YORK, JACK, esclave noir, circa 1800.
N’était-ce d’un crime, on ne connaîtrait pas Jack York. En 1800, il était au nombre des quelques esclaves noirs qui vivaient à la ferme de James Girty, du canton de Gosfield, dans le district de Western au Haut-Canada. Pendant la Révolution américaine, Girty avait servi à titre de « partisan » au sein du département des Affaires indiennes avec son frère Simon* et ses compatriotes et amis loyalistes de Pennsylvanie, Matthew Elliott* et Alexander McKee. Au cours de cette période, tous ces hommes devinrent propriétaires d’esclaves en considérant les esclaves capturés comme un butin personnel plutôt que comme des prisonniers de guerre. Peut-être Jack York ‘a-t-il été acquis de cette façon et fut-il amené en 1788 dans le district de Hesse. Dès 1782, l’esclavage avait été chose commune dans cette région. En 1807, il devenait de plus en plus impopulaire, mais la fameuse loi antiesclavagiste de 1793 n’avait point changé le sort des esclaves tels que Jack York ; elle avait plutôt confirmé à leurs propriétaires leur droit de propriété sur eux. De fait, en 1798 encore, Christopher Robinson avait présenté à la chambre d’Assemblée un projet de loi qui eût étendu l’esclavage dans toute la province, mais, grâce aux efforts de Richard Cartwright* et de Robert Hamilton*, au Conseil législatif, ce projet de loi ne fut pas adopté. York semble avoir connu une vie relativement facile, soignant les animaux de son maître, ayant peut-être des enfants d’une esclave nommée Hannah et occupant ses loisirs à chasser. Ses rapports avec son maître paraissent n’avoir été marqués ni par la déférence ni par une discipline stricte.
À la fin d’août 1800, un brusque changement survint dans la vie d’York, quand il fut accusé d’effraction nocturne dans un but criminel. Il comparut le 12 septembre devant le juge William Dummer Powell* et un juge adjoint, Alexander Grant*. À la suite d’un court procès, un jury de jugement composé de 12 hommes ne délibéra que fort peu de temps avant de trouver York coupable. Mais l’accusation masquait la nature réelle du crime qu’on lui imputait, le viol d’une femme blanche, Ruth Tufflemier. L’accusation d’effraction suffisait aux fins de la poursuite et épargnait à la couronne la difficulté d’établir « la preuve technique habituelle qu’un viol avait été commis ».
Le seul compte rendu que l’on ait des témoignages des sept personnes entendues se trouve dans les notes du juge Powell. Ruth Tufflemier raconta que par une « nuit étoilée », vers le 20 août, elle se réveilla et vit York, en train de regarder dans sa cabane. Étant seule, elle prit le fusil de son mari et attendit. Environ 15 minutes plus tard, elle entendit un bruit et remarqua que le dispositif qui fixait la porte avait été enlevé. Craignant de laisser voir à York qu’elle l’avait reconnu, elle menaça de tirer s’il enfonçait la porte ; là-dessus il fit irruption à l’intérieur, la frappa avec un gros bâton, « la traita avec grande violence, la pénétra et ne se retira qu’une fois son désir satisfait ». Le fait d’avoir enlevé le dispositif qui fixait la porte constituait un point déterminant dans la preuve d’effraction. Powell questionna la femme, de façon à bien établir qu’elle était en mesure d’identifier positivement l’accusé et que la porte avait été fermée à clé de la manière habituelle. Contre-interrogée, elle dit « qu’elle pouvait faire la différence entre un Noir et un Blanc » et qu’ « aucune querelle privée ni rancune » n’avait motivé son accusation.
À l’appui de ses dires il n’y eut qu’une preuve indirecte. Elle provenait d’une amie, Hannah Boyles, qui raconta que Mme Tufflemier s’était rendue chez elle le 20 août, en affirmant qu’« elle avait été maltraitée par Jack, le nègre de M. Girty » et que, une fois revenue de son état d’inconscience, elle avait découvert qu’ « il l’avait violée ». Mme Boyles décrivit les marques que portait Mme Tufflemier et qui permettaient de croire que « cette femme avait été prise de force » – « Sa poitrine était égratignée, ses reins meurtris, et sa cuisse gauche, juste au-dessus du genou, était très contusionnée. »
D’une manière assez surprenante, le témoignage de Jacob Tufftemier fut ambivalent. Lors de l’inculpation d’York, affirma-t-il, sa femme n’avait « pas juré avec certitude que c’était le prisonnier, mais au meilleur de sa connaissance ». En outre, il évoqua la possibilité que la vengeance fût à l’origine de l’accusation portée contre York, en racontant une dispute qu’il avait eue avec ce dernier, « longtemps auparavant », au sujet des porcs de Girty, et qui avait dégénéré en un violent échange de menaces. Tufflemier était absent la nuit du viol présumé, mais il soutint aussi qu’elle fût « étoilée ».
