifier les lois d’imposition. De plus, il organisa le financement des premiers grands travaux de la municipalité, l’installation d’un égout central.
Toutefois, les affaires municipales ne suscitaient au mieux qu’un intérêt sporadique. Souvent, en 1835, le conseil ne put pas délibérer parce que le quorum n’était pas atteint et on parla d’obliger les échevins à assister aux séances. La dernière réunion du mandat de Sullivan fut ajournée pour cette raison, et il refusa de se porter candidat l’année suivante. La politique provinciale, par contre, ne manquait pas d’attirer l’attention, d’autant plus qu’un nouveau lieutenant-gouverneur, sir Francis Bond Head*, était arrivé en janvier 1836. Et ce fut Sullivan, le savant avocat, qui, en tant que maire de la capitale provinciale, prononça le discours de bienvenue au nom du conseil municipal sortant.
Le 12 mars 1836, la démission du Conseil exécutif de Head, où siégeait Robert Baldwin, plongea le Haut-Canada dans la plus grave crise politique et constitutionnelle qu’il ait connue jusqu’à ce jour. Avec une hâte à tout le moins inconvenante, Sullivan accepta d’entrer au nouveau conseil et, le 14, il fut assermenté avec Augustus Warren Baldwin* (un autre de ses oncles), John Elmsley* et William Allan. On trouve d’autres transfuges dans l’histoire politique du Haut-Canada : Henry John Boulton en fut sûrement un, John Willson probablement pas. Mais la volte-face de Sullivan est sans équivalent. Au moment où, en 1828, les réformistes protestaient contre la destitution du juge John Walpole Willis*, Sullivan avait déclaré : « C’était contre mes principes de montrer quelque respect aux juges en place » et, comme son cousin, il avait refusé de plaider devant la « prétendue » Cour du banc du roi. Quelques années plus tard, il avait exprimé son impatience de se joindre aux whigs de la chambre d’Assemblée. Et voilà que soudain, en 1836, il s’acoquinait avec un groupe que William Warren Baldwin qualifiait de « ligue tory ».
Hélas, Sullivan n’a jamais expliqué ni même justifié son revirement. Mais la récompense ne se fit pas attendre : le 13 juillet, il acceptait le poste de commissaire des Terres de la couronne, qui lui rapporterait sans grand effort £1 000 par an. Le patriarche des Baldwin-Sullivan se fit cinglant : « R. S., écrivit William Warren Baldwin à son fils Robert, est entouré d’ennemis mais il s’est lui-même jeté dans leurs bras et, quand ils l’auront secoué du haut de l’abîme, il ne se trouvera plus un ami pour le consoler. » Rejeté par son entourage, blâmé par la presse whig, Sullivan se retrouvait sans appui, ou presque. Robert Baldwin rappela à son père furieux que « l’amour familial » était « le plus beau don du Ciel » ; « ne laissons pas les différends politiques nous empêcher de le cultiver, poursuivit-il, – au contraire, lorsque par malheur ils existent, oublions toujours l’homme politique au profit du parent ». Mais, en dépit de ces paroles, Baldwin et Sullivan mirent apparemment fin à leur association entre 1836 et 1838.
Plus tard, lord Durham [Lambton*] se moquerait des conseillers nommés par Head en les qualifiant de nullités. Sullivan se révéla favorable au gouvernement, mais il n’était le jouet de personne. Sa compétence, de toute façon, ne saurait être mise en doute. Head se justifiait de l’avoir choisi en disant qu’il était instruit et un avocat important, que c’était « un homme aux talents tout à fait supérieurs [...] et à la conduite irréprochable ». Bientôt, Sullivan devint la figure dominante d’un conseil de plus en plus actif. Dans une note probablement destinée à son successeur, sir George Arthur, Head décrivit ainsi ses conseillers : Sullivan possédait « de grands talents en droit [et] un jugement solide, surtout en matière financière » ; Allan, bien qu’honnête et honorable, n’avait « pas beaucoup de talent ni d’instruction » ; Elmsley était une « mauvaise tête » mais avait « du courage ». Arthur s’entoura d’hommes énergiques et dotés d’un esprit d’analyse incisif, tels le juge en chef John Beverley Robinson, John Macaulay et Sullivan. En juin 1838, ce dernier se vit confier des fonctions supplémentaires, celles d’arpenteur général. Pendant le long séjour de Robinson en Angleterre, de 1838 à 1840, Arthur eut tendance à négliger en sa faveur ses légistes et les autres membres du conseil. « [Il] a, expliquait-il, une vision plus large des problèmes ou, de toute façon, ses sentiments s’accordent mieux aux motifs qui m’inspirent, par les temps qui courent, en matière politique ; c’est pourquoi, en général, j’ai discuté avec lui, à titre de président du Conseil exécutif. » En février 1839, Sullivan entra au Conseil législatif. Il était si indispensable aux travaux du conseil et, comme conseiller politique, au lieutenant-gouverneur lui-même, que celui-ci nomma temporairement Kenneth Cameron arpenteur général d’octobre 1840 à février 1841 pour que Sullivan n’ait pas à négliger des affaires plus importantes.
