Titre original :  BM1-5P1102-01

Provenance : Lien

LANCTOT, MÉDÉRIC, avocat, journaliste et homme politique, né le 7 décembre 1838 à Montréal, fils d’Hippolyte Lanctot et de Mary Miller, décédé à Lucerne (comté de Gatineau) le 30 juillet 1877, et inhumé au cimetière de la Côte-des-Neiges (Montréal) le 2 août.

Médéric Lanctot naît en pleine tourmente révolutionnaire. Son père, notaire dans le village de Saint-Rémi (comté de Napierville), croupit dans la prison du Pied-du-Courant depuis le 14 novembre. Il a été écroué pour avoir fomenté la rébellion dans la vallée du Richelieu et avoir participé au combat d’Odelltown en qualité de lieutenant de Charles Hindenlang* qui commandait l’aile droite des rebelles. Il sera trouvé coupable du crime de haute trahison le 19 mars 1839, et déporté en Australie en septembre de la même année. Il ne reviendra au pays qu’en janvier 1845.

Cet incident marque profondément la personnalité du jeune Médéric qui, jusqu’à six ans, est éduqué par sa mère, qu’on a dit, mais sans preuve, une descendante de la famille française Janson, dont est issu Mgr Charles-Auguste-Marie-Joseph de Forbin-Janson*, évêque de Nancy, célèbre dans l’histoire du Québec pour les conférences religieuses qu’il a prononcées dans les années 1840. Aucun document ne nous permet de suivre la famille Lanctot durant l’exil du père. Laurent-Olivier David*, qui connut bien les Lanctot, dit que Mary Miller vécut avec ses enfants à Montréal.

Dès son retour, en 1845, Hippolyte installe sa famille à Saint-Édouard, une paroisse agricole du Richelieu, et s’adonne à l’exercice de sa profession. Gentilhomme courtois et hospitalier, il garde un profond ressentiment de ses années d’exil, qui n’ont pas ébranlé ses convictions. Il reste un démocrate, un républicain et un nationaliste. Quand Médéric et ses frères reviennent de l’école, les souvenirs du père complètent les cours d’histoire. Médéric grandit dans la « mystique de 1837–1838 ». Plus tard, il expliquera par ses souvenirs de jeunesse son engagement politique : « Je n’eus qu’à suivre mes penchants et les sentiments inspirés par une éducation politique puisée à la source du patriotisme inébranlable d’un proscrit revenu au foyer de famille. »

D’heureuses spéculations, le poste de greffier de la Cour des commissaires et son activité professionnelle procurent à Hippolyte Lanctot une honnête aisance. En septembre 1849, il envoie ses deux fils, Médéric et Edmond, au collège de Saint-Hyacinthe. Ils entrent en classe de quatrième (méthode). Médéric n’a pas encore onze ans. On le dit fort brillant, mais dissipé et insoumis. Laurent-Olivier David rapporte qu’il est « de tous les complots, de toutes les révoltes contre l’autorité, de toutes les équipées contre un professeur impopulaire ». Mgr Charles-Philippe Choquette*, l’historien du collège de Saint-Hyacinthe, le met au nombre des quatre écoliers qui complotèrent de mettre le feu à l’institution en janvier 1851. Il est difficile de faire en tout cela la part de l’histoire et de la légende, car les archives du séminaire contiennent peu de chose sur Médéric, sinon qu’il est un étudiant plutôt médiocre, passionné d’histoire et de français. On l’avise à la fin de sa classe de Belles-Lettres qu’il devra reprendre son année « jusqu’à ce qu’il ait répondu d’une manière satisfaisante sur la grammaire latine ». Médéric ne s’inscrit pas à la rentrée suivante. Il aurait donc laissé le collège à l’été de 1852.

Médéric vit alors le drame de milliers de jeunes gens de son âge : vers quoi s’orientera-t-il ? Il n’existe aucun réseau d’écoles spécialisées ou professionnelles pour accueillir ceux qui, au sortir du collège, désirent s’initier à un métier, à une profession ou à un art quelconque. Les écoles de médecine de Québec et de Montréal sont les seules institutions de ce genre. L’apprentissage reste l’unique voie d’initiation aux arts et aux métiers. Son père, qui a des relations dans le monde des affaires et de la politique, demande à Augustin Cuvillier*, un important financier de Montréal, d’engager son fils comme commis.

