L'administration de la Nouvelle-France

Ce n’est que graduellement, au fur et à mesure des besoins nouveaux occasionnés par son expansion territoriale et démographique, que la Nouvelle-France fut dotée de ses structures administratives, qui n’allaient être complètes et définitives que vers 1720. Pendant près d’un siècle, l’appareil administratif interne fut en constante évolution, sous l’influence, en particulier, des différents régimes imposés à la colonie : ceux de la Compagnie de la Nouvelle-France, dite des Cent-Associés (1627–1663), de la Compagnie des Indes occidentales (1664–1674) et du gouvernement royal (1663–1664 ; 1674–1760). Il convient donc, non seulement de décrire ces institutions administratives dans leur état de perfection, mais aussi d’en esquisser brièvement la genèse et le développement ; ainsi, le lecteur de ce dictionnaire, peut-être moins au fait de la période française de notre histoire, ne sera pas complètement dérouté par la complexité, plus apparente que réelle, du fonctionnement des divers organismes – militaires, civils et judiciaires – qui, à un moment donné, régissaient la vie coloniale.

 

La Compagnie des Cent-Associés
(1627–1663)

La Nouvelle-France avait toujours été sous l’autorité du roi, mais cette autorité ne s’était encore exercée que d’une façon lointaine, par l’intermédiaire de compagnies à monopole peu soucieuses de leurs engagements et de vice-rois inactifs, les unes et les autres sous la juridiction assez vague de l’amiral de France. Or, en octobre 1626, désireux de prendre en main les affaires coloniales, Richelieu se fit nommer « grand-maître, chef et surintendant-général de la navigation et commerce de France ». Abolissant les charges d’amiral de France et de vice-roi de la Nouvelle-France et annulant les monopoles existants, le cardinal établit, le 29 avril 1627, la « Compagnie des Cent-Associés pour le commerce du Canada » et lui céda la Nouvelle-France « en toute propriété, justice et seigneurie ». Seigneurs de la Nouvelle-France, les Cent-Associés en recevaient l’administration, sous le contrôle de Richelieu, agissant au nom et sous l’autorité de Louis XIII, et selon les stipulations de leur charte.

La première forme de gouvernement adoptée pour le Canada fut d’une extrême simplicité. Sur présentation de trois candidats par la compagnie, Richelieu choisissait et présentait à son tour au roi celui qui, « en l’absence de Mgr le Cardinal », commanderait en Nouvelle-France « pour le service du roi ». Champlain* fut le premier nommé, mais par la compagnie, et par provision seulement. C’est son successeur, Huault* de Montmagny, qui reçut la première commission royale. En principe, le gouverneur devait être nommé « de trois ans en trois ans », mais ce n’est qu’après 1645, semble-t-il, que fut ainsi limité son mandat, renouvelable une fois seulement à partir de 1648. Le gouverneur détenait tous les pouvoirs : commandement militaire, direction civile de la colonie, exécution des arrêts du Conseil d’État ; en outre, il était habilité à juger souverainement, en dernier ressort, aussi bien au civil qu’au criminel, mais avec la collaboration, dans les affaires difficiles, de quelques officiers ou notables [Noël Juchereau* Des Chatelets ; Bréhaut* Delisle]. Outre le gouverneur lui-même et ses conseillers occasionnels, l’appareil judiciaire ne comptait qu’un officier de justice, un modeste greffier – souvent le secrétaire du gouverneur – qui jouait également le rôle de notaire, mais n’en portait pas officiellement le titre [Laurent Bermen*]. Seule la gestion financière de la colonie, confiée à l’agent (ou commis général) de la compagnie au Canada [Derré* de Gand], échappait au gouverneur. Celui-ci avait un adjoint qui commandait à Trois-Rivières [Bréhaut* Delisle ; Champflour*]. Après la mort de Richelieu, en 1642, la Nouvelle-France passa sous la juridiction d’un secrétaire d’État chargé des affaires étrangères, mais cela ne changea rien à l’administration interne de la colonie ; en cette même année 1642, cependant, Montréal était fondée et Chomedey* de Maisonneuve y faisait figure de gouverneur.