En 1838, au lendemain de la rébellion, Arthur s’était de plus en plus appuyé sur lui. Cette année-là, par exemple, Sullivan rédigea un volumineux rapport sur la situation du Haut-Canada. L’enthousiasme avec lequel Robinson accueillit le document montre combien Sullivan rejoignait maintenant ses anciens adversaires : le rapport était « naturel et vigoureux », écrit sur un ton « largement conservateur ». Sullivan tenait pour acquis que, le Haut-Canada et les États-Unis n’étant séparés par aucune barrière naturelle ou culturelle, il était inévitable que la colonie soit « matériellement influencée par les opinions politiques et l’esprit de la population de la république voisine ». Non sans éloquence, il reprenait les clichés qui servaient alors à décrire la culture politique américaine : « tyrannie de la majorité », régime de la populace. Il répétait en bref les dénonciations des tories de l’époque, pour qui le gouvernement responsable et un conseil législatif électif menaient tout droit à une démocratisation complète des institutions et au chaos. Dans des phrases dignes des meilleures déclarations de Robinson, il défendait l’Acte constitutionnel de 1791, l’intégrité des fonctionnaires et la nécessité absolue – sinon le droit – de garantir à l’exécutif des revenus sur lesquels l’Assemblée n’aurait aucun droit de regard.
Sur plusieurs points toutefois – la politique de l’immigration et des finances, la question agraire – Sullivan se distançait des tories. À ses yeux, le calme était un corollaire de la prospérité, et celle-ci ne viendrait que d’une immigration massive, d’une hausse de la valeur des terres et de travaux publics productifs. Cela, disait-il, rendrait la population bien plus heureuse que « n’importe quelle abstraite mesure politique », lui redonnerait confiance et relancerait le commerce dans la colonie. La dette publique, énorme, grugeait toutes les recettes ; ainsi on ne pouvait pas faire de la province autre chose qu’une contrée sauvage et largement inaccessible. Les revenus provinciaux et l’immigration déclinaient parce que les terres de la couronne n’étaient pas administrées assez rigoureusement. Le Haut-Canada, maintenait Sullivan, devait s’assurer la haute main sur sa principale source de revenus, les droits de douane perçus à Montréal et à Québec. C’est pourquoi il reprenait hardiment un des cris de guerre favoris des tories – annexons Montréal, Trois-Rivières et les Cantons-de-l’Est au Haut-Canada et laissons les Canadiens français jouir de leurs « mauvaises lois, [de leurs] mauvaises routes, [de leurs] mauvais traîneaux, [de leur] mauvaise nourriture [...] en toute quiétude ; [ainsi ils] ne nuir[ont] à personne et ne [seront] pas dérangés ». Proposer de nouveau l’union comme remède miracle à la crise haut-canadienne serait donc dangereux : les éléments démocrates du Haut et du Bas-Canada se trouveraient réunis et domineraient toute la scène. Plus d’un an après, en 1839, Sullivan réitérait son hostilité à l’union et sa fidélité aux institutions britanniques dans une note envoyée sous le nom d’Arthur au ministère des Colonies. Avec regret, il distinguait deux blocs parmi les « conservateurs » : d’un côté, ceux qui l’étaient « par principe ou par attachement aux institutions britanniques », de l’autre « le parti commercial » qui parlait « prospérité, crédit public et travaux publics » mais n’était conservateur que par intérêt et en temps de prospérité.
