Titre original :  Photograph Judge Charles Joseph Doherty, Montreal, QC, 1913 Wm. Notman & Son 1913, 20th century Silver salts on glass - Gelatin dry plate process 25 x 20 cm Purchase from Associated Screen News Ltd. II-198050 © McCord Museum Keywords:  male (26812) , Photograph (77678) , portrait (53878)

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DOHERTY, CHARLES JOSEPH, officier de milice, avocat, professeur, juge et homme politique, né le 11 mai 1855 à Montréal, fils de Marcus Doherty et d’Elizabeth O’Halloran ; le 6 juin 1888, il épousa dans cette ville Catherine Lucy Barnard, et ils eurent un fils et quatre filles ; décédé le 28 juillet 1931 au même endroit.

Charles Joseph Doherty naquit au sein d’une importante famille canado-irlandaise qui, en étant à la fois anglophone et, comme la plupart des francophones, de confession catholique, établissait un pont entre les deux solitudes à Montréal. Son père avait exercé avec excellence la fonction de juge puîné de la Cour supérieure de la province de Québec durant maintes années.

Charles Joseph fit ses études primaires chez les Frères des écoles chrétiennes ; il y acquit une connaissance de base de la langue française. Il étudia ensuite en anglais au collège Sainte-Marie, où ses succès scolaires lui valurent plusieurs prix. Il fréquenta enfin le McGill College (qui deviendrait une université en 1885), qui lui délivra en 1876 un diplôme de premier cycle en droit civil et la médaille d’or Elizabeth Torrance ; il fut admis au Barreau de la province de Québec l’année suivante. Jeune homme, il se distingua autant comme érudit que comme athlète. Il servit dans le 65th Battalion of Rifles (Mount Royal Rifles) durant la rébellion du Nord-Ouest de 1885 [V. Louis Riel*] et atteignit le grade de lieutenant.

Peu après son admission au barreau, Doherty établit une pratique privée à Montréal avec l’un de ses frères, Thomas James. Sa notoriété croissante dans la profession juridique le mena à assister à des sessions du comité judiciaire du Conseil privé à Londres, et, de 1887 à 1907, à enseigner le droit civil et international à temps partiel à la McGill University. Parmi les affaires dont il s’occupa, on compte plusieurs poursuites en diffamation notoires, ainsi que des litiges en matière de droit du travail et de droit municipal. On le nomma juge à la Cour supérieure de la province de Québec en 1891 ; il n’avait que 36 ans. Il conserva ce poste pendant 15 ans, soit jusqu’en 1906. Dans un hommage publié à l’occasion de sa mort, la Canadian Bar Review l’encense en le décrivant comme « un juge [qui] se forgea une réputation de profond savoir et de stricte impartialité ». Un ancien collègue de classe, qui plaida dans des salles d’audience présidées par Doherty, nota que, même à la barre, il ne pouvait alors s’empêcher de « voir les deux côtés d’une affaire ». Dans une cause célèbre, Doherty avait rejeté une poursuite contre l’archevêque catholique Édouard-Charles Fabre*, déclarant qu’un vieux précédent juridique français, qui permettait aux autorités civiles d’intervenir dans les conflits entre l’Église et ses disciples, ne possédait plus aucune validité au Canada. Longtemps après son changement de carrière, on continuerait de l’appeler, avec respect et affection, « juge Doherty ».

Doherty joua un rôle essentiel dans la création de l’Association du barreau canadien. En septembre 1912, l’American Bar Association tint sa réunion annuelle à Montréal. Alors ministre de la Justice et procureur général du Canada, Doherty participa à l’accueil des avocats invités. Plus tard dans l’année, à Winnipeg, il suggéra la formation d’une version canadienne de l’association ; une fois sa proposition adoptée, il en devint le premier président honoraire. Il occuperait cette fonction jusqu’à son retrait de la vie politique en 1921.

