Au cours de sa longue histoire, l’Acadie a été le lieu de comportements culturels bien caractéristiques et de compromis politiques. C’est sur le territoire désigné sous le nom d’« Acadie » que s’est effectuée la première véritable tentative française de colonisation en Amérique du Nord. L’Acadie avait pour centre la rive méridionale de la baie de Fundy, mais ses frontières exactes ne furent jamais définies avec précision. Si l’on cherche le mot Acadie sur les cartes de l’Amérique du Nord dressées au xvie siècle, on trouvera dans tous les cas ce toponyme au sud du Saint-Laurent, mais pas toujours au même endroit, loin de là. Plusieurs cartes situent l’Acadie dans la région qui comprend aujourd’hui le nord du Maine, le nord du Nouveau-Brunswick et le sud-est du Québec, y compris une bonne partie de la péninsule gaspésienne. Sur une carte de 1587, l’Acadie correspond d’une façon précise à la Nouvelle-Écosse actuelle. En 1601, Guillaume Levasseur, l’un des cartographes européens les plus influents à la fin du xvie siècle, inscrivait les mots « coste de Cadie » sur ce qui est maintenant le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. D’autres cartes de cette région dressées à la fin du xvie siècle ou au début du xviie placent le toponyme « La Cadie » ou « Lacadye » ou encore « Acadie » sur l’ensemble des régions dont nous venons de parler, incluant aussi l’Île-du-Prince-Édouard. On s’entendra bien peu, à quelque époque que ce soit, entre toutes les parties intéressées à l’histoire de l’Acadie – France, Angleterre, Nouvelle-France, Nouvelle-Angleterre, sans oublier les habitants de l’Acadie eux-mêmes – sur le tracé de ses frontières.
La dispute permanente au sujet des frontières de l’Acadie prit une importance accrue à mesure que progressait la colonisation européenne en Amérique du Nord. Les terres occupées par les Acadiens devinrent une région frontière entre la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France, une « saillie continentale », selon le mot de John Bartlet
Revendiquée par la France dans les lettres patentes délivrées par Henri IV à Pierre Du
Que la colonie fût gouvernée par l’Angleterre, comme il arriva de 1654 à 1670, ou non, les habitants du Massachusetts devinrent et restèrent un des groupes de gens qui exerça le plus d’influence sur les Acadiens. Même si le traité de Saint-Germain-en-Laye de 1632 reconnut la France comme la seule puissance européenne autorisée à coloniser l’« Acadie ou Nouvelle-Écosse », la colonie du Massachusetts conserva une influence constante sur la vie des Acadiens et ne fut jamais pour eux une puissance tout à fait hostile. Elle fut presque toujours la partenaire commerciale la plus importante ; son influence, à cet égard, se trouva renforcée de 1656 à 1670, années au cours desquelles sir Thomas
En fait, les relations des Acadiens avec les autres groupes ethniques furent beaucoup plus étendues qu’on ne l’a habituellement indiqué. Sur leur propre territoire, leurs rapports avec les Amérindiens furent, pendant un siècle et demi, des plus amicaux, ce qui produisit non seulement les unions libres, déplorées par les missionnaires dès 1616, mais aussi un nombre assez élevé de mariages contractés devant l’Église. François-Edme Rameau de Saint-Père, historien français qui, en 1859, publia son premier ouvrage sur les Acadiens, fait remarquer que, vu la faible population acadienne, le nombre de ces mariages religieux s’avéra un facteur non négligeable dans la formation de cette communauté pendant le xviie siècle. Depuis l’époque du premier mariage de Charles de
La façon dont la société acadienne dut lutter pour parvenir à vivre et ses difficultés pour se développer favorisèrent l’établissement d’excellentes relations entre Acadiens et Amérindiens. Pendant les quelque 30 premières années du xviie siècle, tous les efforts pour implanter un mode de vie européen autour de la baie de Fundy n’aboutirent qu’à maintenir la présence d’Européens, mais non point à mettre sur pied une colonie de peuplement. Même après 1632, alors que les autorités françaises encouragèrent la colonisation plutôt que l’exploration et la conversion des Amérindiens, le nombre des colons qui partirent de France fut peu élevé [V. Isaac de
Il est possible que la diversité de leurs origines de même que leur petit nombre disposèrent les Acadiens plus que d’autres à apprendre des Amérindiens. Dans une étude, la linguiste française Geneviève Massignon a démontré à quel point les Acadiens n’avaient pas de « fonds » commun. Cet auteur a entrepris de retrouver la provenance des divers parlers acadiens et a découvert que si certains centres en France, comme Loudun et sa région, contribuèrent notablement au peuplement acadien, plus de la moitié de la population, néanmoins, venait d’autres parties de la France. Bien plus, elle a pu démontrer qu’en 1707, environ 5 p. cent de la population acadienne venait d’une région ou l’autre des îles Britanniques.