Le premier changement important survint en 1647, deux ans après la formation de la Communauté des Habitants. Le roi, en effet, établit auprès de la communauté un conseil de gestion et de surveillance, formé du gouverneur général [Huault*], du supérieur des Jésuites et du gouverneur de Montréal (27 mars 1647). Ce conseil, souvent appelé premier Conseil de la Nouvelle-France – et parfois Conseil de la traite – pour le distinguer du Conseil souverain, fut augmenté dès l’année suivante (5 mars 1648) : outre le gouverneur général [Ailleboust* de Coulonge] et le supérieur des Jésuites [Jérôme Lalemant* ; Ragueneau*], y siégeraient tout ancien gouverneur général résidant au pays et deux conseillers (trois en l’absence d’un ancien gouverneur) élus par les autres membres du conseil après consultation avec les syndics des habitants de Québec, de Montréal et de Trois-Rivières [Jean-Paul Godefroy* ; Robert Giffard*]. Les gouverneurs particuliers de Montréal et de Trois-Rivières avaient séance et voix délibérative au conseil, lorsqu’ils étaient de passage à Québec. Ce conseil avait d’importantes attributions : administration des deniers publics – assurée jusqu’en 1645 par l’agent des Cent-Associés –, régie du commerce, réglementation de la police, nomination de divers fonctionnaires (amiral de la flotte [Jean-Paul Godefroy*], commis des magasins [Gloria*], etc.), et en particulier d’un secrétaire du conseil autorisé à exercer comme notaire [Audouart*, le premier notaire du Canada]. L’apparition de ce rouage administratif ne réduisait en rien, cependant, le rôle du gouverneur général, auquel les commissions continuèrent d’accorder les mêmes pouvoirs que par le passé. Il semble bien, du reste, que le gouverneur jouissait d’un droit de veto au conseil ; cela était normal, puisqu’il était le grand responsable de toute l’administration coloniale. C’est à lui, par exemple, et non au conseil que, le 29 mars 1649, les Cent-Associés, qui s’étaient jusque-là réservé ce privilège, donnèrent pouvoir de concéder des terres et des emplacements.

Une autre amélioration fut apportée à l’organisation administrative de la Nouvelle-France en 1651, lorsque le gouverneur Jean de Lauson* établit à Québec un tribunal régulier, la sénéchaussée, chargé de rendre la justice au nom de la Compagnie des Cent-Associés, seigneur haut justicier de la Nouvelle-France. Sous la responsabilité honoraire d’un grand sénéchal [Jean de Lauson* fils], cette cour seigneuriale (par opposition à royale) était formée d’un lieutenant général civil et criminel (juge) [Le Vieux*], d’un lieutenant particulier (juge adjoint) [Sevestre*] et d’un procureur fiscal [Louis-Théandre Chartier*]. (Le procureur avait pour fonctions d’intenter les poursuites au nom de celui qui détenait les droits de justice, et de veiller aux intérêts de ce dernier et à ceux des justiciables en général en obtenant des sentences proportionnées aux délits ; dans les tribunaux seigneuriaux, il était dit procureur fiscal, dans les juridictions royales, procureur du roi, et, au Conseil souverain, procureur général.) La Sénéchaussée de Québec avait son greffier [Godet*], qui exerçait généralement aussi comme notaire, et au moins un huissier (souvent appelé sergent, ou même huissier et sergent, les deux mots étant, en pratique, synonymes) [Fillion* ; Jean Levasseur*]. Trois-Rivières fut également, vers le même temps, dotée d’une sénéchaussée, tribunal composé d’un lieutenant général civil et criminel [Michel Leneuf* ; Pierre Boucher] et d’un procureur fiscal [Poulin* de La Fontaine] ; Séverin Ameau y cumula les offices de greffier, notaire et huissier. L’île de Montréal, propriété de la Société de Notre-Dame de Montréal, possédait depuis 1648 son propre tribunal seigneurial. Il était formé d’un juge, Chomedey de Maisonneuve lui-même, d’un procureur fiscal et d’un greffier [Saint-Père*] qui exerçait habituellement comme notaire, et parfois même comme notaire, huissier et arpenteur [Bénigne Basset*]. Les appels de ces trois tribunaux étaient entendus par le gouverneur général, toujours habilité à juger en dernier ressort, tandis que les sénéchaussées de Québec et de Trois-Rivières recevaient les appels des justices seigneuriales qui s’établissaient dans leur district, comme celles de Lauson [Sevestre*] et de Beaupré [Louis Rouer*] dans la région de Québec.

En dépit de l’existence d’un conseil et de divers tribunaux, l’autorité du gouverneur général restait intacte et s’exerçait encore dans tous les domaines de l’activité civile et militaire, y compris celui de la justice. Or voilà que, le 7 mars 1657, le roi réorganisait le conseil de 1647 et 1648 : composé du gouverneur général, d’un directeur nommé par la Compagnie des Cent-Associés et de quatre conseillers élus pour deux ans (deux par les habitants de Québec, les deux autres par ceux de Montréal et de Trois-Rivières respectivement), le nouveau conseil recevait des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires nombreux, mais il était surtout chargé du commerce, de la traite des fourrures et de la gestion financière de la colonie. Malgré l’importance accrue de ce conseil, le gouverneur conservait toujours la liberté d’agir à sa discrétion, mais cela devenait à vrai dire plus difficile. Le second règlement, obtenu comme le premier par les Cent-Associés, est du 13 mai 1659. Il décrétait que les causes de toutes natures seraient soumises en première instance aux juges établis par la compagnie et les appels portés au parlement de Paris, sauf pour les affaires de très peu de conséquence ou qui exigeaient une sentence immédiate, lesquelles seraient entendues par le gouverneur ; et que ce dernier n’avait plus l’autorité de suspendre ou d’interdire les officiers de justice, le roi se réservant ce droit, après enquête. Aussi bien dire que le gouverneur perdait du coup presque toutes ses attributions (qui étaient grandes) dans le domaine de la justice et même la possibilité d’exercer un contrôle sérieux de l’appareil judiciaire. Le pouvoir réel, dans le domaine de la justice, passait aux mains du procureur fiscal de la compagnie à Québec. Par voie de conséquence, le gouverneur se trouva dès lors en mauvaise position pour intervenir directement dans les questions de police, et davantage encore pour imposer à ses collègues du conseil une autorité sur laquelle lui-même ne pouvait se faire illusion.