Lucide lorsqu’il analysait les problèmes de la province, Sullivan était tout aussi adroit lorsqu’il passait aux solutions pratiques. Il favorisait la centralisation du pouvoir : en avril 1838, il pressa Arthur de conserver son autorité sur les nominations dans la milice et de ne pas l’abandonner aux colonels locaux. La même année, il recommanda d’interrompre le creusage des canaux du Saint-Laurent avant que ces ouvrages ne deviennent un « monument perpétuel à la folie et à l’extravagance du pouvoir législatif » et prévint Arthur de tenir en bride les commissaires responsables des travaux. Par ailleurs, même si, selon lui, les privilèges constitutionnels de l’Église d’Angleterre étaient légitimes, la question des réserves du clergé devait être réglée de façon à rétablir l’harmonie dans la province. C’est pourquoi il se prononçait en faveur d’une répartition des réserves entre anglicans, presbytériens et méthodistes wesleyens, le produit des réserves devant servir à « assurer une instruction religieuse conforme à la foi protestante ».
En 1839, en prévision d’un accroissement de l’immigration, Arthur demanda au Conseil exécutif de lui proposer dans un rapport des modifications à la politique des terres. Le conseil ne parvint pas à s’entendre. En 1840, Sullivan et Augustus Warren Baldwin d’un côté, William Allan et Richard Alexander Tucker* de l’autre remirent des rapports minoritaires. En fait, ces documents étaient l’œuvre de Sullivan et d’Allan. Celui de Sullivan, plein d’éloquence et fondé sur une argumentation serrée, présentait une société agricole largement composée de fermiers indépendants comme l’assise de la stabilité sociale et politique et de la prospérité économique. Allan, pour sa part, affirmait que seules les initiatives capitalistes pouvaient faire sortir la province de son retard économique. Animé d’une vision perspicace et intuitive de la situation et du potentiel du Haut-Canada, Allan disait que le moment était venu de créer « ce qui a[vait] toujours été présenté comme une chose hautement désirable, c’est-à-dire une classe de travailleurs, séparée et distincte de celle des propriétaires terriens ». Tout en admettant la validité de la position d’Allan dans les cas où un pays se trouvait « dans des circonstances normales », le gouverneur Charles Edward Poulett Thomson* (plus tard lord Sydenham) estimait que la situation présente de la province n’était pas telle. Il rejeta donc l’opinion d’Allan en alléguant qu’elle était partiale et que ses arguments étaient « absolument sans valeur ».
Thomson, architecte de l’union, comprit vite combien Sullivan pourrait être utile. Ce dernier cessa d’être hostile à l’union ; son opposition à ce projet n’aurait pas été acceptée par Thomson, comme l’a révélé le procureur général Hagerman. Sullivan contribua à faire accepter l’union au Conseil législatif et, lorsqu’elle fut réalisée, apparut comme un solide partisan du gouverneur. Avec William Henry Draper*, Charles Richard Ogden* et Charles Dewey Day*, il fut parmi les conseillers exécutifs envers qui Robert Baldwin exprima son manque de confiance en février 1841. Sullivan demeura commissaire des Terres de la couronne jusqu’en juin de cette année-là et, le même mois, entra au nouveau Conseil législatif.
John Charles Dent* avait raison de dépeindre Sullivan comme un brillant orateur qui charmait par son « accent de provincial irlandais » mais manquait de conviction et de persévérance. Apparemment, il s’acquitta avec ennui de ses fonctions de président du Conseil exécutif en 1841–1842. En septembre 1842, il fit un autre revirement spectaculaire. Tandis que le nouveau gouverneur, sir Charles Bagot*, s’efforçait d’éviter un ministère à prédominance réformiste, Sullivan l’appuya au Conseil législatif en demandant : « Continuerons-nous à gouverner en toute équité et selon des principes libéraux ou à force de misérables majorités ? » Cela ne l’empêcha pas de demeurer tranquillement – et jusqu’en novembre 1843 – président du conseil quand la misérable majorité l’emporta.