Avant sa nomination à la Cour supérieure de la province de Québec, Doherty avait tenté à deux reprises de se faire élire au provincial en se portant candidat conservateur pour Montréal-Ouest en 1881 et pour Montréal-Centre en 1886 ; il subit chaque fois la défaite. Au Québec, le balancier politique penchait alors en faveur du Parti libéral mené par Honoré Mercier*. Doherty obtint cependant le titre de conseiller de la reine en 1887, sur recommandation du gouvernement fédéral – toujours solidement conservateur – de sir John Alexander Macdonald*. Durant ses 15 années à la magistrature, Doherty dut se garder de toute partisanerie politique, ce qui renforça sa réputation d’intégrité et de jugement équilibré. Son prestige s’accrut encore quand il reçut un doctorat honorifique en droit civil de la McGill University en 1893 et un doctorat honorifique en droit de la University of Ottawa en 1895. En 1903, il devint administrateur de l’université Laval à Québec. Une fois parti de la Cour supérieure, à l’âge de 51 ans, il enchaîna des postes d’administrateur dans des entreprises de premier ordre, dont la Banque provinciale du Canada et la Capital Life Assurance of Canada. En 1908, d’éminents conservateurs fédéraux lui demandèrent de se présenter aux élections dans Sainte-Anne, à Montréal. Prêt à se lancer de nouveau en politique, il accepta et remporta cette fois la victoire, certainement aidé par le fait que la majorité des habitants de la circonscription étaient, comme lui, à la fois anglophones et catholiques.

Les libéraux de sir Wilfrid Laurier* gagnèrent les élections ; l’opposition conservatrice comportait toutefois un groupe prometteur de nouveaux parlementaires, dont Doherty et un futur premier ministre, Arthur Meighen*. Nul ne gravit les échelons aussi rapidement que Doherty. Bien que député novice, on le choisit en avril 1909 pour présenter une motion de blâme dénonçant l’incompétence et la malhonnêteté qui sévissaient au ministère de la Marine et des Pêcheries. Au cours de la session de 1910, il critiqua le projet de loi du gouvernement libéral concernant le Service de la marine du Canada [V. Le premier ministre : les relations extérieures], tout en partageant les opinions de Frederick Debartzch Monk*, collègue conservateur de la province de Québec et partisan déclaré d’une plus grande autonomie du Canada au sein de l’Empire britannique. Lorsque certains députés de longue date du groupe conservateur cherchèrent à évincer Robert Laird Borden de la tête du parti, Doherty prit immédiatement sa défense. Tout au long de l’année 1910, il l’accompagna dans des tournées de conférences pancanadiennes aux allures de campagne électorale. Il trouva néanmoins le temps de prendre part aux célébrations catholiques du vingt-et-unième Congrès eucharistique international à Montréal et de soutenir publiquement l’autonomie politique des Irlandais dans l’Empire britannique. Borden tint bon, là où un chef conservateur typique aurait pu reculer, et fit de Doherty son voisin de siège au Parlement. Quand l’obstruction conservatrice systématique à la mesure législative sur la réciprocité du gouvernement précipita la tenue d’élections en 1911, Doherty déploya des efforts en vue d’assurer une coopération, au Québec, entre les conservateurs traditionnels, les membres du mouvement nationaliste [V. Olivar Asselin ; Henri Bourassa*], dont Monk, et les anciens libéraux.