Les autres témoignages, ceux des compagnons d’esclavage et du maître d’York, tendaient à faire croire qu’il ne pouvait pas avoir commis le viol au moment prétendu. Une Noire, Hannah, témoigna qu’elle avait été « au lit avec lui cette nuit-là, jusque vers 10 ou 11 heures ». Un autre esclave, James, dit avoir vu York « dévêtu et prêt à se mettre au lit » et l’avoir plus tard éveillé pour qu’il abattît un hibou, après quoi ils seraient retournés dans leurs huttes. Questionné par la poursuite, James dit ne pas savoir « si le prisonnier était attiré par les femmes blanches, ou s’il avait jamais exprimé le désir d’avoir des rapports sexuels avec la femme de Stofflemire ». Le témoignage de James Girty, « un noir », – peut-être le fils illégitime de Girty – vint confirmer l’impression que la seule activité d’York cette nuit-là avait été de tirer sur un hibou. Dans son témoignage, Girty lui-même corrobora cet incident ; il affirma en outre que la nuit était obscure et que York n’eût pu quitter sa hutte sans qu’il s’en aperçût. Girty répondit à la poursuite qu’il évaluait York à £121 et que le seul motif qu’il eût de se plaindre du caractère d’York était sa tendance à « parler librement mais seulement avec qui s’était montré libre avec lui ». Quand il témoigna à son tour, York fit valoir que Ruth Tufflemier et lui se connaissaient depuis longtemps. « Fréquemment » ils s’étaient rencontrés « seuls dans les bois et en d’autres endroits, et jamais [il] ne l’avait offensée ». Il admit avoir eu une querelle avec Jacob Tufflemier, à la suite de laquelle il fut banni de la propriété de ce dernier, et il proclama son innocence, affirmant avoir passé « toute la nuit dans son lit, chez M. Girty ».
Pendant le procès, Powell reçut des attestations personnelles de « la bonne conduite » d’York, de la part de trois citoyens éminents de la communauté locale, Thomas McKee*, le fils d’Alexander, George Ironside* et William Hands, qui disaient le « connaître depuis longtemps ». McKee avait succédé à son père comme surintendant adjoint des Affaires indiennes, il était député de Kent à l’Assemblée et aussi gendre de l’un des hommes les plus puissants du district, John Askin*. McKee essaya d’attaquer le crédit de Ruth Tufflemier : « prisonnière des Indiens, elle avait été rachetée par son père à lui et avait vécu dans sa cuisine et il ne croyait pas qu’elle ait bonne réputation ». Manifestement parce que ces renseignements n’avaient pas été donnés sous serment, Powell décida de ne pas en tenir compte.
L’adresse de Powell au jury s’avéra le moment critique du procès. Rappelant que l’accusation en était une d’effraction, il déclara la preuve claire et consistante, sauf le point contesté du degré de visibilité possible cette nuit-là. Il fit remarquer au jury l’« intérêt notoire » de Girty « de sauver le prisonnier » et dit que « tout tenait à la crédibilité du témoin Ruth, que rien n’était venu mettre en doute au cours du procès ». Après le rapide verdict du jury, Powell condamna York à mort.
On peut s’interroger sur la façon de raisonner de Powell. Dans deux cas précédents d’effraction nocturne impliquant des esclaves noirs, les préjugés ne paraissent pas avoir faussé son jugement, et il n’y a aucune preuve qu’ils aient joué un rôle quelconque dans la cause de Jack York. Le procès de William Newberry nous incite à faire un parallèle. Powell l’avait condamné à mort un mois plus tôt, après qu’il eut été reconnu coupable d’effraction nocturne ; mais, persuadé que l’accusation était fausse de « vrai crime » était une tentative de viol) et la peine de mort injuste, bien qu’il admît la légalité de la condamnation, Powell avait écrit au lieutenant-gouverneur Peter Hunter* pour demander une réduction de la sentence. Le père de Newberry, espion loyaliste, avait été exécuté « pour avoir pris les armes pour la cause royale », et peut-être cet antécédent a-t-il influencé Powell. Au contraire, la longue fréquentation de Powell avec des hommes de la « frontière » comme Simon Girty, qui travaillaient au département des Affaires indiennes, eut peut-être quelque chose à voir avec sa méfiance devant les témoignages, favorables à York, de Girty et de ses esclaves, et avec leur rejet pur et simple. Powell avait précédemment été le procureur de Haldimand dans une cause contre Girty, Alexander McKee et James Baby*, quand, en 1780, ces derniers avaient été accusés de s’être emparés d’esclaves pendant un raid dans le Kentucky, et, de 1789 à 1791, il s’était de nouveau trouvé en conflit avec certains d’entre eux alors qu’il siégeait au Conseil des terres du district de Hesse. Dans une note écrite en 1809, Powell, commentant l’entrée éventuelle de son fils au département des Affaires indiennes, déclare éprouver une « aversion personnelle » pour ce département, lequel, ajoute-t-il, « offre trop de tentations de [mal] honnêteté et s’il continue ainsi, n’aura plus de crédit aux yeux du monde ».