 

Premier gouvernement royal
(1663–1664)

Cette diminution des pouvoirs du gouverneur général n’était que le prélude à des changements radicaux qui allaient s’effectuer brusquement en 1663. Au mois de mars de cette année-là, les Cent-Associés remirent leur démission à Louis XIV et lui rétrocédèrent la Nouvelle-France. Toute la structure administrative de la colonie, fondée sur les droits seigneuriaux de la compagnie, s’effondra. Le roi lui substitua un appareil administratif similaire à celui des provinces françaises, qui comprenait un gouverneur général, un Conseil souverain et un intendant. Mais le sieur Robert, désigné à l’intendance de la Nouvelle-France, ne vint pas au pays ; les pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires furent partagés momentanément entre le gouverneur et le Conseil souverain, qui administreraient la colonie sous l’autorité directe du roi.

Le Conseil souverain fut créé en avril 1663. Il était composé du gouverneur général [Saffray*], du vicaire apostolique [Laval] – qui avait siégé, à partir de 1661, au précédent conseil – ou, en son absence, du premier ecclésiastique de la colonie, de cinq conseillers [Louis Rouer* ; Mathieu Damours* de Chauffours], d’un procureur du roi [Jean Bourdon*] et d’un greffier (ou secrétaire ; on dit aussi greffier et secrétaire) [Peuvret*]. « Conjointement et de concert », le gouverneur et le vicaire apostolique nommeraient annuellement les autres membres du conseil et recevraient leur serment. Dès la séance d’ouverture du conseil, cependant, un membre extraordinaire y siégeait de droit : le commissaire royal Gaudais-Dupont*, qui ne fit que passer dans la colonie, mais que le roi avait fait membre de ce corps.

Tout comme les parlements provinciaux dont il était inspiré, le Conseil souverain était essentiellement une cour souveraine de justice, chargée, outre ses attributions proprement judiciaires, de l’enregistrement (ou transcription dans les registres d’insinuations) des ordonnances royales – qu’elle mettait ainsi en vigueur dans la colonie ; comme les parlements aussi, il possédait (après 1667) le droit de remontrance et avait le pouvoir de faire des arrêts de règlements (c’est-à-dire de régler, provisoirement et à titre supplétoire, des questions sur lesquelles la coutume et les ordonnances étaient muettes). Mais ce conseil, par suite de l’absence d’un intendant, se vit confier en 1663 un rôle administratif et politique considérable, que n’avaient point les parlements de France : il devait contrôler les finances coloniales, régir la traite des fourrures, régler la police générale, réglementer le commerce, nommer les juges, officiers de justice et notaire, et pouvait enfin désigner des conseillers pour veiller à l’exécution de ses décisions. Au plan judiciaire, le conseil jouait le double rôle de cour d’appel et de cour de première instance, au civil et au criminel ; de ses jugements on ne pouvait appeler qu’au Conseil du Roi. Le Conseil souverain avait au surplus la surveillance de tout l’appareil judiciaire de la Nouvelle-France.

Sans délai, le conseil se préoccupa de l’organisation judiciaire de la colonie, anéantie par la démission des Cent-Associés. Usant de son droit de juger en première instance, il n’estima pas nécessaire de doter Québec d’un autre tribunal royal ; mais il restait à pourvoir Montréal et Trois-Rivières. Le 18 octobre 1663, le conseil ratifiait l’établissement d’une sénéchaussée royale à Montréal et la nomination par le gouverneur général et le vicaire apostolique d’un juge royal civil et criminel, d’un procureur du roi [Charles Le Moyne*] et d’un greffier exerçant aussi comme notaire [Bénigne Basset*] ; ce tribunal eut également un huissier. Un mois plus tard, le 17 novembre 1663, le conseil organisait la justice royale de Trois-Rivières, y nommant un juge royal [Pierre Boucher], un procureur du roi [Poulin* de La Fontaine], un greffier et un notaire [Ameau] ; un huissier était aussi affecté à cette juridiction. Les appels des sentences de ces deux cours royales ressortissaient au Conseil souverain, ainsi que ceux des cours seigneuriales de la région de Québec.

Dans ce système administratif de 1663, qui n’allait durer qu’un an, le gouverneur général avait encore perdu quelques-unes de ses attributions : toute l’administration civile était passée au conseil ; dans le domaine judiciaire, il n’était plus que le président du Conseil souverain ; dans le vaste champ de la police générale, il ne pouvait intervenir que conjointement avec le conseil ; il devait partager avec le vicaire apostolique la nomination des conseillers et les concessions de seigneuries. À ce personnage autrefois tout-puissant, il restait en propre les affaires militaires, un devoir assez général de surveillance et, bien sûr, une grande autorité morale comme représentant personnel du roi en Nouvelle-France.

