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Légende de son vivant, sir Wilfrid Laurier a évolué en politique pendant 48 ans, dont 15 à titre de premier ministre du Canada et 32 à la barre du Parti libéral fédéral. Il a fait partie de la première génération d’hommes politiques qui ont œuvré dans le Canada conçu par les Pères de la Confédération. Le présent ensemble thématique fait la synthèse de sa vie et de sa carrière. Les sept sections qui le composent explorent des moments emblématiques de l’histoire du Canada, de même que les faits et gestes du premier Canadien français à occuper la fonction de premier ministre dans ce pays.
Après son stage de droit dans le cabinet de Toussaint-Antoine-Rodolphe Laflamme, Laurier devient avocat en 1864. Il pratiquera cette profession pendant une trentaine d’années, parallèlement à sa carrière politique. Invité par Laflamme à se joindre à l’Institut canadien, cercle littéraire et foyer du rougisme montréalais, Laurier y participe activement et y fait la connaissance d’influents intellectuels, tels les frères Joseph et Gonzalve Doutre. Au volet juridique de sa carrière professionnelle s’ajoute celui du journalisme, au moyen duquel Laurier exprime ses idées sur son opposition initiale à la confédération, le libéralisme et les affaires politiques courantes, aux côtés d’associés et de collègues comme Pierre-Joseph Guitté et Médéric Lanctot. Le libéralisme « laurieriste », qui évoluera avec le temps, s’appuiera finalement sur les libertés civile et religieuse, alliées aux principes de tolérance, de conciliation et de compromis, tel que Laurier le précise à Québec le 26 juin 1877 dans un discours mémorable. Lorsqu’il devient propriétaire de journal et politicien bien en vue, à la fin du xixe siècle, Laurier, conformément aux pratiques journalistiques d’alors, intervient dans le contenu en donnant ses directives à des rédacteurs en chef tel Ernest Pacaud.
Laurier gravit les échelons de la politique, soutenu entre autres par un vaste réseau d’amis et de conseillers, comme Laurent-Olivier David et Charles-Alphonse-Pantaléon Pelletier. Élu pour la première fois en 1871, au Parlement de la province de Québec, il se fait élire de nouveau en 1874, cette fois à la Chambre des communes, où il passera le reste de sa carrière. Ministre du Revenu de l’intérieur en 1877–1878, il vit l’essentiel de ses 25 premières années parlementaires sur les banquettes de l’opposition.
Laurier est chef du Parti libéral du Canada de 1887 à 1919. Son pragmatisme en politique, combiné aux talents d’organisateurs tels James David Edgar, Rodolphe Lemieux et Ernest Lapointe, lui permet de transformer le parti en une véritable formation nationale susceptible de remporter des élections. Pour ce faire, Laurier mise sur le renforcement de l’unité nationale et de l’unité de son parti, souhaitant ainsi concourir au rapprochement entre Canadiens français et Canadiens anglais. Ces grands principes guident son action politique et façonnent, notamment, sa conception du fédéralisme canadien. Ils contribuent également au développement d’une relation privilégiée avec sa province d’origine et à un meilleur encadrement de ses rapports avec les autorités religieuses catholiques au Québec comme ailleurs au Canada.
Premier ministre de 1896 à 1911, Laurier se révèle le seul maître de l’administration : c’est ainsi qu’il affronte une série de défis. Les biographies d’Andrew George Blair, de Joseph-Israël Tarte et de Simon-Napoléon Parent illustrent l’importance qu’accorde Laurier à la solidarité ministérielle, ainsi que sa pratique assidue de la distribution de faveurs. Ancré dans les mœurs politiques de l’époque, le favoritisme n’en est pas moins source de scandales et de controverses pour le gouvernement Laurier. Par exemple, la biographie d’Henry Robert Emmerson montre que ce dernier plonge le cabinet libéral dans l’embarras à plus d’une reprise. Jamais, cependant, Laurier n’est personnellement touché par ces problèmes.