Le gouvernement de Laurier encaissa une défaite aux urnes en septembre 1911. Le nouveau groupe conservateur comptait plus de deux douzaines de députés de la province de Québec dans ses rangs, notamment Doherty. Quand Borden choisit les membres de son cabinet en octobre, le « juge Doherty », tel qu’on l’appelait encore souvent, devint le ministre de la Justice et le procureur général. Si Borden avait suivi la tradition établie par Macdonald, il aurait nommé un député francophone à ces fonctions ; il désigna plutôt un catholique de la province de Québec et d’ascendance irlandaise, dont l’expérience judiciaire, la loyauté indubitable et la vision modérément autonomiste sur la place du Canada au sein de l’Empire britannique promettaient de bien résister aux retombées clivantes des élections de 1911. Durant ses premières années en poste, Doherty se forgea la réputation d’un ministre compétent, raisonnablement partisan, enclin à renoncer aux interventions fédérales dans les affaires provinciales et à ainsi favoriser l’autonomie des provinces. En septembre 1912, quand Borden présenta le projet de loi controversé d’aide à la marine, en vertu duquel le Canada verserait l’énorme somme de 35 millions de dollars au gouvernement du Royaume-Uni pour soutenir la marine impériale, Monk démissionna de son poste de ministre des Travaux publics et plusieurs députés nationalistes d’arrière-ban se rangèrent du côté de l’opposition. Doherty appuya le projet de loi, mais s’impliqua moins que son collègue Meighen dans les débats des Communes à ce propos. À huis clos, Doherty n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait, croisant le fer avec Louis-Philippe Pelletier*, ministre des Postes, et une autre fois avec Samuel Hughes*, impétueux ministre de la Milice et de la Défense, au sujet de l’organisation d’un défilé militaire à Montréal. Il conserva toutefois la confiance de son chef et servit comme premier ministre par intérim durant les vacances de Borden en juillet 1914.

Au déclenchement de la Première Guerre mondiale en Europe, le Canada, à titre de colonie britannique, avait l’obligation constitutionnelle de se joindre au conflit avec le Royaume-Uni. Toutefois, son statut de dominion autonome lui permettait de déterminer lui-même le degré de son engagement. En août 1914, les deux principaux partis du Parlement avaient une opinion presque unanime sur la question. Laurier résuma l’humeur générale des Communes le 19 août en déclarant ceci : « Nous répondrons aussitôt à l’appel par la formule classique usitée en Angleterre : “Ready, aye, ready [prêts, oui, prêts]”. » Sous la direction de Doherty, Borden, Meighen et des experts du ministère de la Justice (dont William Francis O’Connor) rédigèrent un projet de loi visant à accorder au cabinet fédéral d’immenses pouvoirs d’urgence pour superviser l’effort de guerre de la jeune nation dans un conflit que l’on espérait de courte durée. Même si la Loi sur les mesures de guerre, qui en résulterait, permettrait potentiellement au gouvernement de transgresser de nombreuses libertés traditionnelles, on adopta le projet de loi à l’unanimité, et ce, à l’issue d’un bref débat. La loi, une fois sanctionnée, fournit le fondement juridique pour la détention de centaines d’Allemands et de milliers de travailleurs ukrainiens et polonais qui demeuraient des sujets des Habsbourg [V. William Perchaluk*], tâche que Doherty délégua à sir William Dillon Otter*, major-général à la retraite. Le 22 avril 1918, le ministre défendrait cette ligne de conduite aux Communes, en soutenant que les articles de la Convention de La Haye sur les prisonniers de guerre ne s’appliquaient pas aux civils.

Comme la rapide victoire militaire appréhendée ne se matérialisa pas, les tensions d’une guerre totale commencèrent à éroder l’unité nationale. Les facteurs de désunion s’accrurent avec la controverse autour du Règlement 17 [V. sir James Pliny Whitney*], directive éducationnelle ontarienne de 1912 qui stipulait que, après les deux premières années d’études primaires, la langue d’instruction dans toutes les écoles financées par les fonds publics devait devenir l’anglais. Les Franco-Ontariens, habitués aux établissements bilingues, s’indignèrent, tout comme les francophones de la province de Québec [V. Samuel McCallum Genest]. On exerça des pressions sur le cabinet de Borden afin qu’il abroge le règlement provincial. Doherty et Borden s’opposaient fortement à une intervention fédérale, car on risquerait ainsi d’alimenter l’animosité des Canadiens anglophones ; leur point de vue l’emporta. Toutefois, Doherty se montrait personnellement favorable au bilinguisme et comprenait les motivations des pétitionnaires. Le 11 mai 1916, au cours d’une séance parlementaire, il déclara : « Dans ma province, je suis de la minorité par la langue ; dans le Canada[,] je suis de la minorité par la religion. »

