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ODIN, HENRIETTE (Feller), fondatrice de la mission protestante canadienne-française de Grande-Ligne, Bas-Canada, née le 22 avril 1800 à Montagny, canton de Vaud, Suisse, décédée le 29 mars 1868 à Grande-Ligne, Québec.
Henriette Odin déménagea avec ses parents en 1803 à Lausanne où son père avait été nommé directeur de l’hôpital cantonal, puis administrateur d’un pénitencier. Elle acquerra dans ce milieu des connaissances médicales qui lui seront d’un grand secours pour pratiquer son apostolat au Canada.
Le séjour à Genève de l’Écossais Robert Haldane, en 1816–1817, occasionna un « réveil religieux » qui allait conduire ses adhérents à se séparer de l’Église protestante officielle, lui reprochant une interprétation rationaliste des Écritures et des enseignements erronés sur la grâce, la prédestination et la christologie. Des persécutions contre les dissidents s’ensuivirent qui furent sanctionnées par une loi, en 1824, les rendant passibles de peines aussi sévères que l’exil. Deux ans auparavant, en 1822, Henriette Odin s’était mariée avec Louis Feller, un veuf de 41 ans, père de 3 enfants dont le plus vieux avait 14 ans. En tant que directeur de la police de Lausanne, Feller avait la charge d’appliquer la loi ; son épouse, sans avoir adhéré à ce moment au credo des dissidents, ne pouvait tolérer qu’on les pourchasse, et, de connivence avec son mari, faisait tout son possible pour les protéger.
Petit à petit, ses sympathies pour eux se transformèrent en une foi vive, empreinte d’élans mystiques que son entourage attribuait volontiers à une imagination maladive, voire à une névrose consécutive aux décès successifs, entre 1822 et 1827, de sa fille née l’année de son mariage, de son mari, de sa sœur puis de sa mère. Elle-même, atteinte de la fièvre typhoïde, dut faire un séjour de repos dans le Jura. C’est là qu’elle acquit la conviction, à la lecture de la Bible, que le baptême ne pouvait être administré qu’aux croyants et, à son retour à Lausanne, elle se fit rebaptiser par aspersion, contrairement à la coutume.
En 1828, environ un an après que Mme Feller eut quitté l’Église officielle, les restrictions légales contre les dissidents furent levées momentanément. Les initiatives du mouvement du « réveil » eurent alors libre cours en Suisse : recrudescence des discussions théologiques, diffusion d’une littérature abondante et variée, renaissance du prosélytisme qui s’appuyait sur la fondation de plusieurs sociétés bibliques et missionnaires, reprise des polémiques avec les catholiques et introduction de nouvelles méthodes d’apostolat dont le colportage, la prédication des pasteurs itinérants et les réunions de prières improvisées dans les lieux les plus divers. Si le mouvement du « réveil » ne se résumait pas uniquement à cela, c’est ainsi qu’il prospérait et gagnait la Suisse et la France, et valut au Canada français l’arrivée de nombreux missionnaires.
Conseillée par la London Bible Society, la Société des missions évangéliques de Lausanne, fondée en 1828 et à laquelle collaborait Mme Feller, délégua auprès des Indiens du Bas-Canada le premier étudiant sorti prématurément de leur Institut missionnaire. Celui-ci, Isaac Cloux, trouva le travail trop difficile et retourna en Suisse en 1832 après un peu plus d’une année d’absence. L’évangélisation des païens était l’unique objectif de cette société. Elle avait opposé un refus catégorique à des Anglais de Montréal qui lui avaient demandé instamment de se consacrer à l’évangélisation des Canadiens français. C’est pourquoi Henri Olivier, pasteur de l’Église dissidente à Lausanne, avant son départ pour le Canada en 1834, avait dû rompre ses liens avec cette société quand il décida d’œuvrer à Montréal plutôt que dans les territoires indiens.
Mme Feller entretint une correspondance suivie avec Mme Olivier avec qui elle s’était liée d’amitié à Lausanne. Cet échange confirma sans doute son intention de se consacrer aux missions canadiennes puisqu’elle partait à son tour pour le Canada en août 1835, accompagnée de Louis Roussy*, auparavant étudiant à l’Institut missionnaire.
Leur expérience missionnaire auprès d’un peuple qualifié au premier abord « d’ignorant et de superstitieux » s’avéra des plus pénibles. Olivier et sa femme quittèrent le pays après 15 mois de travail. Mme Feller et Roussy persistèrent, mais au prix de quelles frustrations ! Durant leur première année, ils avaient dû abandonner trois écoles que le clergé catholique avait dénoncées. Le colportage devenait de plus en plus difficile : on leur fermait la porte des maisons, et on les brutalisait parfois. Incapables de s’établir dans les villes et les villages où le clergé exerçait une surveillance étroite, ils décidèrent de se retirer sur les terres de colonisation, là où le clergé n’allait qu’occasionnellement et où l’absence de services favorisait inévitablement les bonnes relations de voisinage.