 

La Compagnie des Indes occidentales
(1664–1674)

Un an à peine s’était écoulé, depuis la démission des Cent-Associés, que Louis XIV, sous l’influence de Colbert, créait en mai 1664 la Compagnie des Indes occidentales et lui concédait la Nouvelle-France « en toute propriété, justice et seigneurie ». De nouveau, la colonie allait connaître une administration seigneuriale, assez mitigée cependant. Dans la charte de la compagnie, le roi se réservait le privilège de délivrer leurs commissions aux gouverneurs et aux officiers du Conseil souverain, choisis et nommés par la compagnie ; à cette dernière appartenait le droit de commissionner tous les autres fonctionnaires et officiers de justice. Louis XIV choisit, néanmoins, et nomma les gouverneurs et, plus tard, les intendants ; gouverneurs et intendants nommèrent à leur tour les conseillers. Cet accroc à la charte de la compagnie fut une source constante de malaises dans l’administration coloniale : dans leurs efforts pour imposer partout la politique royale et dominer les officiers de justice, les hommes du roi s’attaquèrent aux hommes et aux privilèges de la compagnie. Tout le rouage des institutions administratives en fut faussé pendant une dizaine d’années.

La Nouvelle-France fut donc soumise, de 1664 à 1674, à une double autorité métropolitaine : celle du roi, qui s’exerçait ordinairement par l’intermédiaire du « ministre » Colbert (il allait devenir secrétaire d’État à la Marine en 1669), et celle de la Compagnie des Indes occidentales, représentée à Québec par son agent général. Dans les nombreux conflits de juridiction qui résultèrent de cette division de l’autorité, ce fut la compagnie qui céda le plus souvent, si bien qu’un souffle royal de plus en plus puissant anima bientôt les structures seigneuriales prévues dans la charte de 1664.

L’entrée de la Compagnie des Indes occidentales sur la scène canadienne eut de profondes répercussions sur les institutions mises en place en 1663. Le Conseil souverain, tout en donnant séance à l’agent général de la compagnie, dut céder à cette dernière la régie de la traite des fourrures, la réglementation du commerce et la nomination des juges, officiers de justice et notaires, en plus de partager avec elle le contrôle des finances coloniales ; seules ses attributions relatives aux finances et à la police générale, qu’il partageait avec la compagnie et avec le gouverneur respectivement, distinguaient encore le Conseil souverain des parlements de France. Le gouverneur, pour sa part, devenait théoriquement, dans le champ des affaires militaires, l’homme de la compagnie, dont la charte de 1664 affirmait l’entière juridiction en ce domaine. Sur ce point comme sur bien d’autres, cependant, le roi se ravisa : nommant lui-même les gouverneurs, il conserva par leur intermédiaire la direction militaire et diplomatique de la Nouvelle-France. Les juges, officiers de justice et notaires, enfin, ne pouvaient plus s’autoriser légalement de leurs titres royaux ; une fois de plus, l’administration de la justice tombait sous un régime seigneurial.

Sans l’arrivée à Québec, à l’automne de 1665, du premier intendant de la Nouvelle-France [Talon*], nommé par le roi le 23 mars précédent, un certain équilibre eût pu s’établir dans l’administration coloniale. Mais l’« intendant de justice, police et finances » avait des pouvoirs si variés et si étendus que son intégration à la structure administrative la fit en quelque sorte éclater. Aucun domaine de l’administration civile ne lui échappait entièrement : responsable de la justice et juge en dernier ressort, au civil, il allait en pratique dominer le Conseil souverain – dont il faisait partie en plus d’en nommer les membres de concert avec le gouverneur – et même la compagnie, seigneur haut justicier ; dans le très vaste domaine de la police, son caractère d’administrateur civil et la multitude de ses attributions allaient lui conférer une autorité singulière, même s’il devait là agir conjointement avec le gouverneur et le conseil ; les finances, depuis peu contrôlées par la compagnie en accord avec le conseil, lui revenaient désormais d’une façon exclusive ; enfin, en tout ce qui n’excédait pas les limites de ses fonctions, c’est-à-dire dans tout ce qui n’était point exclusivement militaire ou religieux, il pouvait faire et ordonner ce qui serait nécessaire ou utile au service du roi. Tard venu dans la colonie, l’intendant n’y pouvait paraître avec autorité que revêtu de la dépouille de chacun : de la compagnie, privée de la direction des finances et pour le moins menacée dans ses droits de justice, voire dans son monopole commercial dans la mesure où la réglementation de la police ne relevait point d’elle ; du Conseil souverain, ramené au statut de parlement de province, si l’on excepte sa participation à la police générale ; du gouverneur, enfin, réduit plus que jamais aux affaires militaires et diplomatiques et à un rôle de plus en plus général de surveillance – et dont la dépense, dans les propres domaines de sa juridiction, serait dès lors autorisée par l’intendant.