En fait, il devint vite partisan du nouvel ordre, présumément en raison de son goût pour l’intrigue, de son respect pour le pouvoir et de son faible pour les envolées oratoires. En octobre 1842, il participa à la politique inflexible du nouveau ministère de Baldwin et de Louis-Hippolyte La Fontaine* à titre de président du comité du Conseil exécutif qui recommanda au gouvernement de ne plus annoncer dans les journaux « reconnus comme prenant une part active à l’opposition ». Sir Charles Theophilus Metcalfe*, qui succéda à Bagot en mars 1843, se montra relativement élogieux envers Sullivan, membre du cabinet, si l’on songe qu’il tenait la plupart des conseillers exécutifs pour des fanatiques, des scélérats ou des incompétents. D’après son biographe, John William Kaye, le gouverneur trouvait Sullivan doué mais lui reprochait son incohérence et son manque de caractère. Sullivan n’en était pas moins assez en vue pour s’attirer les foudres de l’ordre d’Orange. Le 8 novembre 1843, après l’adoption des projets de loi sur les défilés partisans et les sociétés secrètes, une immense foule d’orangistes en colère manifesta à Toronto. Sur les bannières, portées par la foule, le nom de Sullivan côtoyait ceux des « traîtres Baldwin et Hincks [Francis Hincks*] ».
En novembre, le gouvernement Baldwin-La Fontaine démissionna, déclenchant ainsi une crise qui allait durer dix mois : Sullivan se retrouvait dans son élément. Mettant à profit ses dons d’orateur et de pamphlétaire, Sullivan joua un rôle prépondérant dans la campagne menée par les réformistes pour justifier les actions du dernier cabinet et gagner les élections générales de 1844. Ses excès de zèle, cependant, nuisirent quelquefois à la cause réformiste. Il participa aux premières réunions de la nouvelle organisation provinciale du parti, l’Association réformiste du Canada. À la première assemblée publique de cette organisation, tenue à Toronto le 25 mars 1844, il présenta – fait ironique étant donné ce qu’il avait dit des « misérables majorités » – la résolution exigeant que le cabinet de la province du Canada soit toujours soutenu par une majorité en chambre. Il fit campagne avec Baldwin dans la circonscription de 4th York et lui servit de conseiller tactique. En septembre, Baldwin rapporta qu’il avait consulté Sullivan, James Edward Small* et John Henry Dunn pour savoir s’il devait abandonner son grade d’officier de milice et son statut de conseiller de la reine en guise de protestation contre l’autocratie de Metcalfe. Suivant leur avis, Baldwin conserva son poste dans la milice.
Sullivan continuait de jouer son rôle le plus important : celui de soutenir ou de soulever des controverses publiques. En mai 1844, Egerton Ryerson* commença une série d’articles à la défense du gouverneur, écrits qu’il publia ensuite sous forme de brochure. Il prétendait avoir été favorable aux conseillers jusqu’à ce que leurs « motifs réels » soient révélés par Sullivan et Hincks et jusqu’à ce qu’il lui apparaisse que l’on avait « présenté [Metcalfe] sous un faux jour et terni sa réputation ». Sous le pseudonyme transparent de « Legion », Sullivan lui répondit en 13 lettres dans l’Examiner et le Globe. Ces lettres, publiées aussi sous forme de brochure, ne contiennent aucun élément nouveau mais résument avec efficacité les arguments baldwinistes en faveur du gouvernement responsable et se moquent férocement du style pompeux de Ryerson. À certains endroits, elles révèlent que Sullivan avait tendance à se laisser emporter par sa propre rhétorique. Plus tard dans l’année, les tories ne manquèrent pas de profiter de l’impair qu’il avait commis dans une assemblée électorale à Sharon en appelant le gouverneur « Charles le Simple », ce qui était bien au delà des limites acceptées à l’époque. Ses excès, toutefois, ne furent qu’un facteur mineur de la défaite réformiste aux élections générales de 1844. Sullivan, lui, attribuait dans une large mesure cette dernière à l’influence de l’ordre d’Orange. « Dans ses pires moments, disait-il à Baldwin en janvier 1845, l’Irlande n’était pas plus totalement sous la coupe des orangistes que ne l’est aujourd’hui le Canada. »