L’année 1917 s’avéra décisive pour le Canada. On avait cru que la guerre se terminerait rapidement, mais elle durait déjà depuis trois années sanglantes et destructrices. Le nombre de morts dépassant celui des recrues, le premier ministre Borden conclut que, pour atteindre son objectif antérieur d’un demi-million de soldats canadiens, un service militaire obligatoire s’imposait. La conscription de militaires pour un service outre-mer constituait une question conflictuelle. Laurier et son groupe de la province de Québec s’y opposaient catégoriquement, alors que les libéraux anglophones étaient nombreux à l’appuyer avec la même ardeur. Le cardinal Louis-Nazaire Bégin* s’adressa à Doherty pour le presser d’adopter une voie modérée, mais celui-ci resta fidèle à son chef et rejeta toute tentative du clergé de dicter leur conduite aux ministres de la Couronne. Au Parlement, Doherty assura lui-même le cheminement du projet de loi sur les électeurs militaires, destiné à faciliter le vote de tous les membres du service militaire canadien, y compris les infirmières [V. Le droit de vote aux élections fédérales] et les soldats de moins de 21 ans. Au cours de la campagne électorale subséquente, Doherty expliqua clairement sa position. Dans un discours prononcé le 29 octobre à Montréal, il déclara : « Quand la patrie est attaquée, tout l’Empire est attaqué, et au sein de cet Empire le Canada est attaqué. » À ce moment-là, les libéraux favorables à la conscription s’étaient déjà alliés aux conservateurs de Borden pour former le gouvernement d’union. Doherty continuait d’exercer la fonction de ministre de la Justice et occupait une place prépondérante dans l’équipe électorale des unionistes de sa ville natale de Montréal. Au Québec, les opposants à la conscription tentèrent désespérément de perturber les réunions électorales du gouvernement. À trois reprises – dans le district de Griffintown à Montréal, puis à Sherbrooke et à Verdun (Montréal) –, Doherty dut parer les railleries des chahuteurs à l’avant de la salle, tandis que des foules pour et contre la conscription s’affrontaient en mêlées générales à l’arrière et jusque dans les rues. Il remporta son siège avec près de 4 000 voix de majorité, mais, au Québec, seuls deux autres unionistes le joignirent dans la victoire : Charles Colquhoun Ballantyne et sir Herbert Brown Ames*. Parmi les 8 346 personnes qui appuyèrent Doherty, exactement 2 000 étaient des militaires, dont 282 provenaient de l’extérieur de l’Amérique du Nord. Ces chiffres illustrent l’effet électoral du projet de loi sur les électeurs militaires que Doherty s’était assuré de faire adopter au Parlement. Le gouvernement triompha dans toutes les provinces, sauf au Québec. Doherty conserva son poste au cabinet, mais savait que, dans sa province natale, Laurier et les libéraux avaient récolté la grande majorité des votes. Les résultats des élections révélaient nettement l’ampleur du gouffre qui divisait le pays.

À titre de ministre de la Justice, Doherty supervisa l’application légale de la conscription. L’opposition à la Loi concernant le service militaire dégénéra violemment durant les émeutes de Pâques de 1918 [V. Georges Demeule*]. Une importante délégation de représentants du milieu agricole, de partout au Canada, se rendit à Ottawa en mai, afin de demander l’exemption des fils de fermiers. Malgré l’agitation, le gouvernement maintint sa position. Un incident survenu le mois suivant remit cependant en question l’impartialité du ministre de la Justice. Sur la foi de rumeurs selon lesquelles de jeunes hommes tentaient d’éviter le service militaire au noviciat jésuite St Stanislaus à Guelph, des miliciens y effectuèrent une descente. Ils y arrêtèrent plusieurs étudiants, dont le fils de Doherty, Marcus Cahir, au cours de ce que les journaux surnommèrent l’affaire de Guelph. Pire encore, on abandonna les charges après l’intervention personnelle de Doherty, qui donna des instructions par téléphone d’Ottawa. Le gouvernement essaya d’empêcher la divulgation publique de l’incident ; cela ne fit qu’amplifier le scandale. La vérité, comme le révéla une enquête judiciaire menée l’année suivante, différait sensiblement des apparences. Le fils de Doherty avait voulu s’enrôler dans l’armée, mais on l’avait déclaré médicalement inapte. De plus, accepté dans la Compagnie de Jésus, il possédait une exemption à la conscription ; cependant, le jour de la descente, il n’avait pas le certificat en main pour le prouver. Doherty avait simplement agi dans le but d’éviter une erreur judiciaire. On considéra que, à une époque de quasi-hystérie au Canada, en tentant d’étouffer l’affaire, on avait usé de prudence. Le rapport des juges William Edward Middleton* et Joseph Andrew Chisholm* exonéra totalement le ministre.