Médéric s’établit donc à Montréal. Comme la plupart des apprentis de l’époque, il est probablement logé et nourri par son patron qui s’engage à l’initier aux arcanes de son métier. Médéric demeure trois ans chez les Cuvillier. Cette phase de sa vie est très obscure. On peut supposer qu’il occupe ses loisirs à lire et à fréquenter les jeunes de son âge qui partagent son goût des choses de l’esprit et de la politique. Ces jeunes ont un lieu de rencontre : l’Institut canadien, fondé le 17 décembre 1844 et qualifié dès sa fondation de « point de ralliement pour la jeunesse ». La pléiade d’hommes connus et prestigieux qui fréquentent l’institut attire le jeune Médéric, tout imbu de la mystique libérale et nationaliste. Il est un lecteur et un auditeur assidu à l’institut. Joseph Doutre*, avocat et journaliste, président de l’institut, lui conseille bientôt de s’en aller travailler au Courrier de Saint-Hyacinthe, fondé en février 1853.

Il est difficile de dater l’arrivée de Médéric à Saint-Hyacinthe et de préciser le rôle qu’il a joué dans ce journal. On le dit installé dans ses nouvelles fonctions à l’automne de 1855. Comme les journalistes ne signaient pas leurs articles à cette époque, nous n’avons pu relever avec certitude les écrits de Médéric. Il faut faire, une fois de plus, confiance à David, qui écrit : « Pendant deux ans, il fit la polémique dans ce journal avec une vigueur et une habileté qui le firent considérer comme une étoile naissante du parti libéral. »

Le séjour à Saint-Hyacinthe n’est qu’un intermède dans la vie de Lanctot. Montréal, centre des principaux mouvements idéologiques et politiques, l’attire. Il y retourne en 1858 pour entreprendre des études en droit. Ses amis de l’institut, Joseph Doutre et Charles Daoust*, qui ont leur étude rue Saint-Gabriel, l’acceptent comme clerc-stagiaire.

Médéric reprend ses activités à l’Institut canadien au moment où Mgr Ignace Bourget* déclare la guerre au « rougisme ». Il ne tarde pas à signaler sa présence par un coup d’éclat. Dans la nuit du 8 au 9 avril, vers les trois heures, en compagnie de Guillaume-Ernest Roy, un étudiant en médecine, il fracasse les fenêtres de l’Œuvre des bons livres, rue Saint-Joseph. Organisée par Mgr Bourget, cette bibliothèque met à la disposition du public des livres pieux et moralisateurs [V. Arraud]. L’affaire donne lieu à un procès. Joseph Papin*, un membre en vue du « parti rouge », défend le jeune fanatique. Le juge Charles-Joseph Coursol* condamne Médéric et son comparse à $20 d’amende ou, à défaut de paiement, à deux mois de travaux forcés dans une maison de correction. Médéric oubliera très vite qu’il a un dossier judiciaire ; les conservateurs, eux, sauront s’en souvenir.

Les fulminations de Mgr Bourget n’ébranlent pas Médéric, qui participe à toutes les activités de l’institut. Il a la réputation d’être un conférencier disert et un habile dialecticien. On l’invite à donner quelques conférences publiques devant l’élite montréalaise. Pendant l’hiver de 1859, il lit un essai sur la réforme électorale en Angleterre et un autre sur l’état social et politique de ce pays. Les qualités intellectuelles et l’énergie inlassable qu’il met au service de l’institut lui valent d’en être élu, le 2 mai, le secrétaire-correspondant. On lui demande aussi de collaborer au Pays, le journal de l’institut.

Le 7 mai 1860, en compagnie d’onze autres candidats, Médéric est admis à la pratique du droit par le Barreau de Montréal. Il a donc terminé ses années de formation. Au physique, il est petit de taille, maigre, tout en muscles. Ses yeux noirs et pénétrants reflètent la ténacité de sa volonté et la vivacité de son intelligence. Son imagination féconde, sans cesse en ébullition, construit des visions grandioses, invente des expédients, formule des syllogismes qui alimentent l’écrivain et l’orateur. Ses idées, il les a puisées dans la tradition familiale, dans la bibliothèque de l’institut, dans l’Avenir et le Pays. L’histoire d’Angleterre lui a révélé les problèmes sociaux nés de la révolution industrielle, a ancré chez lui le respect des droits individuels. Depuis sa naissance, il a donc vécu dans une atmosphère dominée par deux courants idéologiques : le nationalisme et le libéralisme. Sera-t-il capable, devenu adulte, d’en tirer une synthèse féconde pour une action cohérente et continue ?

