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Les origines politiques du Canada moderne ne sont marquées d’aucun moment déterminant, telle une révolution ; en comparaison, la mise en place du gouvernement responsable, qui se déroula sur plusieurs décennies, semble en effet bien prosaïque. En Amérique du Nord britannique, de nombreux historiens de la fin du xixe siècle et du début du xxe y virent cependant une étape de la marche prétendument inévitable du progrès humain. Au cours des années 1890, par exemple, l’historien whig William Kingsford présumait que « le gouvernement responsable était l’héritage unificateur de toutes les colonies de l’Amérique du Nord britannique et qu’en fin de compte le Canada était une seule nation, composée d’un seul peuple habitant une terre commune ». Pourtant, les élections de 1841 et le gouvernement subséquent (1842–1843) des deux hommes politiques associés le plus souvent au gouvernement responsable – Robert Baldwin et Louis-Hippolyte La Fontaine – ne furent ni les manifestations prédéterminées d’une divinité whig providentielle ni le point de départ incontesté d’une exploration de la genèse politique du Canada moderne.
Au cours du xviiie siècle, la Grande-Bretagne avait une constitution mixte, qui comprenait un régime monarchique contrebalancé par un élément aristocratique (la Chambre des lords) et un élément représentatif (la Chambre des communes). Les colonies de l’Amérique du Nord britannique avaient également mis en place des institutions représentatives : la Nouvelle-Écosse à partir de 1758 [V. Charles Lawrence], l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) à partir de 1773 [V. Walter Patterson], le Nouveau-Brunswick à partir de 1784 [V. Thomas Carleton], le Bas et le Haut-Canada à partir de 1791 [V. sir Alured Clarke ; John Graves Simcoe] et Terre‑Neuve à partir de 1832 [V. sir Thomas John Cochrane]. Le cens électoral qui limitait sévèrement le droit de vote en Grande-Bretagne eut pour effet opposé (et involontaire) de l’élargir dans les colonies d’avant la confédération [V. Obtenir le droit de voter]. Comme résultat, les assemblées législatives des colonies incluaient des représentants de classes sociales dont la très grande partie des membres étaient exclus de la Chambre des communes britannique. Entre les années 1780 et les années 1830, les assemblées coloniales utilisèrent une gamme de stratagèmes pour gagner l’initiative politique de leurs pendants législatifs non élus.
Pour les premiers réformistes canadiens, tels Pierre-Stanislas Bédard, Robert Thorpe et Robert Nichol, la responsabilité ministérielle signifiait la capacité des assemblées législatives de mettre en accusation les ministres ou les conseillers du roi. Dès les années 1820, William Warren Baldwin définissait le gouvernement responsable comme étant l’obligation des ministres de rendre des comptes devant les assemblées élues. L’expression des revendications de la population se poursuivant dans les assemblées législatives, le gouvernement britannique prêta une attention accrue à la politique coloniale, en particulier dans le Bas-Canada. En 1835, lord Gosford [Acheson], gouverneur en chef de l’Amérique du Nord britannique nouvellement nommé, présida une commission formée pour « trouver une solution au conflit qui opposait l’exécutif et la chambre d’Assemblée et qui avait à peu près paralysé le gouvernement ». Le secrétaire d’État aux Colonies avait décrété que la commission avait une « mission de paix et de conciliation ». En tant que telle, cette initiative illustre les forces, et non les faiblesses, des assemblées coloniales, en particulier dans le Bas-Canada. La liberté d’action de celles-ci était toutefois restreinte : les commissaires « ne pouvaient pas accepter un Conseil législatif électif ni abandonner inconditionnellement les revenus de la couronne ».