Le but principal de Massignon était de déterminer si les formes linguistiques acadiennes étaient avant tout un legs de la culture européenne ou si le vocabulaire a bénéficié d’un apport décisif du milieu nord-américain. Elle en est arrivée à la conclusion que, par suite de l’absence de toute influence unique et déterminante d’une région particulière d’Europe, la constitution du langage acadien fut beaucoup plus une affaire d’évolution coloniale. Il s’est formé par l’amalgame d’une variété de dialectes, français pour la plupart, quelques-uns anglais, et un ou deux amérindiens, unifiés par le mode de vie unique de la société acadienne et par la nécessité qu’elle éprouvait d’un vocabulaire spécial pour exprimer la spécificité de l’expérience qui était la sienne.
Massignon s’en est tenue à l’étude de la langue. Mais son travail de recherche a été l’un des premiers pas vers une meilleure compréhension de l’héritage européen de l’Acadie. Car des colons tels que les Leblanc, qui s’embarquèrent à La Rochelle, et les Bastarache, Basques des Pyrénées qui s’embarquèrent à Bayonne, parlaient non seulement des dialectes différents, mais avaient vécu dans des villages soumis à des coutumes juridiques différentes comme à des traditions religieuses différentes. Il faut se rappeler que la France qui aida à établir la colonie acadienne était alors un pays marqué par un grand nombre de particularismes locaux, où chaque région avait sa façon particulière de relever du gouvernement central, lesquels la différenciaient nettement des régions voisines. L’époque où arriva en Acadie chaque contingent de colons, les pouvoirs dont ils furent dotés, la façon d’emprunter les coutumes d’une région plutôt que celles d’une autre pour régler un problème de rapports entre membres de la collectivité, pour agrémenter les noces de chants traditionnels, pour apprêter les plats de chaque jour, tout cela détermina la formation et l’évolution du mode de vie acadien. Comme aucun groupe d’immigrants n’arriva jamais avec un ensemble d’idées, soit religieuses, soit profanes, qui eussent pu dominer les conceptions existantes, l’intégration graduelle et sans heurts des nouveaux venus aux anciens colons fut particulièrement marquante pour la colonie. Dans ce contexte apparaît toute l’importance des chaînons qui relient la première expédition du sieur de Monts, en 1604, avec ses idéaux d’implantation sur le sol acadien et sa croyance dans la valeur de la collaboration avec les Amérindiens, à toutes les autres arrivées de colons.