Avant la conscription, Doherty avait encouragé les catholiques irlandais de Montréal à se joindre à l’effort de guerre. On l’avait nommé colonel honoraire des Irish-Canadian Rangers, unité de milice déployée en 1916 sous le nom de 199th Infantry Battalion. Doherty ne voyait aucune contradiction entre la lutte pour l’Empire britannique et le soutien à l’autonomie politique de l’Irlande. Au début des années 1880, il avait joué un rôle central dans la formation de la section montréalaise de l’Irish national League, qui, d’après sa déclaration de principes, visait « à obtenir pour l’Irlande la liberté dont jouit le Canada ». Doherty avait aussi présidé la section montréalaise de l’Irish National Land League et assisté à titre de délégué au congrès de l’organisme en 1883 à Philadelphie. Selon Doherty, la justice en Irlande était indissociable de son autonomie. En 1917, il se joignit à un groupe d’éminents catholiques irlandais, dont Charles Murphy, Francis Alexander Anglin et sir Charles Fitzpatrick*, qui exhortèrent Borden à faire pression sur le Royaume-Uni pour qu’il instaure immédiatement l’autonomie politique de l’Irlande. Dans une lettre de soutien aux objectifs du regroupement, Doherty présenta ses arguments : si l’on menait une guerre pour défendre les droits des petites nations, l’Irlande, « la petite nation au cœur de l’Empire », méritait de devenir autonome et de prendre sa place en tant que membre à part entière de l’Empire britannique.

À l’automne de 1918, Doherty accompagna Borden en Grande-Bretagne pour assister à une réunion du cabinet de guerre impérial, puis à la conférence de paix de Paris. Borden, soutenu par Doherty, insista pour que l’on octroie au Canada un siège distinct à la table des négociations, malgré son appartenance à l’Empire britannique. Dans une note adressée à Borden, datée du 22 février 1919, Doherty exprima ses opinions sur deux enjeux cruciaux. En premier lieu, il approuvait l’idée de l’élection populaire des représentants à la Société des nations (SDN), alors à l’état de projet : « La population, non les gouvernements seuls, devrait avoir les moyens de participer à l’œuvre de la société. » Borden ne partageait pas cette notion idéaliste. Les deux hommes s’entendaient toutefois parfaitement sur le deuxième sujet : ils estimaient que la clause du traité qui imposerait des obligations de sécurité collective et, si nécessaire, une intervention militaire de tous les pays signataires (l’article 10) était dangereusement malavisée. Comme Doherty le souligna dans sa note, cette clause pouvait impliquer tous les Canadiens « dans les horreurs de guerres qui ne les concernaient pas, dans le but d’assurer le respect de décisions pour lesquelles on ne les aurait pas consultés et dont ils ne [seraient] nullement responsables ». La délégation canadienne défendit son point de vue avec ardeur pour obtenir la suppression de l’article, en vain. Quand on soumit la version finale du traité de Versailles en juin, Doherty et Arthur Lewis Watkins Sifton* la signèrent au nom du Canada.