Parmi les priorités du gouvernement Laurier figurent le développement économique et l’expansion du peuplement de l’Ouest, dans lesquels les ministres William Stevens Fielding et Clifford Sifton jouent des rôles de premier plan. Pour ce faire, Laurier met en œuvre plusieurs politiques, dont l’ouverture à l’immigration, la modernisation de l’agriculture et la construction de nouvelles infrastructures de transport. Il veut, entre autres choses, associer son nom et sa mémoire à l’édification d’un chemin de fer transcontinental, notamment parce que celui qu’administre la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique ne parvient plus à transporter toutes les productions industrielles et agricoles. Cette nouvelle ligne, le National Transcontinental, que Laurier qualifiait en 1903 d’« absolue nécessité », constitue pour lui le symbole par excellence de la réussite du libéralisme, des valeurs matérielles et, ultimement, du progrès.
Des entrepreneurs ferroviaires tels que Charles Melville Hays, de la compagnie du Grand Tronc, en qui Laurier a confiance, contribuent au second transcontinental. Donald Mann et William Mackenzie, de la compagnie rivale Canadian Northern Railway, construisent eux aussi leur propre ligne. À l’époque de Laurier, le Canada est également résolument marqué par l’expansion industrielle et l’urbanisation, en particulier dans l’est du pays. Le premier ministre veut ainsi souligner l’entrée de son pays dans le xxe siècle.
Tous ces changements ne sont pas sans bouleversements pour les nations amérindiennes. Dans le but de privilégier les intérêts économiques et de garantir la sécurité des colons et prospecteurs en cette période de ruée vers les ressources naturelles des territoires non organisés du Nord-Ouest, l’administration Laurier conclut, en 1899, le traité no 8 avec certaines populations autochtones [V. David Laird ; James Andrew Joseph McKenna ; Mostos ; sir Clifford Sifton]. Pour ces dernières, qui croient que l’accord pourra assurer la paix et l’amitié avec les Blancs, la principale conséquence est la cession de leurs titres sur de larges pans de territoires qui constituent l’actuel nord de la Colombie-Britannique, de l’Alberta, de la Saskatchewan et d’une portion du sud des Territoires du Nord-Ouest. En échange de ces terres, le gouvernement fédéral garantit aux autochtones des versements d’annuités, un remodelage du principe et de la méthode d’attribution des réserves, et la protection des droits de chasse, de pêche et de trappage. Ultérieurement, les Amérindiens estimeront que le traité les a défavorisés. Par ailleurs, la politique répressive du département des Affaires indiennes (placement d’enfants dans des pensionnats en vue de les assimiler à la culture eurocanadienne, sanctions contre les danses traditionnelles, par exemple) se poursuit sous le règne des libéraux de Laurier [V. Ahchuchwahauhhatohapit ; Matokinajin ; Mékaisto]. Pour faire valoir leurs droits à la protection de leur système économique et de leurs modes de vie, les Amérindiens trouvent en lord Minto, gouverneur général du Canada, un défenseur de leur cause auprès du gouvernement.
Laurier est soucieux d’accroître l’autonomie de son pays sur la scène internationale. Il souhaite maintenir le lien avec l’Empire britannique jusqu’au moment où le Canada sera assez fort pour assumer ce que le premier ministre croit être sa destinée. En agissant ainsi, il espère calmer les sentiments impérialistes de certains Canadiens anglais (nationalistes impérialistes), ce qui ne l’empêche pas de prendre garde de s’aliéner les Canadiens français réticents à une participation aux guerres impériales (nationalistes canadiens) ; c’est ainsi, par exemple, qu’il gère l’épisode de la guerre des Boers (1899–1902). Après avoir indiqué que son action ne constitue nullement un précédent pour l’avenir, Laurier autorise la levée et le déploiement en Afrique du Sud de contingents militaires composés de volontaires essentiellement anglophones et pris en charge par la Grande-Bretagne. Par ailleurs, le gouvernement Laurier travaille au règlement de contentieux frontaliers avec les États-Unis et établit un ministère des Affaires extérieures en 1909. Avant cette création, le premier ministre a aussi pu compter sur les conseils et les talents de négociateur de Louis-Philippe Brodeur, William Stevens Fielding, George Christie Gibbons et Joseph Pope qui devient le premier sous-secrétaire d’État du nouveau ministère.