Le nouvel avocat installe son bureau au 7 de la rue Sainte-Thérèse, puis vers 1862 au 126 de la rue Notre-Dame. Il n’a aucune spécialité et accepte toutes les causes qui se présentent. Ses activités professionnelles ne ralentissent pas sa participation aux travaux de l’Institut canadien mais cette vie trépidante commence à miner sa santé et il sent le besoin de prendre un repos. Le 11 juillet 1862, il s’embarque à bord d’un vapeur pour Liverpool. On se perd en conjectures sur l’itinéraire de Lanctot en Europe. De ses écrits ultérieurs, on peut déduire qu’il visite l’Angleterre, la France et les pays voisins. Le 16 octobre 1862, le Pays annonce son retour et précise qu’il « est arrivé d’Europe en bonne santé ».

Ce voyage a été pour Lanctot l’occasion de faire le point. Depuis qu’il fréquente l’Institut canadien, il est en étroite relation avec la famille Doutre, avec Joseph notamment qui semble l’avoir conseillé dans les moments importants de sa vie. Au 16 de la rue Saint-Gabriel, où il habite, se trouvent aussi la résidence de Joseph Doutre et le bureau des avocats Doutre et Daoust. C’est peut-être là qu’il a fait la connaissance d’Agnès, sœur de Joseph, Gonzalve et Léon Doutre. Il revient d’Europe décidé à faire d’Agnès la compagne de sa vie. Le mariage a lieu le 28 octobre 1862.

La décision de se marier n’est pas la seule qu’il ait prise pendant son séjour en Europe. À cause de sa nature fougueuse et exaltée, il se sent à l’étroit dans l’enceinte des tribunaux, et il a décidé de faire du journalisme de combat. Probablement dans le cours de l’automne de 1862, il acquiert avec Toussaint Thompson et C.-E.-E. Bouthillier l’imprimerie de M. de Montigny. Le 15 septembre 1863, il lance le prospectus d’un nouveau journal, la Presse, dont la publication régulière commence le 5 octobre. Il en est le rédacteur en chef. Ce journal présente des traits originaux : c’est un quotidien et il est indépendant des partis. Voilà un défi difficile à relever, car la presse à bon marché financée par les abonnements et les annonces n’existe pas encore. La plupart des journaux de l’époque sont des organes de parti supportés par les caisses électorales. Non seulement la Presse est indépendante des partis, mais elle veut leur disparition. Elle prône une formule nouvelle : l’union de tous les Canadiens français à l’intérieur d’un parti national. Se réclamant des Patriotes de 1837 et des intellectuels de l’institut, la Presse est un organe nationaliste.

La naissance de la Presse se produit à une époque charnière de l’histoire canadienne. En juin 1864, John A. Macdonald*, George-Étienne Cartier et George Brown annoncent la formation d’une grande coalition dans le but de réaliser une union fédérative des colonies de l’Amérique du Nord britannique. Seuls les rouges de l’institut demeurent à l’écart de la coalition. Lanctot est atterré par cette nouvelle, car, selon lui, l’union fédérative met en danger l’avenir du peuple canadien-français. Pendant tout l’été de 1864, il décoche des traits contre les coalisés dans son journal. Quelques jeunes conservateurs, comme Laurent-Olivier David, Joseph Leblanc, et de jeunes libéraux, parmi lesquels figurent Louis-Amable Jetté*, Wilfrid Laurier*, Narcisse Valois, se rallient à Lanctot pour organiser la lutte contre le projet de confédération. Ils forment en août un comité national, publient un manifeste signé par 46 adhérents, et lancent le 3 septembre le premier numéro d’un nouveau journal, l’Union nationale, qui remplace la Presse.

Les jeunes nationalistes déclenchent une vigoureuse campagne de presse contre le projet de confédération et contre les vieux partis. Ils favorisent la création d’un État du Québec indépendant. Parallèlement à cette campagne de presse, Lanctot organise une campagne d’agitation politique. Menée tambour battant par l’équipe de l’Union nationale, cette campagne prend l’allure d’une croisade. On y relève deux phases. D’août à novembre, les jeunes nationalistes tiennent des assemblées publiques qui groupent quelques centaines de personnes et au cours desquelles ils dénoncent le principe de la confédération, puis font approuver des résolutions qui condamnent les projets de la grande coalition. À partir de novembre, ils réclament un appel au peuple et font signer des requêtes à cet effet. Ils ont l’appui de deux journaux libéraux : l’Ordre et le Pays.