Doherty continua à promouvoir le principe d’autonomie nationale. Lorsque l’ancien président des États-Unis, William Howard Taft, suggéra que les dominions britanniques autonomes n’aient pas droit à une représentation indépendante à la SDN, Doherty rejeta publiquement cette position. « Nous avons grandi jusqu’à l’état de nation », déclara-t-il aux Communes le 11 septembre 1919. Malgré son acharnement à faire supprimer l’article 10 pendant son séjour en Europe, Doherty le défendit ouvertement contre les critiques acerbes de l’opposition libérale au moment de la présentation pour approbation du traité de paix au Parlement, craignant qu’une demande de modifications à l’accord ne compromette son adoption dans d’autres pays. Plus tard, interrogé sur la manière dont on traiterait les conventions de travail internationales associées au règlement de paix final, Doherty annonça que le gouvernement du dominion ne tenterait pas d’utiliser ses pouvoirs pour mettre en œuvre l’ensemble des mesures prosyndicales (dont les heures de travail limitées à 40 heures par semaine et à 9 heures par jour). Les provinces, plutôt, se verraient chargées de ces questions.

Doherty était rentré d’Europe au début de juillet 1919. Il assuma dès lors la responsabilité du rôle du gouvernement national dans la poursuite des dirigeants syndicaux arrêtés en juin, au cours des derniers jours de la grève générale de Winnipeg [V. Mike Sokolowiski*]. Durant six semaines, la plupart des entreprises et des industries de cette ville des Prairies avaient gardé leurs portes fermées, tandis que des milliers de travailleurs revendiquaient collectivement la reconnaissance syndicale, des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail. En l’absence de Doherty, Meighen, alors ministre de l’Intérieur et représentant du Manitoba dans le cabinet unioniste, avait assuré l’intérim du ministère de la Justice, et, avec l’approbation unanime du cabinet, avait autorisé l’arrestation des principaux chefs des grévistes – dont John Queen*, William Ivens* et Robert Boyd Russell* –, dans le but de mettre fin à la grève. Ce fut toutefois Doherty qui permit ensuite à plusieurs avocats de renom de Winnipeg, qui avaient tous joué un rôle important au sein du Citizens’ Committee of One Thousand organisé contre la grève, d’engager les poursuites contre les détenus en cour. Même si l’administration de la justice relevait généralement des provinces, le gouvernement manitobain n’avait pas souhaité saisir les tribunaux. En vertu des pouvoirs extraordinaires que la Loi sur les mesures de guerre, toujours en vigueur, conférait au gouvernement du dominion, Doherty contourna les normes constitutionnelles et rendit possible la tenue des poursuites. Seuls trois des dix accusés échappèrent à la condamnation : on laissa tomber les charges contre James Shaver Woodsworth*, et on acquitta Frederick John Dixon et Abraham Albert Heaps*. Doherty voyait là un cas clair de respect de l’État ; un certain nombre d’historiens décriraient la réaction fédérale comme une suppression brutale et injuste des droits des travailleurs de Winnipeg.

Doherty et maints de ses collègues commençaient à ressentir la fatigue causée par leurs longues années de service ministériel. Le premier ministre Borden ouvrit le bal en annonçant son intention de se retirer de la vie politique à l’été de 1920. Pour lui succéder, Doherty aurait privilégié l’ancien ministre des Finances, sir William Thomas White* ; ce dernier ayant refusé, il dut accepter la nomination de Meighen. Doherty savait que sa province natale aurait beaucoup de difficulté à pardonner à l’homme associé à deux mesures de guerre détestées : la conscription et le gouvernement unioniste.