Laurier n’est pas suffisamment parvenu à défendre le droit aux écoles séparées pour les minorités catholiques hors Québec. Par exemple, en confirmant que les écoles séparées manitobaines ne seront pas réinstaurées, mais qu’un enseignement religieux sera autorisé sous de strictes conditions, le règlement Laurier-Greenway de 1896 illustre que, en politique, Laurier visait l’atteinte du compromis. Par une série d’arrangements mineurs, le premier ministre espérait contenter la minorité catholique, tout en se rendant à la volonté de la majorité protestante du Manitoba.
Certaines dispositions qui président, en 1905, à la création des provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan, et qui engendrent une autre crise des droits des minorités catholiques, ne sont pas sans rappeler l’affaire des écoles manitobaines. Contrairement à une loi fédérale de 1875 qui garantissait à la minorité des Territoires du Nord-Ouest le droit à des écoles séparées et aux subventions requises, le gouvernement local a imposé des ordonnances en 1892 et 1901 qui ont réduit les possibilités d’existence de ces établissements [V. Charles-Borromée Rouleau ; sir Clifford Sifton]. Dans l’espoir de ne pas avoir à se retrancher derrière ces restrictions qui prenaient en 1905 la forme d’un statu quo imposé à la minorité, Laurier tente, cette fois, de donner préséance à l’article 93 de la constitution canadienne qui, selon son interprétation, stipule que des écoles séparées déjà existantes dans une province ou un territoire désireux d’entrer dans la Confédération doivent être protégées. De nouveau confronté à une fronde dans son propre cabinet, Laurier doit finalement s’en remettre aux ordonnances, tout en maintenant son désir d’obtenir pour les catholiques un système d’écoles séparées le plus semblable possible à celui de 1875. Il sort politiquement affaibli de cette affaire. Par ailleurs, ce dernier cas conduit Henri Bourassa, mentor du mouvement nationaliste canadien, et de nombreux Canadiens français catholiques à accuser Laurier d’avoir fait trop de concessions à la majorité anglo-protestante dans le but de préserver l’unité nationale, menaçant du coup le caractère biculturel du Canada tel que l’envisageaient les Pères de la Confédération. Ces derniers faits illustrent une fois de plus la volonté de Laurier de résoudre ces crises en empruntant la voie du pragmatisme.
En 1912, lorsque le gouvernement ontarien impose le Règlement 17 à la minorité canadienne-française, qui limite l’usage du français comme langue d’enseignement aux deux premières années de l’enseignement élémentaire, Laurier adopte cependant une attitude différente. En 1916, il défend avec vigueur les droits des Franco-Ontariens par l’entremise de la motion Lapointe, qui invite le gouvernement de l’Ontario à reconsidérer son Règlement 17. Deux raisons peuvent expliquer ce changement de position de Laurier. Il en a assez de céder, depuis la fin du xixe siècle, aux opinions d’orangistes de la trempe de D’Alton McCarthy, qui s’activent en faveur de l’unité linguistique et religieuse de la société canadienne. Par surcroît, cet incident se déroulant en sol ontarien, où vivent plus de 200 000 de ses compatriotes francophones, Laurier croit que le spectre de l’anglicisation se rapproche physiquement de la province de Québec, ce qui peut y porter un coup fatal à l’avenir des Canadiens français.
Les solutions proposées à ces problèmes complexes ne font pas l’unanimité et accentuent les divisions déjà profondes entre les francophones et les anglophones du pays. La création d’une marine de guerre en 1910 attise encore davantage la grogne entre les nationalistes canadiens et les nationalistes impérialistes, mécontentement que Laurier ne sait tempérer par une politique de compromis. Selon les premiers, Laurier engage ainsi aveuglément le Canada dans les aventures guerrières de l’Empire, tandis que les seconds lui reprochent de ne pas en faire suffisamment. Les relations commerciales avec les États-Unis enveniment aussi la colère des nationalistes impérialistes. Le premier ministre Laurier ne peut mettre en œuvre un traité de réciprocité commerciale avec le gouvernement américain, parce que les industriels et les impérialistes appréhendent que ce traité ne brise le cadre économique canadien et craignent les répercussions sur le lien à l’Empire. Ces deux enjeux, la marine et la réciprocité, sont au cœur des élections fédérales de 1911.