C’était là le nœud du problème [V. Provincial Justice : Upper Canadian Legal Portraits] : des mesures apaisantes ne modifieraient pas la structure constitutionnelle des gouvernements coloniaux. Appuyés par la plupart des réformistes (à l’exception notoire de William Warren Baldwin), les conseils législatifs élus (qui transformeraient le gouvernement) étaient une abomination pour les tories coloniaux, tel John Beverley Robinson. En 1836, Gosford fit des interventions conciliatoires envers l’Assemblée du Bas-Canada en nommant aux conseils exécutifs et législatifs de nouveaux membres favorables à l’Assemblée ; le lieutenant-gouverneur, sir Francis Bond Head, agit de même auprès du conseil exécutif du Haut-Canada la même année. Pourtant, ces actions ne réussirent pas à résoudre le problème de fond concernant la relation entre, d’un côté, les administrateurs et conseillers gouvernementaux ainsi que l’exécutif, et, de l’autre, les assemblées élues.
Après les rébellions de 1837–1838 [V. Les rébellions des patriotes (1837–1838) : « J’étais des vôtres » ; sir George-Étienne Cartier ; William Lyon Mackenzie], des réformistes tel Francis Hincks restreignirent leur orientation politique pour mettre en place un gouvernement responsable, idée maîtresse qui se rapprochait des tendances britanniques. Le nouveau gouverneur en chef de l’Amérique du Nord britannique, lord Durham [Lambton], recommanda l’instauration d’un gouvernement responsable et préconisa l’union législative du Haut et du Bas-Canada comme moyen d’assimilation des Canadiens français [V. Les premiers promoteurs de l’union dans l’Amérique du Nord britannique]. L’objectif premier de son successeur, Charles Edward Poulett Thomson, « était de gagner les Canadiens à une forme d’union acceptable pour le gouvernement impérial ». Principal architecte de l’Acte d’Union de 1840 (sanctionné cette année-là et entré en vigueur l’année suivante), il s’était « rendu aussi loin, dans la reconnaissance du principe de la responsabilité, que les réformistes modérés l’avaient jamais réclamé ».
En 1842, sir Charles Bagot avoua au secrétaire d’État aux Colonies que le gouvernement responsable existait bel et bien [V. Le ministère des Colonies et l’Amérique du Nord britannique, 1801–1850], et la mission de lord Elgin [Bruce] en 1847 fut « d’élaborer et d’assurer la mise en place du gouvernement responsable dans les provinces de l’Amérique du Nord britannique ». L’instauration du gouvernement responsable fut officiellement reconnue, d’abord en Nouvelle-Écosse, puis au Canada-Uni (créé par l’union du Haut et du Bas-Canada) ; en 1855, toutes les colonies du centre et de l’est de l’Amérique du Nord britannique avaient un gouvernement responsable.
Rien ne prédestinait ce qui deviendrait le Canada à mettre sur pied un gouvernement responsable. L’idée gagna du terrain avec l’essor de l’opinion publique organisée, nourrie par les journaux et les associations politiques. Elle prit de l’ampleur grâce au pouvoir croissant des assemblées élues. Elle donna lieu à un discours politique qui évolua et s’adapta aux circonstances changeantes. Enfin, elle créa une focalisation politique découlant de l’expérience collective d’une politique d’opposition et des possibilités apparentes qu’offrit la période qui suivit immédiatement les rébellions. La recherche d’une forme de gouvernement largement acceptée, et donc légitime, se poursuivit aléatoirement au fil de nombreuses interventions de jugement politique, faites par des individus et des groupes (avec des alliances sans cesse fluctuantes), dans toutes les colonies, pendant nombre de décennies et en réponse à de nouvelles situations. Au bout du compte, le gouvernement responsable modifia la structure de la scène politique en remettant aux assemblées élues les fondements de la légitimité et du pouvoir . Des tories comme John Beverley Robinson et Thomas Chandler Haliburton avaient prédit un tel développement ; « [l]’ère des gentlemen‑administrateurs était révolue » [V. John Macaulay].
Pour en apprendre davantage sur le gouvernement responsable, nous vous invitons à consulter les biographies mentionnées dans le présent ensemble thématique.