Telle était la situation à Grande-Ligne, située à une dizaine de milles au sud de Saint-Jean, au moment où s’y établit Mme Feller en septembre 1836. L’absence d’école et de médecin fournit aux missionnaires un premier moyen d’apostolat. Ils gagnèrent la confiance de quelques familles de telle sorte qu’à l’époque de la rébellion de 1837 la petite communauté protestante comptait 16 convertis et une dizaine de sympathisants. Cependant, avec l’agitation révolutionnaire, s’accroissaient les persécutions contre eux. Les Patriotes leur reprochaient d’être assistés par l’ennemi anglais et de ne pas participer au mouvement. Puis, finalement, en novembre, après une série de « charivaris » devant les demeures des protestants, Mme Feller et les familles des convertis, craignant le pire, fuirent aux États-Unis.
La rébellion de 1837 marqua une étape dans la progression du protestantisme. Elle apparut aux yeux des évangélistes anglais et suisses du Bas-Canada comme l’occasion de vaincre le plus grand obstacle à la conversion des Canadiens français, l’influence du clergé. Mme Feller l’avait noté une première fois au moment de l’exode : « Un des heureux contrecoups de cette guerre est d’avoir brisé le joug des prêtres : ils n’ont exercé aucune influence sur les rebelles, qu’ils essayaient de retenir par des menaces d’excommunication ; mais personne n’en a tenu compte. » Louis Roussy annonçait la même nouvelle dans les journaux suisses, anglais et américains : « Et ce n’est pas à la Grande-Ligne seulement, c’est en général dans la contrée que l’influence du prêtre diminue. » Le mot d’ordre était ainsi lancé par Mme Feller : « Le temps est venu, le Canada est ouvert. »
La description pathétique de leur exode dans les journaux déclencha un courant de générosité aux États-Unis et en Suisse. De retour à Grande-Ligne, Mme Feller fit alors distribuer à une cinquantaine de personnes des provisions, des graines de semence et des remèdes. Elle suspendit aussi les poursuites contre ceux qui avaient saccagé les demeures des convertis, puis elle se rendit à Napierville intercéder en faveur des habitants du voisinage auprès de Richard MacGinnis chargé par le gouvernement de recevoir les dépositions et d’examiner les prévenus. Elle pouvait alors écrire : « En général, l’esprit du peuple est tellement changé envers nous, qu’il n’est, je crois, aucune maison de la Grande-Ligne dans laquelle je ne puisse entrer maintenant. » Ainsi se pratiquait l’apostolat à Grande-Ligne ; à l’école gratuite, au colportage et à la prédication, Mme Feller, tout comme le clergé catholique de l’époque, avait joint les secours charitables.
Le succès de l’évangélisation protestante des missionnaires suisses, l’espoir suscité par l’anticléricalisme de l’époque insurrectionnelle et le désir de s’assurer une certaine sécurité politique incitèrent des Anglais de Montréal, pasteurs et laïcs de différentes dénominations religieuses, à s’unir pour fonder une nouvelle société d’évangélisation sous le nom de Société missionnaire canadienne-française (French Canadian Missionary Society). Suivant la constitution élaborée au lendemain de la réunion de fondation, en février 1839, les objectifs de cette société étaient exactement les mêmes que ceux de Grande-Ligne : convertir les Canadiens français au protestantisme sans les attacher à une dénomination précise. Comment alors expliquer que Mme Feller ait décliné l’invitation de s’unir à la société montréalaise ? L’explication n’est pas aisée ; à première vue une divergence de conception sur l’âge requis pour recevoir le baptême paraît avoir justifié ce refus. Mais il est plus probable qu’elle était d’abord et avant tout jalouse de son indépendance et très soucieuse de préserver l’autorité quasi absolue qu’elle détenait à Grande-Ligne. Malgré une nette affinité de croyance avec les baptistes de Montréal, elle préférera une affiliation à la lointaine Foreign Evangelical Society de New York pour conclure ensuite, après 1845, quelques autres affiliations avec des sociétés baptistes du Canada et des États-Unis. D’ailleurs, au tout début, elle invoquera sa volonté de rester libre pour refuser toute affiliation.