La campagne de presse et l’agitation politique n’empêchent pas les hommes politiques de poursuivre leur projet de confédération. Mais alors que Cartier, un des principaux artisans de la Confédération, s’achemine vers un triomphe sur la scène parlementaire, Lanctot espère lui faire mordre la poussière devant le peuple, dans Montréal-Est. Bien qu’il n’ait que 28 ans en cet hiver de 1866, Médéric est une personnalité prestigieuse dans Montréal. Chef de file d’une jeunesse nationaliste, il compte de nombreux appuis dans les milieux ouvriers qu’il n’a cessé de défendre contre le patronat, notamment le Grand Tronc du Canada dont Cartier est l’avocat. Ses dons de démagogue, son énergie indomptable, son génie de l’organisation en font un adversaire dangereux. Médéric Lanctot est dans Montréal une force politique redoutable. Il lui tarde d’affronter Cartier.

En février 1866, des élections municipales sont pour lui l’occasion de prendre la mesure de ses adversaires. Il se présente dans Montréal-Est contre Alexis Dubord, homme de paille de Cartier. Il a un programme : installation d’égouts, amélioration de la Place Jacques-Cartier, utilisation des terrains vagues. Cartier lui-même vient à Montréal diriger la campagne de Dubord. Peine perdue, puisque le 28 février Lanctot est élu par huit voix de majorité.

Cette victoire le remplit d’un fol enthousiasme et le convainc que dans une élection qui l’opposerait à Cartier lui-même, il l’emporterait. Il lui faut cependant ne rien laisser au hasard. Toute son action politique désormais prépare le duel qu’il livrera un jour à Cartier. Il utilise son poste de conseiller pour saper le prestige de ce dernier au sein du conseil de ville. La riposte ne tarde pas à venir : Alexis Dubord conteste l’élection de Lanctot qui ne posséderait pas les qualifications foncières requises pour siéger à l’hôtel de ville. L’audition de la cause a lieu à la fin du mois de novembre. Lanctot fait face à une annulation d’élection. Cette situation ne ralentit en rien ses activités. Il commence la rédaction d’une brochure en faveur de l’indépendance.

Au début de l’année 1867, un grand rêve prend forme : l’union de tous les ouvriers dans une puissante association. Esprit intuitif, Lanctot croit que l’amélioration du sort des classes laborieuses passe par une libération nationale. Le 5 février, son journal titre : « L’Association est le salut de la nationalité canadienne-française. » Le 27 mars, Lanctot convoque tous les ouvriers au Champ de Mars. Il discourt plusieurs heures devant 5 000 personnes. L’assemblée forme un comité pour préparer la fondation de la Grande Association de protection des ouvriers du Canada. Lanctot tient chaque soir des réunions dans les quartiers populaires. Le 6 avril, il recueille le fruit de ses labeurs : dans la grande salle du marché Bonsecours, 3 000 personnes votent des statuts et des règlements. La Grande Association est née. Conçue comme un instrument de libération des classes laborieuses, la Grande Association dans le feu de l’action devient un instrument politique pour parvenir à l’union de tous les Canadiens français. Cette association est une fédération de corporations de métiers. Elle est dirigée par une commission où siègent environ 200 représentants des différents corps de métier représentés au prorata du nombre de leurs membres. Chaque adhérent verse une cotisation de 10 cents par mois pour financer le mouvement. Les fondateurs ont assigné à la Grande Association une triple fonction : assurer l’harmonie entre le capital et le travail, améliorer le bien-être de ses membres, arrêter l’émigration aux États-Unis. Le 9 mai, la commission élit un exécutif et nomme Lanctot à la présidence.

Le nouveau président utilise tout son prestige pour régler le conflit, au sujet du salaire et des heures de travail, qui oppose les maîtres-boulangers et leurs employés. Il ouvre des boulangeries à bon marché pour ravitailler les miséreux, demande à la population de n’acheter du pain que chez les boulangers qui ont négocié avec leurs employés et organise, le 10 juin, une grande manifestation populaire. Ce soir-là, plus de 8 000 ouvriers, groupés par corps de métier, défilent sur le Champ de Mars et scandent des slogans en arborant le drapeau vert-blanc-rouge de 1837–1838.