L’année même de l’arrivée de l’intendant Talon (1665), un autre personnage débarquait à Québec, chargé d’une tâche et muni de pouvoirs extraordinaires, le lieutenant général Prouville* de Tracy – que, bien à tort, l’on a souvent qualifié de vice-roi. Envoyé personnel de Louis XIV, le lieutenant général avait à jouer dans la colonie un rôle de pacificateur, aussi bien au plan militaire qu’au plan civil. Pendant que faisait rage la guerre iroquoise, en effet, un conflit important s’était envenimé à Québec, entre le gouverneur Saffray de Mézy et Mgr de Laval, paralysant partiellement l’administration. Tracy avait ordre de mettre fin aux guerres et aux querelles. Pendant la durée de son séjour (1665–1667), il eut autorité et préséance sur le gouverneur général [Courcelle*] qui perdit ainsi, temporairement et pour la première fois, le premier rang. Tout compte fait, cependant, Tracy avait à peu près les pouvoirs d’un gouverneur général. Sa commission, au reste, servit par la suite de modèle à celles des gouverneurs généraux, bien qu’elle lui conférât, au plan strictement militaire, une plus grande liberté d’action qu’à ces derniers, obligés de faire approuver leur politique par la cour.

À la fin de 1665, par suite du conflit entre Mézy et Laval et des changements survenus depuis 1664, la justice coloniale avait besoin d’être entièrement réorganisée. Le Conseil souverain ne s’était point assemblé depuis le 6 juillet précédent, privant la ville de Québec d’une cour de première instance et les autres juridictions d’une cour d’appel. À Trois-Rivières et à Montréal, les cours « royales » étaient maintenues tant bien que mal, mais les juges et officiers de justice, nommés sous le régime royal, n’avaient pas encore été confirmés en leurs fonctions par la compagnie et siégeaient irrégulièrement. Pour obvier aux inconvénients, à Québec, de la paralysie du conseil, l’intendant entendait des causes lui-même et rendait jugement. Le 6 décembre 1666, le Conseil souverain fut enfin réorganisé, sur le même pied qu’en 1663, mais avec l’intendant, qui paraît y avoir remplacé l’agent de la compagnie, dont il ne fut plus question comme membre du conseil.

Usant de ses droits de justice, la Compagnie des Indes occidentales établissait à Québec, au début de 1667, une cour de justice seigneuriale – la Prévôté de Québec – chargée d’entendre en première instance toutes causes relatives « aux affaires de justice, police, commerce, navigation, tant civiles que criminelles » et de recevoir les appels des juridictions seigneuriales. Cette cour comprenait un lieutenant général civil et criminel [Louis-Théandre Chartier*], un procureur fiscal [Jean-Baptiste Peuvret*] et un greffier [Gilles Rageot*]. La même année, la compagnie installa un tribunal semblable à Trois-Rivières. Les appels de ces deux cours ressortissaient au Conseil souverain, de même que ceux de la cour seigneuriale de Montréal, qui avait succédé à la sénéchaussée royale de 1663, abolie en septembre 1666 parce qu’elle violait les droits des Sulpiciens, seigneurs hauts justiciers de l’île.

Aussi longtemps que séjourna dans la colonie le lieutenant général Prouville de Tracy, les institutions, une fois mises en place, fonctionnèrent à peu près normalement, sans que le pouvoir royal n’assaillît trop brutalement les représentants de la Compagnie des Indes occidentales. Mais le départ de Tracy (1667) déclencha véritablement les hostilités. Les intendants Talon et Boutroue* tentèrent d’imposer partout l’autorité royale, là précisément où cette dernière, de par la volonté même du roi, ne devait s’exprimer que par le truchement de la compagnie. Ils voulaient, par exemple, attacher au pouvoir royal les notaires, qui, en principe et en droit, relevaient des juridictions seigneuriales de Québec, de Montréal et de Trois-Rivières, et ne pouvaient aucunement prétendre, sous le régime de la compagnie, au titre de notaires royaux. L’intendant les obligea néanmoins à exercer en qualité de notaires royaux [Gilles Rageot*] et s’empara du pouvoir de nomination des notaires [Jean Cusson]. Des concessions de seigneuries, domaine où la compagnie, propriétaire de la Nouvelle-France, avait pourtant un droit éminent d’agir seule, l’intendant s’empara également. Aussi, à la fin du second séjour de Talon, en 1672, la compagnie avait-elle depuis longtemps renoncé à revendiquer ses droits. Le gouverneur Buade* de Frontenac, qui n’eut point d’intendant avec lui avant 1675, l’ignora tout à fait, pour sa part. En 1674, Louis XIV mit fin à la carrière peu glorieuse de cette compagnie, déjà rentrée dans l’ombre, et reprit possession du vaste territoire de la Nouvelle-France.

 

Second gouvernement royal
(1674–1760)

Au moment où débuta le second gouvernement royal, les grandes institutions administratives de la colonie étaient déjà créées. Elles allaient évoluer quelque peu, il est vrai, pendant un demi-siècle encore, se compléter et se préciser graduellement, mais le cadre général mis en place à partir de 1663 allait rester inchangé. Toute l’administration, civile et militaire, dépendrait du gouverneur général et de l’intendant, et la justice, dont l’organisation pyramidale avait été esquissée de 1663 à 1667, aurait à son sommet le Conseil souverain, sorte de cour suprême, qui jugerait en dernier ressort au Canada.