Arrêtons-nous à l’un des cas des plus significatifs à cet égard. Jean de
Au cours des quelque 40 années suivantes, Charles de La Tour fut l’un des hommes les plus importants d’Acadie ; il travailla au progrès de la colonie, surtout en qualité de propriétaire terrien et de fonctionnaire, dont l’autorité et les droits émanaient de France, mais aussi, à l’occasion, en qualité de fonctionnaire tenant son titre et son autorité du roi d’Écosse. (Son père,
Ces relations se renforcèrent encore du fait de la longévité de la population. Ce fait fut particulièrement marquant dans une société qui connut, en l’espace de 50 ou 60 ans, toute une succession d’autorités différentes qui revendiquaient le droit de la gouverner. Politiquement, la colonie devint une réalité, sous l’autorité de la France, pendant les années 1632–1654 ; de 1654 à 1670, la population, essentiellement mais pas entièrement française, fut gouvernée au nom de l’Angleterre. Puis, pendant 40 ans, de 1670 à 1710, la colonie fut de nouveau officiellement française. Toutefois, au cours des 20 dernières années, de 1690 à 1710, elle dut subir une série d’incursions anglaises, dont une au moins, l’expédition de sir William
Les familles acadiennes se distinguaient tant par la prospérité que par le nombre des enfants. La nourriture était en quantité suffisante et assez variée, non seulement pour assurer la croissance de la population, mais pour y maintenir un haut niveau de fécondité. De plus, les maladies comme la typhoïde, la petite vérole et le choléra n’atteignirent jamais des proportions épidémiques dans la colonie. Lors d’un séjour en Acadie en 1699, le chirurgien français
Ces familles n’assuraient pas seulement de la cohésion à un village particulier, mais établissaient des liens entre chaque nouvel établissement et tous les autres de la colonie. En particulier, et pendant la plus grande partie du xviie siècle, les liens de parenté contribuèrent à étendre l’influence du premier établissement acadien de grande importance, Port-Royal, à presque chaque recoin de la colonie. Beaubassin (près d’Amherst, Nouvelle-Écosse) fut le premier village important établi après la fondation de Port-Royal. Il fut mis sur pied en 1672, grâce en grande partie au travail de Jacques
Au moment où le xviie siècle tirait à sa fin, on aurait pu résumer l’histoire acadienne en disant qu’elle fut marquée par la négligence des autorités et par une lutte à peine fructueuse pour pousser la colonisation. À la conclusion du traité d’Utrecht de 1713, néanmoins, qui mit fin à une autre phase de la guerre anglo-française et remit une fois de plus la colonie aux mains des Britanniques, l’« Acadie ou Nouvelle-Écosse » avait un statut international et une population coloniale. Les deux gouvernements, français et britannique, étaient devenus conscients de la valeur stratégique de la « saillie continentale » ; les Français au cours des négociations préalables au traité avaient de fait déployé toutes leurs énergies pour conserver l’Acadie. « Nous avons fait tous nos efforts pour regagner l’Acadie, écrivaient les négociateurs à Louis XIV le 18 avril 1712, mais il nous a été absolument impossible d’en venir à bout. »
Par le traité, la France avait perdu l’Acadie, mais pas définitivement, du moins à ses yeux. L’intérêt marqué que la France continuait de porter à ce territoire était essentiel à la situation des Acadiens. Non seulement les Français ambitionnaient-ils de reprendre l’Acadie, mais les termes mêmes du traité leur offraient une ouverture pour en recouvrer une partie. Le traité stipulait que la Grande-Bretagne obtenait la possession de « la nouvelle E’cosse, autrement dite Acadie, en son entier, conformément à ses anciennes limites : comme aussi de la ville de Port-royal, maintenant appelée Annapolis-royale, & généralement de tout ce qui dépend desdites terres & isles de ce pays-là ». On n’avait pas annexé de carte au traité et l’on n’avait pas non plus précisé les frontières nord et ouest de « la nouvelle E’cosse, autrement dite Acadie ». Aux termes du traité, les Français conservaient l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) et l’île Royale (île du Cap-Breton). En même temps, ces derniers soutenaient que les frontières du territoire cédé à la Grande-Bretagne n’étaient pas celles de la concession accordée à de Monts en 1603, mais celles de la concession beaucoup moins considérable faite à Poutrincourt en 1608. En d’autres termes, le mot « ancien », dans le traité, ne signifiait pas « original », mais « précédent », relativement à la concession de 1608 ou à d’autres interprétations favorables à la cause. Il y avait donc, pour les Français, deux Acadies : l’Acadie française, d’une part, qui comprenait l’île Royale, l’île Saint-Jean et une grande partie de la terre ferme, située entre le Nouveau-Brunswick d’aujourd’hui et le Saint-Laurent, qu’ils étaient disposés à revendiquer, et l’« Acadie ou Nouvelle-Écosse », d’autre part, cédée aux Britanniques et embrassant la plus petite portion possible de la péninsule. Une carte soumise par le gouvernement français, dans une tentative pour régler la question des frontières de ce territoire, après le traité d’Aix-la-Chapelle, en 1748, mettait toujours en cause les droits britanniques, limités à une mince bande de terre sur la côte est de la Nouvelle-Écosse. Quant à eux, bien sûr, les Britanniques étaient convaincus que le document signé le 8 mai 1713 leur avait donné à tout le moins la péninsule tout entière de la Nouvelle-Écosse, tout probablement l’ensemble du Nouveau-Brunswick d’aujourd’hui et, si les Français voulaient être honnêtes, certains droits sur la terre située entre le Nouveau-Brunswick et le Saint-Laurent, y compris la péninsule de Gaspé.
