La carrière publique de George-Étienne Cartier s’inscrit au cœur de l’industrialisation de l’économie canadienne au xixe siècle. L’extrait suivant de la biographie de John Young, homme d’affaires, entrepreneur et homme politique, résume les enjeux économiques auxquels Cartier s’est intéressé, de même que les activités types et les préoccupations de la classe d’affaires montréalaise à cette époque :
John Young fut l’un des hommes publics les plus connus à Montréal, dans la seconde moitié du xixe siècle. Il partageait les prétentions des autres marchands de Montréal sur les possibilités du Saint-Laurent qu’il considérait comme le meilleur débouché commercial de l’Ouest. Il partageait aussi leur ambition de voir Montréal prospérer grâce à ce commerce. Mais il ne partageait pas leurs vues quant aux meilleurs moyens à employer. Il se fit le champion du libre-échange et du canal de Caughnawaga avec la ténacité et la ferveur d’un évangéliste. Pendant les dernières années de sa vie, il fut partisan de l’annexion commerciale du Canada aux États-Unis, politique à laquelle il s’était si fortement opposé en 1849.
Malgré les attaques de ses confrères et le ridicule dont ils le couvrirent parce qu’ils craignaient ses idées et sa plume, Young n’en reste pas moins une illustration de sa classe sociale, de sa ville et de son époque. Il fut à la fois importateur et exportateur, fonda plusieurs sociétés de chemins de fer et de télégraphe, fit de la spéculation foncière et s’occupa de beaucoup d’autres entreprises. Les hommes d’affaires de son genre étaient persuadés que le rôle principal de l’État consistait à améliorer le climat favorable au commerce, en se chargeant des services indispensables, en fournissant son aide pour les autres services et en adoptant les « bonnes » politiques.
Le climat économique est aussi caractérisé par l’émergence d’une classe d’affaires canadienne-française. Au lendemain de la Confédération, parmi les hommes d’affaires francophones en vue dans la province de Québec figure Guillaume Boivin, fabricant de chaussures montréalais :
Boivin semble avoir commencé sa carrière à Montréal de manière assez modeste. En 1871, il figure parmi les entrepreneurs moyens, avec 45 employés, un capital fixe de 13 000 $ et une force motrice de trois chevaux-vapeur. Par contre, il se classe parmi les tout premiers fabricants quant au rendement annuel par ouvrier, indice probable de ses connaissances techniques […] Boivin s’intéresse à toutes les facettes de la fabrication et cherche constamment à innover ; au fil des ans, il se verra octroyer des brevets pour certaines de ses inventions. Boivin se taille une réputation enviable parmi les industriels montréalais de la chaussure et figure parmi les plus importants manufacturiers canadiens-français de la ville. Malgré des revers de fortune associés à la crise économique des années 1870, revers qui le conduisent à la faillite vers 1881, Boivin bâtira de nouveau une entreprise prospère qui embauchera de 150 à 200 employés vers 1890 et jouira alors d’un chiffre d’affaires d’environ 200 000 $.
Plusieurs hommes d’affaires canadiens-français doivent cependant s’intégrer à un milieu capitaliste où leurs moyens ne sont pas toujours à la hauteur. Victor Hudon fait partie du nombre :
Marchand, banquier et industriel réputé dont les manufactures employaient des centaines d’ouvriers, Victor Hudon était un membre distingué de la bourgeoisie régionale de la province de Québec. Pourtant, même si ses affaires étaient loin d’être négligeables, il n’appartenait pas au même monde que de puissants bourgeois canadiens, tels George Stephen* et Donald Alexander Smith*, eux aussi Montréalais. La concentration du pouvoir économique qui marqua les dernières décennies du xixe siècle au Canada fit que les capitalistes de la stature de Hudon furent évincés par de mieux nantis. Ce dernier connut un sort semblable à celui d’autres représentants de la bourgeoisie régionale, dont bon nombre étaient francophones, et sa carrière illustre le rôle marginal que jouait la bourgeoisie d’expression française dans l’économie provinciale à l’aube du xxe siècle.