Pendant que le parti réformiste était dans l’opposition, Sullivan ne fut pas très actif au Conseil législatif. Baldwin le conserva comme grand conseiller politique, présumément plus parce qu’il était toujours loyal envers les membres de sa famille qu’en raison des succès mitigés de son cousin à titre de tacticien politique. Sullivan exprima largement son avis au cours de la plus grave crise qui menaça le parti entre 1845 et 1847 et qui venait de ce que les tories courtisaient les Canadiens français, déçus des réformistes depuis la défaite de 1844. William Henry Draper parvint presque à former une alliance avec René-Edouard Caron* et d’autres en 1845–1846. Caron, écrivait Sullivan à Baldwin en août 1846, était « un valet perfide et servile » ; Hincks, qui faisait des courbettes aux Canadiens français pour conserver leur appui, ne valait guère mieux. Cette violente sortie suggère que Sullivan avait, au besoin, la mémoire courte. Ce n’était pas le cas de La Fontaine. Pendant les velléités de rapprochement entre Draper et Caron, il rappela à Baldwin que Sullivan avait fait en juillet 1842 une tentative semblable pour éloigner les francophones du parti réformiste. Sullivan avait pressenti à la fois Caron et lui-même pour qu’ils fassent partie du gouvernement Bagot-Draper et laissent Baldwin derrière.
Il y avait des questions sur lesquelles les deux cousins divergeaient d’opinion. Pendant l’hiver de 1844–1845, Sullivan, qui faisait campagne avec William Hume Blake* pour une réforme du système judiciaire haut-canadien, se dit profondément déçu que Baldwin ne veuille pas piloter cette cause à l’Assemblée. Mais leur différend sur la politique tarifaire était plus sérieux. Après que la Grande-Bretagne eut adopté une politique libre-échangiste, Baldwin pressa la province du Canada, dans un discours prononcé en novembre 1846, de suivre la même voie. Sullivan, quant à lui, prôna bientôt une autre solution. Devant le Hamilton Mechanics’ Institute, le 17 novembre 1847, il revint sur sa position de 1840 et se porta à la défense des nouveaux intérêts capitalistes de la province du Canada. D’après lui, un rapide développement industriel allait résoudre les problèmes économiques du Canada-Uni, et il fallait imposer des droits protectionnistes pour soutenir l’industrie qui avait besoin d’aide. Publié l’année suivante, le discours de Sullivan à Hamilton fut fréquemment cité lorsque le mouvement protectionniste prit de l’ampleur, après 1849.
Dans les années 1840, malgré ses succès politiques, Sullivan fut bien près de détruire sa carrière. Alcoolique invétéré, il négligeait ses affaires : en 1843, il se plaignait d’avoir du mal à recouvrer ses comptes parce que, très souvent, sa main était trop molle pour écrire. Son manque d’énergie contrastait vivement avec la particulière férocité que son cousin, convaincu qu’ils avaient le devoir moral de payer, mettait à poursuivre ses débiteurs riches. En 1844, cependant, les choses s’améliorèrent : Oliver Mowat*, alors jeune avocat et grand potinier, rapportait que Sullivan avait joint les rangs de la « société d’abstinence totale ». C’était nécessaire, selon Mowat, parce que personne, dans le milieu judiciaire torontois, n’avait plus confiance en Sullivan l’ivrogne. Mais cela ne dura pas. Au printemps de 1848, le régisseur de Baldwin, Lawrence Heyden, signalait à son maître que Sullivan était en sérieuse difficulté : « Presque tout le monde ici dit qu’il est retombé dans ses mauvaises habitudes. »
Sobre ou pas, Sullivan demeurait un proche conseiller du chef du parti. On le consultait dans les situations délicates – par exemple lorsque, en 1847, il fallut caser le récent converti des hautes instances tories, Henry John Boulton, que bien des réformistes locaux détestaient encore. Quand, en janvier 1848, le parti remporta une victoire éclatante, Baldwin remit à La Fontaine une liste de 24 candidats possibles, dont Sullivan, aux 11 postes du cabinet. Selon Baldwin, Sullivan préférait devenir juge, mais son expérience serait utile aux autres ministres. Apparemment, La Fontaine n’était pas aussi prêt que Baldwin à passer l’éponge : le nom de Sullivan n’apparut pas sur la liste des ministres présentée au gouverneur, lord Elgin [Bruce*], le 7 mars 1848. La Fontaine et Baldwin lui dirent qu’ils avaient besoin du siège pour se concilier une faction du parti. Sous la pression d’Elgin, toutefois, ils reconsidérèrent leur décision et, le lendemain, Sullivan fut inscrit comme secrétaire de la province. Il devenait, parmi les ministres, celui qui avait le plus d’ancienneté. Le gouverneur était ravi de sa présence, car, d’après lui, Sullivan était compétent et « plus britannique » que tout autre homme politique canadien. En juillet, il écrivait au secrétaire d’État aux Colonies, lord Grey, qu’au conseil, Sullivan était celui « qui se montr[ait] le plus ardemment favorable à la colonisation des terres de la province [du Canada] et a[vait] le plus d’influence sur ses collègues en ces matières ». Par exemple, Sullivan prônait l’octroi gratuit de terres et la construction de routes de colonisation, ce qui se réaliserait dans les années 1850.