En principe, la juridiction du gouverneur général, de l’intendant et du Conseil souverain s’étendait à toute la Nouvelle-France, c’est-à-dire à l’ensemble des possessions françaises en Amérique du Nord ; en pratique, à cause des distances et de la difficulté des communications, l’Acadie et la Louisiane eurent leur propre gouvernement, autorisé à correspondre directement avec la métropole. La colonie habitée – le Canada proprement dit – était divisée en trois gouvernements, ou territoires administratifs, ayant pour centre les villes de Québec – la capitale, qui était aussi le siège de l’évêché –, de Trois-Rivières et de Montréal. Le gouvernement de Québec s’étendait des Éboulements, sur la rive nord, à Grondines, et de Rimouski, sur la rive sud, à Deschaillons ; celui de Trois-Rivières, de Sainte-Anne de la Pérade à Maskinongé sur la rive nord, et de Saint-Pierre-les-Becquets à Yamaska, sur la rive sud ; à l’ouest de Maskinongé et de Yamaska, le gouvernement de Montréal avait pour limites les dernières habitations, dans la région de Châteauguay et de Vaudreuil. L’Ouest et les pays d’en haut, territoires de traite et de mission, où se développa tout un réseau de forts, dépendaient directement des autorités de la Nouvelle-France, à Québec.

De 1674 à 1760, la Nouvelle-France fut sous l’autorité du roi, dont le représentant et porte-parole pour les affaires coloniales était le ministre de la Marine (ou, plus exactement, le secrétaire d’État à la Marine). Pendant la régence, cependant, par suite de l’abolition momentanée des charges de secrétaire d’État, l’autorité royale s’exerça sur la Nouvelle-France par l’intermédiaire du Conseil de Marine (1715–1723). Mais on revint à l’ancienne formule dès l’avènement de Louis XV. En France, le ministère de la Marine tenait lieu de ministère des Colonies, celles-ci nettement subordonnées à celle-là toutefois, comme il apparaît clairement à l’étude de la correspondance du ministre et des budgets de la Nouvelle-France.

Premier personnage hiérarchique de la colonie, le gouverneur général, nommé par le roi et révocable à volonté, avait pour fonction principale de représenter la personne du souverain en Nouvelle-France. Aussi avait-il autorité sur tous les ordres du pays, qu’il devait maintenir dans l’obéissance au roi et dans le respect de la monarchie. En toutes matières, même en celles qui n’étaient point de sa juridiction immédiate, il devait appuyer de son prestige – qui était grand, tout comme les honneurs qu’on lui rendait – et de son autorité l’intendant, le Conseil souverain et en général tous les officiers chargés du bien de la colonie et du service du roi. Il avait le pouvoir en des circonstances exceptionnellement graves, et s’il les jugeait préjudiciables au bien du pays et aux intérêts de l’État, de s’opposer aux décisions de l’intendant lui-même, à la condition cependant de justifier pleinement sa conduite devant le ministre et le roi. Cette grande autorité morale, que lui conférait sa dignité de représentant personnel du monarque, explique qu’on lui ait reconnu une sorte de juridiction conjointe, avec celle de l’intendant, dans les domaines du peuplement et de la colonisation, du commerce et de l’industrie, de la police générale, de la religion (surveillance du clergé, des communautés religieuses et des hôpitaux), bien que l’intendant fût, dans tous les secteurs de la vie économique et sociale, l’initiateur, le promoteur et la cheville ouvrière indispensable. Encore à titre de représentant du souverain, premier propriétaire du « domaine » dont elles étaient tirées, il participait avec l’intendant à la concession des seigneuries et, avec lui, jugeait des litiges et contestations qui pouvaient s’ensuivre.

Au delà de ces pouvoirs généraux qui découlaient de son statut éminent de représentant du souverain, le gouverneur général avait des attributions particulières dans deux domaines où sa juridiction était exclusive : les affaires militaires et les relations diplomatiques. Il faisait fonction, dans la colonie, de commandant ou général en chef des armées, avec autorité sur tout commandant ou général qui pourrait y débarquer de la part du roi. Il commandait les troupes, présidait le conseil de guerre, avait la responsabilité des fortifications et pouvait décider seul de la paix ou de la guerre avec les Amérindiens. Il avait la conduite de la diplomatie coloniale avec les tribus amérindiennes comme avec les colonies anglaises d’Amérique, et exerçait, partant, son autorité sur les pays d’en haut et les territoires de l’Ouest, couverts de forts et de postes et parcourus par les Amérindiens. C’est lui qui nommait les commandants des postes et des forts, dont il faisait des agents de sa politique amérindienne ; c’est lui aussi qui délivrait les congés (permis) de traite, mais conjointement avec l’intendant, à cause des implications commerciales ; il avait une certaine juridiction enfin sur les territoires de mission, les missionnaires étant en quelque sorte, eux aussi, des agents de la politique française [Jacques et Jean de Lamberville].