Le développement économique du Canada passe alors aussi, notamment, par l’expansion du réseau ferroviaire. Cartier y voue un intérêt particulier ; sa première intervention publique à ce propos date d’ailleurs de 1849. Deux décennies plus tard, il voit toujours dans le chemin de fer une condition sine qua non de l’expansion territoriale :
C’est aussi à Cartier qu’on doit en bonne partie l’entrée de la Colombie-Britannique dans la Confédération canadienne. Au cours du printemps de 1871, en l’absence de John A. Macdonald malade, il fit approuver par le parlement canadien l’adresse réclamant l’établissement d’une sixième province canadienne avec la promesse qu’elle serait liée au reste du Canada par un chemin de fer franchissant les Rocheuses. « Bientôt, s’écria alors prophétiquement Cartier, le voyageur anglais qui débarquera à Halifax pourra en cinq ou six jours traverser toute une moitié du continent habitée par des sujets britanniques », ce qui devint possible en 1885 […] Au printemps de 1872, Cartier présenta à la chambre des Communes un projet de loi qui décrétait la construction du chemin de fer canadien du Pacifique (35 Vict., c.71). C’est lors de l’adoption de ce projet que Cartier lança le cri euphorique : « En route vers l’Ouest. »
Comme l’expliquent les biographes de sir John Alexander Macdonald, premier ministre du Canada, de puissants intérêts privés accompagnent le développement du chemin de fer jusqu’au Pacifique et Cartier se trouve en plein conflit d’intérêts :
En 1872, au moins trois groupes canadiens, peut-être quatre, s’intéressaient au chemin de fer du Pacifique, sans parler des Américains. Les principaux étaient ceux de sir Hugh Allan à Montréal et de David Lewis Macpherson à Toronto. En 1871, sous les pressions de l’opposition et pendant la maladie de Macdonald, Cartier avait accepté que le maître d’œuvre du chemin de fer soit une compagnie privée et non le gouvernement. Avant, pendant et après les élections, Macdonald tenta d’amener les principaux groupes à se réunir ; la méfiance réciproque des leaders, comme la rivalité entre Toronto et Montréal, rendirent la chose impossible. À la fin de l’automne de 1872, on chargea Allan de former une société pour construire le chemin de fer. Macdonald ne lui avait fait qu’une promesse : la présidence de la compagnie fusionnée du chemin de fer du Pacifique, dès qu’elle serait constituée. Mais il existait d’autres engagements dont Macdonald ne savait encore rien. À l’été de 1872, Cartier avait promis à Allan que son groupe aurait la charte et la majorité des actions moyennant le versement de contributions supplémentaires, au total plus de 350 000 $, à la caisse électorale. Quand Allan se décida à révéler la somme à Macdonald, celui-ci ne le crut pas tant elle lui paraissait fantastique. À l’automne, il écrivit à Cartier pour en avoir confirmation. Ce dernier confirma, plus ou moins ; il était alors à Londres, aux prises avec le mal de Bright qui allait l’emporter en mai 1873.
L’extrait suivant de la biographie de sir Hugh Allan, magnat du commerce et promoteur de chemins de fer, montre, sous un autre angle, l’implication de Cartier dans le projet du chemin de fer du Pacifique :
Conservateur toute sa vie, [Allan] versa quelque $400 000 lors de la campagne fédérale de ce parti [libéral-conservateur] en 1872, cherchant alors à obtenir le contrat du chemin de fer du Pacifique ; son avocat déclara que les programmes conservateurs favorisaient tellement les intérêts d’Allan qu’une contribution trois fois plus élevée aurait été justifiée […]
Allan ne prenait pas de détours non plus lorsqu’il avait affaire à des hommes politiques du Québec tels que Hector-Louis Langevin* et Cartier. Il finançait leurs campagnes, s’arrangeait pour qu’ils puissent côtoyer l’élite britannique, nommait leurs amis avocats de compagnie et faisait de la publicité dans leurs journaux. En retour, il obtint des chartes, des lois favorables et la révocation de lois qu’il n’aimait pas. Son ingérence était brutale, et les résultats habituellement ne tardaient pas à se faire sentir.
Voici ce que son biographe écrit sur cet épisode de la carrière de Cartier :
Dans l’enquête qui suivit, il fut prouvé que Cartier avait écrit à Allan pour lui promettre la construction et l’exploitation du chemin de fer et que, par ailleurs, il lui avait demandé dans d’autres lettres des sommes d’argent qui furent effectivement versées ; Cartier avait lui-même reçu $85 000. De telles pratiques faisaient partie des mœurs politiques de l’époque mais, cette fois, elles étaient quelque peu imprudentes. Elles ne peuvent s’expliquer chez Cartier que par l’habitude du pouvoir, par la croyance que le bien du parti se confond avec celui du pays et peut-être aussi par le début d’une maladie à laquelle il devait succomber au moment où éclatait ce qu’on a appelé le « Scandale du Pacifique ».
Pour en savoir davantage sur la vie économique canadienne à l’époque de Cartier, nous vous invitons à consulter les listes de biographies suivantes.