Mais, et quelle que fût l’opinion de Powell à leur sujet, ces hommes, et McKee en particulier, étaient gens puissants avec lesquels il fallait compter. McKee avait assumé les coûts de la défense d’York et avait fait connaître son intention de demander la grâce de l’accusé. Powell n’avait ni motif ni désir de différer l’exécution d’un criminel « convaincu du crime le plus atroce, sans aucune possibilité de doute ni circonstance atténuante ». Mais, dans un geste calculé pour éviter toute répercussion politique, il attendit pour signer le mandat d’exécution d’avoir pu consulter Hunter. Celui-ci approuva la décision de Powell, mais York ne fut pas exécuté. Le 1er novembre, le shérif du district de Western, Richard Pollard*, avait averti Powell de la fuite d’York. Quelques semaines plus tard, le 24 novembre, le fugitif n’ayant pas. été repris, Powell, furieux, en informa Hunter. Il est évident que Powell soupçonnait quelque collusion, et il pressait Hunter d’ordonner la tenue d’une « enquête sérieuse », mais on ignore les démarches, faites en ce sens.
Jack York ne réapparut plus après sa fuite. James Girty mourut en 1817 et son testament, rédigé en 1804, contient une indication qui n’est peut-être pas sans rapport avec le sort d’York après 1800. Parmi ses biens, Girty énumère, outre sa « jeune Noire Sall », six esclaves, dont James, Hannah et un dénommé Jack !
APC, RG 1, L3, 204a, no 35 ; 496, nos 10, 18 ; RG 5, A1, pp.443–451, 474s., 502s., 506,–511, 544s. RG 8, I (C series), 1 209, p.38 – PAO, Hiram Walker Museum coll., 20–224 ; RG 1, A-I-6, 4, Jacob Tufflemear au capitaine Elliott, 2 mai 1804 ; C-IV, Gosfield Township East, concession 1, lots 1–4 ; RG 8, I-3, index to land patents, 1790–1825, p.208 ; RG 22, sér. 3, 164, pp.80 (6 août 1800), 94 (12 sept. 1800) ; sér. 6-2, no 145 (James Girty.— Metropolitan Toronto Library, William Dummer Powell papers, A27-1, Francis Gore à Powell, 13 mai 1809.— Correspondence of Lieut. Governor Simcoe (Cruikshank), II : 53.— – John Askin papers (Quaife), I : 476 ; II : 582.— Michigan Pioneer Coll., X (1886) : 601–613.— PAO Report, 1905, 20, 43, 60s., 76, 78, 90, 151, 272s, ; 1909, 67–72 ; 1910, 67, 69s.— The Windsor border region, Canada’s southernmost frontier [...] E. J. Lajeunesse, édit. (Toronto, 1960), 54–56.— F. H. Armstrong, Handbook of Upper Canadian chronology and territorial legislation (London, Ontario, 1967), 26, 48, 192–194, 222.— C. W. Butterfield, History of the Girtys [...] (Cincinnati, Ohio, 1890), 65s., 315–319, 397–399.— Reginald Horsman, Matthew Elliott, British Indian agent (Détroit, 1964).— W. D. Reid, The loyalists in Ontario : the sons and daughters of the American loyalists of Upper Canada (Lambertville, N.J., 1973). 125.— W. R. Riddell, The life of William Dummer Powell, first judge at Detroit and fifth chief justice of Upper Canada (Lansing, Mich_ 1924), 26–30, 60.— R. W. Winks, The blacks in Canada : a history (Montréal, 1971), 50s.— R. S. Allen, The British Indian department and the frontier in North America, 1755–1830, Lieux historiques canadiens : cahiers d’archéologie et d’histoire (Ottawa), no 14 (1975).— John Clarke, The role of political position and family and economic linkage in land speculation in the Western District of Upper Canada, 1788–1815, Canadian Geographer (Toronto). XIX (1975) : 18–34.— Francis Cleary, Notes on the early history of the county of Essex, OH, VI (1905) : 73.
Robert Lochiel Fraser III, « YORK, JACK », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/york_jack_4F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/york_jack_4F.html |
Auteur de l'article: | Robert Lochiel Fraser III |
Titre de l'article: | YORK, JACK |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1980 |
Année de la révision: | 1980 |
Date de consultation: | 21 déc. 2024 |