Lanctot atteint son zénith. Acclamé, adulé, il semble s’acheminer vers une victoire politique retentissante même si ses adversaires ne démordent pas. Le juge Samuel Cornwallis Monk rend un jugement en faveur d’Alexis Dubord le 10 juin 1867 mais cette gifle stimule Lanctot qui prépare activement sa campagne électorale dans Montréal-Est contre Cartier.

Le scrutin aura lieu le 5 septembre 1867. Tout l’été, Lanctot tient des assemblées publiques. Il éprouve cependant de la difficulté à maintenir l’enthousiasme du 10 juin, car les boulangeries populaires et les coopératives de consommation qu’il a mises sur pied font faillite. Ces désillusions favorisent les conservateurs qui, par le truchement de la Minerve, déclenchent le 21 août une campagne de dénigrement contre Lanctot. Ce dernier est qualifié de « briseur de carreaux, fénien, mangeur de curés, annexionniste, excommunié, révolutionnaire, plaie d’Egypte, etc ». La Minerve clôt sa campagne par un scandale : l’échevin Lanctot se serait acoquiné avec un certain Jérémie Sinotte pour obtenir des contrats de la municipalité. Le 6 septembre au soir, Cartier remporte la victoire par une majorité de 348 voix.

Lanctot n’accepte pas la défaite. Il est convaincu que Cartier, « a volé l’élection ». Il recommence à s’agiter, espérant déclencher une violente contestation dans les quartiers populaires. Il tient des réunions publiques, fait circuler des pétitions et fulmine dans l’Union nationale contre les prêtres qui ont appuyé Cartier et la Confédération. Cette agitation inquiète les rouges, qui se sentent mal à l’aise en sa compagnie. Par ses outrances, Lanctot fait le vide autour de lui. Jamais il ne pourra se relever de la défaite que Cartier vient de lui infliger.

En cette fin de septembre 1867, Lanctot n’a plus d’amis ni d’alliés politiques. Il reprend l’exercice du droit pour subvenir aux besoins de sa famille. L’appui massif des curés à la Confédération a amorcé chez lui une crise de la foi. Il cesse la publication de l’Union nationale qui n’est plus rentable. Ces difficultés ne l’empêchent pas de former de nouveaux projets, de préparer une riposte.

Le 15 février 1868, Lanctot lance le prospectus d’un nouveau journal, l’Indépendance canadienne, dont le premier numéro paraîtra le 22 avril. Il a trouvé un nouveau cheval de bataille : l’indépendance du Canada vis-à-vis l’Angleterre et l’annexion aux États-Unis. Selon lui, la Confédération est une situation provisoire. Elle évoluera soit vers une union législative, soit vers une fédération d’états à l’intérieur d’un zollverein, soit vers l’annexion aux États-Unis. Les Canadiens doivent donc dès maintenant se préparer à prendre l’une de ces trois options. Il propose l’annexion. L’appel de Lanctot ne suscite aucun enthousiasme chez les Canadiens français et irrite les Canadiens anglais. Quand, en août, il essaie d’organiser une ligue pour l’indépendance, il ne récolte que des quolibets.

Ruiné financièrement et politiquement, il décide de gagner les États-Unis où il espère trouver chez les Franco-Américains une plus grande ouverture d’esprit pour l’annexion du Canada aux États-Unis. Il arrive à Detroit le 10 septembre 1868. Le Club démocratique français lui réserve un accueil chaleureux. Le 22, il prononce un discours-manifeste qui doit lancer « l’Association de l’Indépendance pacifique du Canada ». Encouragé par ses premiers succès, il se rend en Nouvelle-Angleterre où il ne rencontre qu’indifférence. Il fonde à Burlington, au printemps de 1869, l’Idée nouvelle pour propager son mouvement, puis il lance l’Impartial à Worcester. Ces journaux ne trouvent aucun écho parmi les Franco-Américains et font faillite.

À l’automne de 1869, Lanctot retourne à Detroit où se tiendra le 13 octobre une convention des Franco-Américains. Il réussit momentanément à noyauter les délégués et à faire endosser par la majorité sa campagne en faveur de l’indépendance du Canada. Le 20 novembre, il publie de nouveau l’Impartial dans lequel il idéalise la société américaine. Victoire éphémère obtenue par des manigances à l’occasion d’une convention ! Le contenu et le ton de l’Impartial déplaisent. Faute d’argent, Lanctot doit abandonner la publication de son journal au dixième numéro.