Ces dispositions rendaient presque inévitable une guerre de frontières entre les deux grandes puissances. Mais d’autres clauses du traité compliquaient davantage encore la situation des Acadiens. Un des articles négociés leur donnait la liberté de « se retirer ailleurs dans l’espace d’un an avec tous leurs effets mobiliers qu’ils pourront transporter où il leur plaira ». Si certains décidaient de rester, cependant, ils seraient « sous la domination de la Grande-Bretagne » et ils jouiraient « de l’exercice de la religion catholique romaine, en tant que le permettent les loix de la Grande-Bretagne ». Ces dernières stipulations furent explicitées dans une lettre que la reine Anne adressait le 23 juin 1713 à Francis
À bien des égards, ces problèmes furent d’une plus grande importance pour les Britanniques et les Français que pour les Acadiens eux-mêmes. De 1714 à 1719, les deux pays pesèrent les avantages et les inconvénients du déplacement éventuel des Acadiens. Les autorités de l’île Royale, en particulier le gouverneur Philippe
La réaction des Acadiens à cette situation a suscité autant de polémique parmi les historiens que n’importe quel autre aspect de leur histoire. Pour beaucoup, tels Francis
Les Acadiens se tracèrent eux-mêmes leur ligne de conduite. Invités par les autorités d’Annapolis Royal à prêter serment de fidélité au roi George Ier, au moment même où les autorités de l’île Royale leur demandaient d’émigrer, les Acadiens élaborèrent leur propre stratégie. Ils envoyèrent aux Britanniques une réponse qui visait à gagner du temps et, aux Français, une délégation. Ils savaient, dirent-ils aux Britanniques, que leur réponse avait été lente à venir, mais ceux qui savaient lire avaient dû se rendre dans les villages pour traduire le serment exigé et en expliquer les termes. Rien ne laisse croire ici qu’on ait pu s’en remettre aux prêtres pour hâter les choses. Ce sont les villageois eux-mêmes qui jugeraient de la suite à donner à cette demande, la réponse étant présentée aux autorités, signée, parfois d’une croix, souvent au long, par les hommes de la région et apportée à Annapolis Royal par les délégués des villages. En plusieurs cas, il fallut trois ans pour mettre les réponses au point, la demande du serment n’ayant pas été faite officiellement avant 1715. Somme toute, les Acadiens refusèrent de se soumettre à ce serment ; ceux de Beaubassin en donnent la raison : « pendant que nos ancêtres ont été sous la domination angloise on ne leur a Jamais exigé de pareille serment ». Cependant, comme le notaient les habitants des Mines, ils promettaient de ne créer aucun ennui aux Britanniques tant que ceux-ci conserveraient l’autorité sur la colonie et qu’eux-mêmes pourraient y demeurer. De plus, comme le laissèrent entendre les gens habitant le long de la rivière Annapolis, ils étaient disposés à étudier un serment par lequel ils s’engageraient à ne prendre les armes ni contre la Grande-Bretagne ni contre la France.