Les seules limitations que connaissait le gouverneur général, dans les domaines militaire et diplomatique, pouvaient lui venir de Versailles (qui l’autorisait à décider seul de la construction des forts de pieux, par exemple, mais pas des forts de pierre), mais aussi de l’intendant, dans la mesure où ce dernier exerçait un contrôle absolu sur les finances coloniales, toute dépense, pour des fins militaires, diplomatiques ou autres, devant être arrêtée et autorisée par lui. Le gouverneur, il est vrai, participait à l’élaboration du budget de la colonie, qu’il soumettait au ministre conjointement avec l’intendant ; mais, une fois ce budget accepté, il était, pour toute dépense non explicitement prévue, à la merci de son puissant collègue… à 10 000# près. Au gouverneur, en effet, était remis le produit de la vente des congés de traite et de l’affermage des postes, sur lequel il était autorisé à prélever, avant de le verser au trésor, jusqu’à concurrence de 10 000# pour fins de gratifications et de charité.

Dans ses fonctions proprement militaires, le gouverneur général était assisté d’un état-major autorisé à siéger en conseil de guerre, constitué de la réunion des états-majors de chacun des gouvernements du Canada. Le gouverneur général, en effet, avait un adjoint militaire, le gouverneur particulier, dans chacun des gouvernements de Montréal [Callière] et de Trois-Rivières [Ramezay], lui-même jouant à Québec le rôle de gouverneur particulier pour ce gouvernement. Le gouverneur général et chacun des deux gouverneurs particuliers étaient entourés d’un lieutenant de roi [La Porte de Louvigny ; Claude-Michel Bégon*], d’un major [Le Verrier de Rousson] et d’un aide-major. Sous la présidence du gouverneur général, l’ensemble de ces officiers formait donc, avec l’intendant, qui siégeait de droit à tous les conseils de guerre, et l’ingénieur en chef, responsable des fortifications [Gaspard Chaussegros* de Léry], l’état-major de la colonie.

Le gouverneur général commandait tant aux troupes régulières (troupes de la marine) en garnison en Nouvelle-France qu’à la milice coloniale, organisée d’une façon définitive en 1669. Les troupes régulières du Canada comptaient, au xviiie siècle, 28 compagnies, chacune ayant au moins quatre officiers : un capitaine, un lieutenant, un enseigne en pied et un enseigne en second. Le gros des troupes était cantonné dans le gouvernement de Montréal, à proximité des points stratégiques de la colonie et des voies d’eau y conduisant. La milice, par ailleurs, groupait tous les habitants mâles et valides, de 16 à 60 ans, à l’exception des officiers d’épée, de justice et des fonctionnaires. Sous le commandement des états-majors particuliers, la milice possédait ses propres cadres : chaque gouvernement avait à sa tête un colonel, un major et un aide-major, et chaque paroisse fournissait au moins une compagnie, comprenant un nombre très variable de miliciens, dont les officiers étaient un capitaine, un lieutenant, un enseigne et un sergent ; dans les villes, les compagnies étaient réparties par quartiers [René-Louis Chartier]. Général en chef de la Nouvelle-France, le gouverneur général n’avait pourtant pas le pouvoir de nommer les officiers d’état-major, ni même, dans le cas des troupes régulières, d’accorder des promotions ; il ne pouvait que recommander au ministre et au roi les candidats à des grades supérieurs ou à des décorations (en particulier, la prestigieuse croix de Saint-Louis). Pour la milice, cependant, le droit de nomination et de promotion lui appartenait exclusivement.

Par suite de sa juridiction quasi exclusive sur les postes des pays d’en haut, le gouverneur eut, avec l’intendant, une certaine part à l’administration de la justice (outre celle qu’il avait déjà relativement aux concessions de seigneuries). Les commandants de ces postes, en effet, nommés par le gouverneur, rendaient la justice dans le territoire de leur juridiction. Sorte de justice militaire, assez sommaire, dont les appels devaient ressortir à la fois à l’intendant, responsable de la justice dans la colonie, et au gouverneur, qui en autorisait l’exercice dans les commissions qu’il délivrait aux commandants des postes éloignés. De même, à cause des implications possibles sur les relations avec les Amérindiens, le gouverneur et l’intendant entendaient ensemble les plaintes et réclamations de ces derniers, à la suite de vols dont ils auraient été victimes de la part de Français.

S’il devait partager, en particulier avec le gouverneur, certaines de ses attributions, l’intendant, troisième personnage dans la hiérarchie coloniale – après le gouverneur général et l’évêque –, n’en était pas moins l’homme le plus puissant de la Nouvelle-France, par le nombre, l’étendue et l’importance de ses pouvoirs. Nommé par le roi et révocable à volonté, il avait le titre d’« intendant de justice, police et finances », auquel on allait ajouter, pour Bigot*, celui d’intendant de la marine. C’était le plus haut dignitaire civil de la colonie et, en cette qualité, il pouvait prétendre à des honneurs à peine moindres que ceux auxquels avait droit le gouverneur, représentant personnel du roi. En outre, disposant des fonds publics, l’intendant pouvait, par l’adjudication de contrats et autres avantages, se créer une clientèle considérable dans la colonie.