La faillite de l’Impartial marque pour Lanctot la fin d’un autre rêve. Elle provoque chez lui une crise intérieure dont les détails nous échappent, faute de témoignages. Dans un moment de désespoir et de révolte, il renie la foi de ses pères et devient baptiste. Peut-être espère-t-il avoir trouvé un moyen d’atteindre à la célébrité dans la république américaine où il est de bon ton, dans certains milieux, de s’en prendre au catholicisme. Il met à défendre sa nouvelle cause l’ardeur d’un néophyte. Il publie une brochure dont le titre même est une déclaration de guerre, Rome, the great usurper [...] Church and man. En mars, il commence à Detroit la publication d’un journal, The Anti-Roman Advocate, dans lequel il dénonce « le despotisme, la superstition et l’ignorance » de l’Église catholique. Pas plus que l’annexion, la religion baptiste ne trouve d’écho chez les Franco-Américains. The Anti-Roman Advocate sombre dans la faillite, sinon le ridicule, cinq mois à peine après la publication du premier numéro.

Ruiné et discrédité, Lanctot revient à Montréal à l’automne de 1870. Il se remet à l’exercice du droit, en association avec son frère Philéas. Il attend une occasion. Elle se présente lors des élections provinciales du printemps de 1871. Lanctot pose sa candidature dans Montréal-Est. Il compte sur l’appui des Chevaliers de Saint-Crépin, une association secrète qui groupe les ouvriers de la chaussure et que l’Église a dénoncée. La fidélité de ces ouvriers ne réussit pas à lui éviter une cuisante défaite. Lanctot n’abandonne pas. Il s’accroche aux ouvriers et tente de ressusciter la Grande Association. Il publie, en mars ou en avril 1872, une brochure de 46 pages, Association du capital et du travail, dans laquelle il démontre que les ouvriers devraient participer aux revenus de l’entreprise par un système de dividendes. Aux élections fédérales de l’automne de 1872, Cartier, en difficulté dans Montréal-Est à cause de l’opposition des ultramontains, joue la carte ouvrière et met à profit les talents de Lanctot. La volte-face de ce dernier s’explique essentiellement par ses besoins financiers, même s’il a tenté de la justifier par l’intérêt que Cartier commençait à porter à la classe ouvrière. Cette stratégie ne profite ni à Cartier ni – à Lanctot. Le premier est battu dans Montréal-Est et le second, qui a renié ses idées de jeunesse, n’est plus « qu’une feuille morte à la merci de tous les vents ».

Lanctot ne jouit plus d’aucune audience à Montréal. Son bureau d’avocat est désert. Il connaît la misère. David situe durant ces mois difficiles son retour dans le giron de l’Église catholique. Lanctot cède-t-il à la pression populaire ? Retrouve-t-il vraiment la foi de ses pères ? L’avait-il même perdue ? Il ne servirait à rien d’épiloguer longtemps là-dessus, car Lanctot n’a confié son secret à personne.

La vie de Lanctot ne sera plus qu’une suite de déboires. Il tente en vain de refaire sa vie aux États-Unis en 1873 ou 1874. Son ami Alphonse Lusignan lui obtient le poste de rédacteur du Courrier de l’Outaouais en janvier 1875, et celui de sténographe des Communes quelques mois plus tard. Lanctot achète le Courrier de l’Outaouais en juin 1875 et le transporte à Hull. Il se lance dans la politique municipale et joue au défenseur du peuple. Un moment, il semble avoir frappé la bonne veine. Il est nommé avocat de la ville de Hull et il publie une sorte de journal officieux du conseil de ville, l’Écho de Hull. Mais il abuse de son prestige et laisse trop voir son intérêt personnel. Ses partisans le délaissent et ses ennemis, revenus au pouvoir, l’ostracisent à leur tour. Surmené, usé physiquement, il sent déjà à 38 ans le besoin de se retirer dans un endroit calme pour refaire sa santé. Il va s’établir, au printemps de 1877, sur une terre, à Lucerne. Il meurt dans la nuit du 30 juillet. Lanctot appartient à son époque. Par plus d’un aspect il incarne les Canadiens français sans cesse tiraillés entre leur admiration pour les institutions britanniques et leur condition de colonisés, entre leur origine française et leur milieu nord-américain. Il incarne surtout une ville, Montréal, où se posent dans la seconde moitié du xixe siècle deux ordres de problèmes : ceux qui relèvent du national et ceux qui relèvent du social. Il est l’un des premiers idéologues canadiens-français à avoir tenté d’en esquisser une synthèse.