Si ces réponses exaspérèrent les autorités d’Annapolis Royal, elles ne satisfirent pas davantage celles de l’île Royale. Les Acadiens temporisaient aussi habilement avec les demandes d’émigration des Français qu’avec celles des Britanniques de prêter le serment de fidélité. Aux Français, ils firent observer que la saison était trop avancée pour qu’on pût penser à émigrer ou même à examiner cette possibilité ; que, même s’ils voulaient s’expatrier, ils ne disposaient pas de bateaux en nombre suffisant ; et que, même en considérant cette possibilité, l’absence de routes sur l’île Royale rendait le projet fort difficile à réaliser. Quelques historiens pensent que ce sont les Britanniques qui empêchèrent les Acadiens de quitter la Nouvelle-Écosse ; cependant, comme l’a souligné l’historien acadien Joseph-Henri Blanchard, les Acadiens eussent-ils voulu quitter leurs terres, les Britanniques n’auraient pu y faire obstacle. Dans un rapport qu’il rédigea en 1720, Paul
En fait, et comme le gouverneur Richard
En 1730, la situation des Acadiens en Nouvelle-Écosse réunissait tous les éléments d’une vraie débâcle. En ce qui les concernait, ils étaient parvenus à amener les Britanniques à accepter les conditions qu’ils avaient eux-mêmes posées pour rester en Nouvelle-Écosse. À partir de cette année-là, la plupart des anglophones comme l’a fait ressortir Brebner, les désignaient sous le nom de « neutres » ou de « neutres français ». Pour les Acadiens, cette politique de neutralité n’était pas une position passive, mais une stratégie adaptée à leur vie en pays de frontière. C’était une façon de s’adapter à la réalité de leur existence sur des terres placées sous la domination d’une puissance, pendant qu’une autre, qui avait précédemment exercé son autorité sur la région, était en train d’élever dans le voisinage la puissante forteresse de Louisbourg. Les effectifs militaires dont disposaient les Britanniques dans la colonie n’étaient pas importants mais constituaient plus qu’il n’en fallait pour embarrasser de leur présence les villages visités, sans compter la possibilité d’obtenir en tout temps des renforts du Massachusetts. Les Français veillaient à ne pas provoquer de guerre ouverte, mais ils n’en continuaient pas moins à faire sentir leur présence. Les Amérindiens vivaient dans les forêts autour des villages acadiens, et leurs échauffourées avec les Britanniques rappelaient constamment leur force, leur parti pris pour les Français et la faiblesse des Britanniques. Même si les Acadiens se considéraient, autant que les Amérindiens, originaires des vallées et des terrains marécageux, des rivages de la mer et des forêts, la question était loin d’être aussi claire pour les Français et les Britanniques. Pour ces puissances impériales rivales, les plus importantes caractéristiques des Acadiens paraissaient être leur langue et leur religion, qui les attachaient naturellement aux intérêts de la France et faisaient d’eux des ennemis tout aussi naturels des Britanniques.
Les 18 années suivantes (1730 à 1748) s’avérèrent pour les Acadiens une époque de croissance et de prospérité. Ce fut l’âge d’or, dont conserverait le souvenir ému tout Acadien âgé de plus de dix ans au moment de la déportation. Andrew Hill
Vivant dans une abondance réelle, la société acadienne de la période précédant la déportation, comme l’a démontré l’écrivain acadien Antonine Maillet, devait beaucoup aux traditions qui ont formé Rabelais et peu à l’ascétisme, qu’il fût de la Réforme ou de la Contre-Réforme. Les Acadiens développèrent avec enthousiasme le chant, le violon et la danse ; ils racontaient des histoires, festoyaient et buvaient. Toutes ces activités sont notées sur un ton désapprobateur par les missionnaires qui œuvrèrent en Acadie, d’abord par les récollets dans leurs rapports de 1616 et de 1617, puis par les capucins et les sulpiciens qui formulèrent des plaintes à ce sujet. Dans son étude sur le vocabulaire, Massignon retrace des expressions, telles que « jouer à monter l’échelette », directement dans la France du xvie siècle, et l’étude de Maillet sur le folklore acadien fait remonter des chants et des hymnes acadiens au même siècle. On a comparé les traditions de la fabrication des violons acadiens et des danses à celles existant actuellement dans les provinces Maritimes et en Louisiane : les similitudes dans la musique et la danse ont amené les spécialistes à conclure, quant aux thèmes exploités, à une origine commune antérieure à la déportation. Venant d’une telle variété de villages d’Europe, les Acadiens pouvaient regrouper une vaste collection de contes folkloriques et de légendes, de coutumes pour la fête de Noël ou les mariages, capables de dissiper toute trace de monotonie dans les villages.