Tout ce qui n’était point de la juridiction exclusive du gouverneur général et de l’évêque relevait de l’intendant seul, requérait sa participation ou se faisait sous son autorité. Pour reprendre les termes mêmes de sa commission, les attributions de l’intendant touchaient les vastes domaines de la justice, de la police et des finances. L’intendant devait tout d’abord veiller à ce que la justice fût rendue, « bonne et briève », à tous sans distinction ; il devait, partant, exercer une surveillance constante sur les tribunaux, les juges et les officiers de justice, et veillait à l’exécution des arrêts, édits, ordonnances et règlements. En vertu de ce devoir général et de ses responsabilités particulières, l’intendant pouvait, soit évoquer devant lui toute cause, civile ou criminelle, pendante devant les tribunaux, soit renvoyer devant une juridiction régulière une affaire portée devant lui, soit encore suspendre une sentence du Conseil souverain qu’il jugerait contraire à l’intérêt de la justice, ou même s’écarter à l’occasion des procédures habituelles. Il n’avait point, cependant, le droit de nomination des juges et officiers de justice, qu’il ne pouvait révoquer que tout à fait exceptionnellement et avec la participation obligatoire du gouverneur général. Il nommait, toutefois, et pouvait interdire les huissiers et les notaires, de même que les arpenteurs. Lui-même était le seul juge compétent dans les cas de crimes contre la sûreté de l’État, dans les causes relatives à la police, à la levée des droits, à la contrebande, à la traite ou au Domaine du roi, et dans toute question touchant le régime seigneurial, dont il était l’interprète de la coutume. Des jugements de l’intendant on ne pouvait appeler qu’au Conseil du Roi, en France, le Conseil souverain de Québec étant inférieur à l’intendant (qui était au reste le président réel de ce tribunal, le gouverneur en étant le président honoraire). Dans les causes sommaires, qu’il avait le droit d’entendre, l’intendant jugeait toujours sans appel.

De l’intendant dépendait encore le très large secteur de la police, c’est-à-dire, tout ce qui concernait non seulement l’ordre public, mais, d’une façon générale, toute l’administration coloniale. En Nouvelle-France, les règlements de police visaient principalement à l’augmentation de la population, à la mise en valeur des terres, à l’établissement du commerce et de l’industrie, autant de secteurs qui étaient de la juridiction de l’intendant, bien que le gouverneur général contresignât généralement les ordonnances sur ces matières et que le Conseil souverain y participât occasionnellement avec l’intendant, accompagné ou non du gouverneur. Les contraventions aux règlements et ordonnances de police relevaient exclusivement de l’intendant, autorisé à prononcer sentence dans tous les cas.

Dans le domaine des finances, l’autorité de l’intendant était, en pratique, absolue dans la colonie ; seul le gouverneur général pouvait, théoriquement, et pour des raisons extrêmement graves, lui faire opposition sur ce plan. L’intendant détenait les fonds et autorisait seul jusqu’aux moindres dépenses. En outre, il avait juridiction exclusive sur la levée et la perception des droits existant au pays, en particulier ceux du Domaine d’Occident au Canada (ou Domaine du roi), sur les impositions (impôts) dont il contrôlait l’encaissement et l’utilisation (le roi seul pouvant ordonner l’imposition elle-même), sur le cours des monnaies au pays et sur la « monnaie de carte » (cartes à jouer utilisées comme monnaie pour pallier la rareté du numéraire [V. Jacques de Meulles]), laquelle était contresignée par le gouverneur général et le contrôleur de la Marine à Québec. De même l’intendant, gérant des biens de la couronne, avait-il juridiction sur ceux des postes éloignés qui faisaient le commerce au profit du roi. Seul à détenir les fonds et à en autoriser la sortie, l’intendant était, partant, le seul habilité à ordonner les travaux publics (sauf dans le cas des fortifications où le gouverneur devait agir avec lui) et les achats faits au nom de l’État. Bref, toute la vie civile de la colonie, sans oublier la vie seigneuriale, était animée, dirigée et contrôlée par l’intendant.

Pour l’assister dans ses fonctions, l’intendant nommait des subdélégués, qui n’étaient pas des fonctionnaires permanents, mais plutôt des collaborateurs occasionnels, commissionnés parfois pour de très courtes périodes (pendant une brève absence de l’intendant, par exemple), avec un mandat qui pouvait être très général [René-Louis Chartier] ou limité à une seule affaire. Ainsi, un conseiller ou un notaire pouvait être nommé subdélégué de l’intendant aux seules fins de régler une contestation, de faire une enquête ou d’accomplir une tâche précise [François Genaple]. Le nombre de ces délégués pouvait varier beaucoup, selon les conjonctures. À Montréal, toutefois, qui était « l’endroit du pays où il y a toujours le plus de troupes », l’intendant était représenté en permanence par le commissaire de la Marine [Clairambault d’Aigremont], qui était de droit son subdélégué. À partir de 1733, ce dernier fut membre de plein droit du Conseil souverain, qu’il pouvait même présider en l’absence de l’intendant.

Page suivante