Lanctot laissait cinq filles et un garçon. Il avait perdu deux enfants morts très jeunes. Son épouse, Agnès Doutre, ne lui survécut pas deux ans. Elle mourut le 9 mai 1879 et fut inhumée au cimetière de la Côte-des-Neiges.

Jean Hamelin

Les papiers personnels de Lanctot sont disparus. Il faut nous rabattre sur ses publications imprimées pour suivre l’évolution de sa pensée. Celles-ci sont nombreuses : La Presse (Montréal), 5 oct. 18635 sept. 1864 ; L’Union nationale (Montréal), 3 sept. 1864–7 nov. 1867 ; L’Indépendance canadienne (Montréal), 22 avril–3 août 1868 ; Association du capital et du travail ([1872]). On connaît d’autres imprimés de la plume de Lanctot, mais nous n’avons pu les consulter, le plus souvent parce qu’ils n’existent plus : L’Idée nouvelle (Burlington, Vt, et Worcester, Mass.), printemps de 1869 ; L’Impartial (Worcester, Mass. et Detroit, Mich.), automne de 1869 ; Rome, the great usurper [...] Church and man ([1870]) ; The Anti-Roman Advocate (Detroit, Mich.), mars–août 1870 ; Le Courrier de l’Outaouais (Hull), janv. 1875–avril 1876 ; L’Écho de Hull, 1876.

Lanctot n’a laissé personne indifférent. Ses propos sont commentés par ses ennemis. C’est pourquoi la Minerve (Montréal), porte-parole de Cartier, le Pays (Montréal), organe des rouges, l’Ordre (Montréal), journal des libéraux modérés, le Nouveau Monde (Montréal), tribune des ultramontains, l’Opinion publique (Montréal), journal nationaliste, sont des sources complémentaires à parcourir.

Laurent-Olivier David qui a bien connu la famille Lanctot a publié dans l’Opinion publique du 23 août 1877 une biographie de Lanctot. Dépouillée de son romantisme, l’étude de David demeure un témoignage de première valeur et pleine de détails inédits. En mars 1968, Gaétan Gervais présentait à l’université d’Ottawa une thèse intitulée : Médéric Lanctôt et l’Union nationale. Cette thèse analyse en profondeur la pensée politique de Lanctot de 1864 à 1867. Philippe Constant [J.-J. Lefebvre] a publié dans les MSGCF, X (1959) : 27–48 la généalogie de la famille Lanctot.

On trouvera dans des études plus générales quelques allusions à Lanctot : Alexandre Belisle, Histoire de la presse franco-américaine ; comprenant l’historique de l’émigration de Canadiens français aux États-Unis, leur développement et leurs progrès (Worcester, Mass., 1911), 2177.— J.-C. Bonenfant, La naissance de la Confédération (Montréal, 1969), 136143.— Silas Farmer, The history of Detroit and Michigan ; or the metropolis illustrated ; a chronological cyclopædia of the past and present, including a full record of territorial days in Michigan and the annals of Wayne County (Detroit, 1884), 678.— Fauteux, Patriotes, 284s.— Télesphore St-Pierre, Histoire des Canadiens du Michigan et du comté d’Essex, Ontario (Montréal, 1895), 234–249, 325–339.— Biographie de Médéric Lanctot, La Minerve (Montréal), 1er août 1877.— Gustave Lanctot, La fin d’une légende, Revue franco-américaine (Montréal), X (1912–1913) : 282–291.— Télesphore St-Pierre, Les sociétés et les conventions canadiennes aux États-Unis, Annales de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, IV (1902) : 466–469.  [j. h.]

Comment écrire la référence bibliographique de cette biographie

Jean Hamelin, « LANCTOT, MÉDÉRIC », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/lanctot_mederic_10F.html.

Information à utiliser pour d'autres types de référence bibliographique


Permalien: https://www.biographi.ca/fr/bio/lanctot_mederic_10F.html
Auteur de l'article:    Jean Hamelin
Titre de l'article:    LANCTOT, MÉDÉRIC
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1972
Année de la révision:    1972
Date de consultation:    20 nov. 2024