La société acadienne ne subissait guère de contrainte extérieure, qu’elle vînt de l’Église catholique ou de l’État. La tradition voulant que l’autoritarisme de l’Église ait été l’un des traits caractéristiques de la société acadienne remonte à la période suivant la déportation, alors que les conditions de vie des Acadiens avaient changé du tout au tout. La préoccupation religieuse des Acadiens jusqu’aux années d’exil et pendant celles-ci se ramenait en grande partie au souci de voir observer le bon fonctionnement d’une institution et d’une activité particulières, et ils pratiquaient leur religion dans un esprit séculier et utilitaire, enregistrant les baptêmes, les mariages et les sépultures. Pareil souci n’allait pas susciter des vocations sacerdotales et religieuses ni donner à l’Église des saints à mettre sur ses autels. Ce souci se manifestait plutôt par des disputes, comme celle enregistrée, avec désapprobation, par les capucins lors de leur rencontre avec la deuxième femme de Charles de La Tour, Françoise
Leur attitude envers le catholicisme prenait racine en partie dans la composition du clergé qui les desservait. Les séculiers, qui occupaient autant de place dans leurs communautés que les religieux, étaient, de par leur nature, liés plus directement à la vie de tous les jours. De plus, aucun ordre religieux en particulier n’eut de part prépondérante dans la croissance des Acadiens comme peuple. Dès les débuts, grâce à leurs relations avec les Amérindiens, les Acadiens avaient été mis en contact avec les missionnaires jésuites, tandis que dans les établissements mêmes c'était l’influence des capucins ou des récollets (deux branches issues des franciscains) qui se faisait surtout sentir. Cette double présence des jésuites et des récollets ou des capucins explique l’existence parmi les Acadiens de plus d’une conception du catholicisme. À la toute fin du xviie siècle, on envoya des prêtres du séminaire montréalais de Saint-Sulpice aussi bien que de France. Cette diversité d’expérience dans un domaine non négligeable de la vie communautaire constitue un autre facteur dans la formation de la spécificité acadienne.
Le catholicisme des Acadiens, cela est évident, était beaucoup moins autoritaire que celui de la Nouvelle-France. De même, pendant l’âge d’or, les volontés politiques de la Grande-Bretagne, du moins dans la conscience des Acadiens, n’étaient que des velléités. Même pendant la guerre de la Succession d’Autriche, la société acadienne ne changea rien à l’essentiel de sa vie indépendante. Cela tenait en partie à ce que la transformation de Port-Royal en Annapolis Royal, en 1714, avait contribué à déplacer le centre de la société acadienne, tant d’un point de vue psychologique qu’en termes de densité de population, vers les villages de Beaubassin, des Mines et de Grand-Pré, loin des fonctionnaires et du gouverneur. Avec les années, la croissance de la population acadienne provoqua un mouvement de colonisation dans des régions encore plus éloignées, la population se dispersant dans des établissements situés le long du littoral du Nouveau-Brunswick actuel et traversant même sur l’île Saint-Jean. Si les Acadiens étaient censés être des sujets de la couronne britannique, leurs contacts avec ses représentants, militaires ou civils, se faisaient au petit bonheur, par intermittence et rarement de façon telle qu’ils fussent impressionnés par la puissance britannique. La garnison de la colonie fut toujours sous-approvisionnée pendant la première moitié du xviiie siècle et souvent harcelée par les Amérindiens. Bien que les disputes entre les Acadiens au sujet de la propriété des terres aient commencé à être soumises en assez grand nombre aux autorités d’Annapolis Royal, plusieurs villageois préféraient voir ces questions réglées par les prêtres, à l’occasion de leurs visites. Pour les habitants de la colonie, le gouvernement britannique était une « autorité fantôme », dans la même mesure que l’avait été, pour les générations précédentes, l’autorité française.
Si cet âge d’or se termina en même temps que la guerre de la Succession d’Autriche, cela ne changea pas notablement l’aspect essentiellement pacifique de cette période pour les Acadiens. Les hostilités des années 1740 [V. François Du Pont Duvivier ; Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay] n’eurent guère d’autre conséquence sur les Acadiens que de leur laisser croire qu’ils avaient réussi à faire reconnaître, tant par les Français que par les Britanniques, et sans qu’il leur en coûtât beaucoup, leur politique de neutralité. Ironie du sort, la fin de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne en 1748 marqua véritablement la fin de la paix pour les Acadiens. Les traités signés cette année-là indiquent un intérêt renouvelé de la part des deux puissances pour les terres de l’Acadie. Au cours des sept années suivantes, se prépara, palpitante, une inévitable tragédie. La ligne de conduite suivie par les Acadiens avec tant de succès jusqu’en 1748 devint, après cette année, l’une des principales raisons de la déportation.