On choisit Doherty, sir George Eulas Foster et Newton Wesley Rowell* comme délégués canadiens à la première assemblée de la SDN, tenue à Genève en novembre et décembre 1920. Au cours de sa dernière année en politique, Doherty se consacra à deux causes. D’abord, même s’il avait en vain tenté de faire retirer l’article 10 du « Pacte de la Société des nations » (inclus dans le traité de Versailles), il parvint à contribuer à la formation de la Cour permanente de justice internationale en faisant partie d’un groupe de cinq juristes internationaux que la société chargea d’évaluer les propositions relatives à la création d’un tel organe. L’opinion de Doherty sur l’importance de la cour se révèle dans son discours parlementaire du 28 avril 1921, prononcé pour en encourager la ratification : « [I]l y a quelque chose qui est encore plus précieux que l[a] paix, à savoir : la justice. » Ensuite, il présenta un autre projet de loi qui illustrait ses convictions les plus profondes. La Loi des ressortissants du Canada, qui en résulta, clarifiait la différence entre un ressortissant canadien et un sujet britannique ; formulée en des termes modérés, elle n’en représentait pas moins un nouveau pas vers l’autonomie du Canada au sein de l’Empire. Doherty accepta enfin, ainsi que sir George Halsey Perley, le rôle de délégué au rassemblement de la SDN à Genève à l’automne de 1921 : cela fut son dernier acte de service public. Avant son départ pour l’Europe, il remit sa démission du cabinet au premier ministre Meighen. Pendant que, à la réunion de Genève, il se battait de manière donquichottesque pour l’abrogation de l’article 10, ses anciens collègues conservateurs et unionistes cherchaient à se faire réélire au Canada. Aucun ne triompha.

Charles Joseph Doherty avait terminé sa carrière politique, mais il lui restait encore une décennie à vivre. Pendant quelques années, il joua des rôles mineurs à Montréal, sa ville natale : patronage des organismes de la SDN, participation à des banquets publics à titre d’hôte de marque, et jugement d’un débat entre des équipes de la University of Oxford et de la McGill University. Il compta parmi les membres actifs de quelques clubs privés (le Club Mont-Royal, le Club St James, le University Club et le Club de Montréal), et retourna à la pratique du droit. Grâce à sa réputation d’intégrité, le gouvernement libéral à Ottawa l’engagea en 1922 comme avocat-conseil dans un litige concernant la frontière entre le Labrador et la province de Québec. Doherty s’était battu avec acharnement pour la cause de son parti à l’occasion de trois élections fédérales et pouvait constituer un adversaire redoutable dans les débats parlementaires ; pourtant, et dans une mesure surprenante, le monde politique continuait de ressentir l’aura judiciaire qui l’entourait. Dans un hommage posthume publié dans la Canadian Bar Review, l’avocat et député John Thomas Hackett décrivit ainsi sa force de persuasion : « Il possédait une grande personnalité, ni dominante ni jamais dominatrice, mais toujours sereine, toujours sincère ; discrètement persuasif, il donnait à ses interlocuteurs l’impression que sa manière de faire était la meilleure et qu’il était réticent à en parler. » Fier Canado-Irlandais catholique originaire de Montréal, Doherty incarna le biculturalisme dans son pays et combattit pour l’autonomie du Canada au sein de l’Empire britannique. Pendant dix ans, il dirigea le ministère de la Justice avec compétence. Ayant observé les conséquences désastreuses de la guerre moderne, non seulement sur les soldats, mais aussi sur les nations, il plaça ses propres espoirs pour l’humanité dans le triomphe éventuel de la justice et de la démocratie : selon lui, celles-ci constituaient les meilleurs gages de paix.

Larry A. Glassford

Les sources archivistiques relatives à notre biographie sont limitées et se trouvent toutes à BAC. Une petite collection des papiers de Charles Joseph Doherty (BAC, R4647-0-9, vol. 1–8) est accessible aux chercheurs depuis peu. Parmi les autres fonds importants conservés à BAC, notons ceux de sir Robert Borden (R6113-0-X), Arthur Meighen (R14423-0-6) et Henri Bourassa (R8069-0-5). La Canadian annual rev. est une ressource essentielle pour les étudiants dans ce domaine ; nous avons consulté certains numéros de 1903 à 1923. Les communications parlementaires de Doherty, de 1909 à 1921, figurent dans Canada, Chambre des communes, Débats. D’anciens numéros de la Gazette de Montréal fournissent une perspective journalistique en accord avec les opinions du lectorat cible de ce journal, soit les membres du monde des affaires anglophone du Grand Montréal et ses banlieues. Le Devoir, journal d’Henri Bourassa, constitue une source solide d’information sur les réponses de l’élite canadienne-française aux événements politiques importants auxquels Doherty a pris part.