Néanmoins, Sullivan ne joua pas un rôle majeur dans le « grand ministère » et, le 15 septembre 1848, après avoir démissionné du conseil, il obtint la récompense désirée, un siège de juge puîné à la Cour du banc de la reine. Cependant, il ne se désintéressa pas tout à fait de la politique. En avril 1848, pendant qu’il était au cabinet, il avait renvoyé le surintendant médical du Provincial Lunatic Asylum, Walter Telfer, et l’avait remplacé par George Hamilton Park, qui semblait plus doué de sens politique. Mais Park se mit à se quereller avec le personnel et à congédier des employés sans autorisation. Sullivan suivit l’affaire de près et donna son avis à Baldwin en janvier 1849 ; Park fut renvoyé le même mois et l’Examiner, journal radical, prit son parti contre le gouvernement « tyrannique ». Sullivan devina avec raison que le beau-frère de Park, John Rolph, manœuvrait dans les coulisses et prévint Baldwin que ces réformistes dissidents se servaient de l’incident pour embarrasser le ministère.
Robert Baldwin Sullivan conserva son siège au Conseil législatif jusqu’en mai 1851. En janvier 1850, il avait quitté la Cour du banc de la reine pour la nouvelle Cour des plaids communs, où il siégea jusqu’à sa mort, trois ans plus tard. Brillant orateur et analyste hors pair quand il était sobre, Sullivan laissa néanmoins le souvenir d’un homme qui avait ses défauts et qui, selon Dent et d’autres, était aussi dépourvu d’ « authentique constance dans ses desseins » que de « solides convictions politiques ».
Victor Loring Russell, Robert Lochiel Fraser et Michael S. Cross
Robert Baldwin Sullivan est l’auteur de trois brochures : Address on emigration and colonization, delivered in the Mechanics’ Institute Hall (Toronto, 1847) ; Lecture, delivered before the Mechanics’ Institute, of Hamilton, on Wednesday evening, November 17, 1847, on the convection between the agriculture and manufactures of Canada (Hamilton, Ontario, 1848) ; et, sous le pseudonyme de Legion, Letters on responsible government (Toronto, 1844).
AO, MS 78, John Macaulay à Helen Macaulay, 29 nov. 1843, MU 2106, 1833, no 8 ; RG 22, sér. 155, testament de R. B. Sullivan.— APC, MG 24, B11, 9–10 (consultation restreinte) ; B24, Robert Baldwin à G. H. Park, 31 mars 1847 ; RG 1, E1, 45 : 465–466 ; 52 ; 365.— BNQ, Dép. des mss,
Victor Loring Russell, Robert Lochiel Fraser et Michael S. Cross, « SULLIVAN, ROBERT BALDWIN », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 8, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/sullivan_robert_baldwin_8F.html.
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Auteur de l'article: | Victor Loring Russell, Robert Lochiel Fraser et Michael S. Cross |
Titre de l'article: | SULLIVAN, ROBERT BALDWIN |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 8 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1985 |
Année de la révision: | 1985 |
Date de consultation: | 21 déc. 2024 |