Usés, en outre, par 15 années de pouvoir et n’ayant pas su, entre autres choses, répondre suffisamment aux attentes des groupes d’intérêts, ni ajuster leur libéralisme du xixe siècle, fondé sur le laisser-faire, aux réalités d’une société en pleine transformation, les libéraux subissent la défaite. Laurier a notamment présumé que les Canadiens se contenteraient des timides réformes sociales qu’il a mises en place pour résoudre des problèmes urbains et industriels tels que la pauvreté chronique des classes défavorisées et les difficiles conditions de travail dans le milieu manufacturier. Les adversaires du premier ministre ont promis de l’attaquer sur l’ensemble de ces questions et ont tenu parole. Les conservateurs dirigés par Robert Laird Borden remportent les élections.
Désireux par-dessus tout de reprendre le pouvoir, Laurier reste à la tête de sa formation et la réorganise. Il tente de structurer l’opposition au gouvernement, notamment avec l’aide de députés fougueux, tel William Pugsley, à la Chambre des communes, et, surtout, grâce au Sénat à majorité libérale, avec, comme chef de l’aile parlementaire, sir George William Ross. Laurier, qui a 70 ans en novembre 1911, en étonne plusieurs par sa vigueur. Avec acharnement, il fait obstacle à la conscription militaire au cours de la Première Guerre mondiale, l’une des pires crises politiques de l’histoire du Canada, qui engendre aussi la division au sein de son parti. La victoire des unionistes aux élections fédérales de 1917, les dernières auxquelles participe Laurier, montre une séparation nette, voire dramatique, entre les francophones et les anglophones, l’électorat francophone de la province de Québec se rangeant clairement derrière lui. Cette fracture nationale et la scission du Parti libéral portent un coup important aux objectifs fondamentaux de la carrière du chef libéral. À sa mort, en février 1919, l’unité du pays et celle de son parti apparaissent des plus chancelantes.
La place de Laurier dans l’histoire demeure celle d’un bâtisseur du Canada. Son immense popularité lui a fait remporter quatre élections consécutives. L’historien et biographe Réal Bélanger dresse le portrait suivant de l’homme :
Légende de son vivant, en dépit des déconvenues, des critiques souvent justifiées, Laurier s’était élevé progressivement à la taille des géants, de ceux qui incarnent un symbole. Et quelle attachante personnalité ! Au début du xxe siècle, rares étaient ceux qui avaient pu résister à son charme et à sa courtoisie. Quand il le fallait, Laurier était capable d’oublier ses allures de premier ministre pour adopter une simplicité qui gagnait les cœurs les plus rébarbatifs. Sa franchise désarmante malgré les ruses, sa grande honnêteté dans un environnement plutôt laxiste, son respect des autres malgré les divergences d’opinions, sa fidélité indéfectible à la cause libérale et à ses amis, sa détermination et sa fermeté malgré les moments de découragement et les limites déjà signalées, ont ébloui de nombreux Canadiens. Même ses adversaires ont été subjugués […] En fait, Laurier n’était pas bâti tout d’un bloc. Il n’était pas l’homme des situations tranchées et sans doute s’était-il façonné une personnalité qui lui a permis d’affronter à tous moments la complexité et la dureté du milieu qui fut le sien. Il était cependant homme d’honneur, généreux, épris de liberté, capable de coiffer de noblesse les causes qu’il défendait. Il était un humaniste à qui répugnaient l’arrogance, la bigoterie et l’intolérance.
Les biographies qui figurent dans le présent ensemble thématique font la lumière sur l’homme et sur une période charnière de l’histoire du développement du Canada. Vous êtes invités à découvrir la vie de celui que lord Minto a qualifié, « de loin, [d]’homme le plus fort du Canada ». Selon son biographe, c’est « ce portrait que la mémoire collective a finalement gardé de sir Wilfrid Laurier ».