Doherty n’a pas publié de mémoires, contrairement à son chef politique, le premier ministre Borden, dont le neveu, Henry Borden, a édité la version originale ; on trouve également les mémoires de Borden en version abrégée, sous le titre R. L. Borden, Robert Laird Borden : his memoirs, Heath Macquarrie, édit. (2 vol., Toronto, 1969). Parmi d’autres biographies utiles, mentionnons : R. C. Brown, Robert Laird Borden : a biography (2 vol., Toronto, 1975–1980) ; Roger Graham, Arthur Meighen : a biography (3 vol., Toronto, 1960–1965), 1–2 ; Margaret Prang, N. W. Rowell, Ontario nationalist (Toronto et Buffalo, N.Y., 1975) ; et R. MacG. Dawson et H. B. Neatby, William Lyon Mackenzie King : a political biography (3 vol., Toronto, 1958–1976), 1. Sur le rôle de Doherty en diplomatie impériale et internationale, on peut consulter : J. G. Eayrs, In defence of Canada (5 vol., Toronto et Buffalo, 1964–1983), 1 (From the Great War to the Great Depression, 1964) ; G. P. de T. Glazebrook, A history of Canadian external relations (Toronto, 1950) ; John Hilliker et al., Canada’s Department of External Affairs (3 vol., Montréal et Kingston, Ontario, 1990–2017), 1 ; et C. P. Stacey, Canada and the age of conflict : a history of Canadian external policies (2 vol., Toronto, 1977–1981), 1. L’ouvrage de Christopher Armstrong, The politics of federalism : Ontario’s relations with the federal government, 1867–1942 (Toronto, 1981), aborde la participation de Doherty dans le milieu diplomatique fédéral et provincial, particulièrement en ce qui concerne le pouvoir de désaveu du dominion. Le livre de John English, The decline of politics : the Conservatives and the party system, 1901–20 (Toronto, 1977), fournit une précieuse analyse des changements survenus dans le parti politique de Doherty. Reinhold Kramer et Tom Mitchell, When the state trembled : how A. J. Andrews and the Citizens’ Committee broke the Winnipeg General Strike (Toronto et Buffalo, 2010), révèle le rôle que Doherty joua en coulisse dans les poursuites, qu’il appuyait, contre huit meneurs de la grève générale de Winnipeg. Mark Reynolds décrit bien son rôle dans l’incident de la conscription de Guelph en 1918, dans son article « The Guelph raid », Beaver (Winnipeg), 82 (2002), no 1 : 25–30. Doherty s’identifiait fortement au nationalisme irlandais au sein de l’Empire britannique, comme on l’apprend dans les sources suivantes : Simon Jolivet, le Vert et le Bleu : identité québécoise et identité irlandaise au tournant du xxe siècle ([Montréal], 2011) ; M. G. McGowan, The imperial Irish : Canada’s Irish Catholics fight the Great War, 19141918 (Montréal et Kingston, 2017) ; et Rosalyn Trigger, « Clerical containment of diasporic Irish nationalism : a Canadian example from the Parnell era », dans Irish nationalism in Canada, D. A. Wilson, édit. (Montréal et Kingston, 2009), 83–96. Enfin, deux articles commémoratifs, parus successivement dans la Canadian Bar Rev. (Toronto) au moment de la mort de Doherty, apportent un éclairage intéressant sur ses habitudes personnelles, sa personnalité, ses valeurs et sa moralité. Le premier texte se base sur un discours du député J. T. Hackett, « The late C. J. Doherty, p.c., k.c., d.c.l. », 9 (1931) : 538–539 ; et le deuxième a été rédigé par P.-B. Mignault, « The Right Honorable Charles J. Doherty », 9 (1931) : 629–633.

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Larry A. Glassford, « DOHERTY, CHARLES JOSEPH », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 16, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/doherty_charles_joseph_16F.html.

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Auteur de l'article:    Larry A. Glassford
Titre de l'article:    DOHERTY, CHARLES JOSEPH
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 16
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2023
Année de la révision:    2023
Date de consultation:    20 nov. 2024