Henriette Feller fit personnellement huit voyages aux États-Unis pour collecter des fonds. Parlant mal l’anglais, elle se faisait accompagner d’un interprète qui la présentait aux différentes associations religieuses visitées, plus spécialement aux associations féminines qu’elle avait contribué à fonder. En voyage, elle continuait de s’intéresser aux tâches administratives et exigeait de Roussy ou de son remplaçant qu’il lui décrive tous les deux ou trois jours la situation à l’école et à la mission. Du reste, elle savait faire oublier cet autoritarisme par sa gentillesse, son dévouement, sa disponibilité et aussi son affection débordante pour les étudiants en particulier. Dans sa correspondance avec eux, elle se faisait appeler « ma mère » et elle-même signait « ta mère affectionnée, Henriette Feller ».
Sa santé fut continuellement une cause de souci pour ses proches. Il arrivait fréquemment que la maladie la forçât à garder le lit. En 1855, une pneumonie l’obligea à se reposer sept mois dans le sud des États-Unis. Elle ne s’en remit jamais. Un voyage en Suisse, en 1860–1861, n’y fit rien. Elle fut frappée de paralysie en 1865 et fut contrainte jusqu’à sa mort, le 29 mars 1868, de diriger la mission de sa chambre, d’où elle ne sortait que péniblement.
Cette année-là, la communauté fondée à Grande-Ligne comptait au Québec environ 400 membres et possédait 9 églises ; au moins 7 pasteurs y travaillaient sans compter les évangélistes et colporteurs. L’école de Grande-Ligne instruisait 34 étudiants ; d’autres plus nombreux recevaient au moins l’instruction primaire dans diverses localités. En somme, une carrière de 32 ans de mission canadienne couronnée par des résultats intéressants mais amoindris par une émigration persistante vers les États-Unis qui attiraient davantage ce groupe de convertis bannis de la société canadienne-française et recrutés en très grande majorité dans la classe laborieuse.
Ce ne serait pas lui rendre justice que de juger les résultats de son œuvre par ces seuls chiffres. Henriette Feller a réussi à constituer la première communauté protestante francophone au Québec et inspiré l’action de plusieurs autres dénominations religieuses réformées qui, vers 1860, se partageaient une clientèle restreinte et difficile à évangéliser. Soulignons enfin qu’elle a réussi à s’attirer la collaboration de Canadiens français instruits et influents, dont le docteur Cyrille Hector-Octave Côté*, patriote, et les prêtres défroqués Louis Normandeau et Hubert-Joseph Tétreau*, puis à faire instruire en Suisse quelques étudiants talentueux appelés plus tard à jouer un rôle important dans la mission, tels Narcisse Cyr, éditeur et rédacteur du Semeur-canadien, et le révérend Théodore Lafleur, membre en vue de l’Institut canadien de Montréal, directeur de l’école protestante de Longueuil et ministre influent de la mission de Grande-Ligne.
Encore aujourd’hui le souvenir de la fondatrice est bien vivant parmi les fidèles de la dizaine d’églises protestantes qui lui doivent leur existence.
Evangelical Soc. of La Grande Ligne, Register (Grande-Ligne, Québec), mars 1866.— French Canadian Missionary Soc., Report (Montréal), 1842–1860.— A memoir of Madame Feller ; with an account of the origin and progress of the Grande Ligne Mission, J. M. Cramp, trad. et édit. (Londres, [1876]).— Société des missions évangéliques de Lausanne, Rapport (Lausanne, Suisse), 1830–1850.— R.-P. Duclos, Histoire du protestantisme français au Canada et aux États-Unis (2 vol., Montréal, [1913]).— Henri Fines, Album du protestantisme français en Amérique du Nord (Montréal, 1972).— Théodore Lafleur, A semi-centennial, historical sketch of the Grande Ligne Mission, read at the Jubilee gathering, Grande Ligne, Oct. 18th, 1885 (Montréal, [1886]).— Léon Maury, Le réveil religieux dans l’Église réformée à Genève et en France (1810–1850), étude historique et dogmatique (2 vol., Paris, 1892).— Daniel Robert, Les Églises réformées en France, 1800–1830 (Paris, 1961).— E.-A. Therrien et al., Baptist work in French Canada (Montréal, 1954).— Paul Villard, Up to the light ; the story of French Protestantism in Canada (Toronto, 1928).— W. N. Wyeth, Henrietta Feller and the Grande Ligne Mission, a memorial (Philadelphie, 1898).— Feuille religieuse du canton de Vaud (Lausanne, Suisse), 1830–1860.
René Hardy, « ODIN, HENRIETTE (Feller) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 16 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/odin_henriette_9F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/odin_henriette_9F.html |
Auteur de l'article: | René Hardy |
Titre de l'article: | ODIN, HENRIETTE (Feller) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1977 |
Année de la révision: | 1977 |
Date de consultation: | 16 nov. 2024 |