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AUBERT DE GASPÉ, PHILIPPE-JOSEPH, avocat, écrivain, cinquième et dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli (comté de L’Islet), né à Québec le 30 octobre 1786, décédé à Québec le 29 janvier 1871, inhumé dans l’église de Saint-Jean-Port-Joli.
Philippe Aubert de Gaspé était le fils aîné de Pierre-Ignace Aubert de Gaspé, conseiller législatif, et de Catherine Tarieu de Lanaudière. Son père s’était signalé au siège de Québec de 1775 et son grand-père, Ignace-Philippe*, pendant toute la guerre de Sept ans. Le fondateur de la lignée, Charles Aubert* de La Chesnaye, avait été un personnage considérable dans le commerce des fourrures. Arrivé en Nouvelle-France en 1655, il devint par la suite membre du Conseil souverain, et fut anobli par Louis XIV en 1693. L’un de ses fils, Pierre, fut le premier à prendre le nom de Gaspé, en 1709. Par ses ancêtres tant maternels que paternels, Philippe Aubert de Gaspé appartenait aux plus illustres familles du pays, les Coulon de Villiers, Legardeur de Tilly, Jarret de Verchères, Le Moyne de Longueuil. Il comptait aussi parmi ses ascendants Robert Giffard* de Moncel et Pierre Boucher*.
Le jeune Philippe fut mis tôt en pension à Québec, d’abord chez les demoiselles Cholette (1795–1798), puis au séminaire de Québec où il fit ses humanités (1798–1806). Il eut pour condisciples Louis-Joseph Papineau, les docteurs Joseph Painchaud et Pierre-Jean de Sales Laterrière*. Tout en suivant son cours de philosophie au séminaire, de 1804 à 1806, il fréquenta le pensionnat du révérend John Jackson, ministre de l’Église d’Angleterre où il était, dit-il, le seul canadien-français. Ce furent ensuite des études de droit d’abord chez Jonathan Sewell*, futur juge en chef, puis chez Jean-Baptiste-Olivier Perrault*. Il fut admis au barreau le 15 août 1811. La même année, le 25 septembre, il épousa à Québec Susanne Allison, fille de Thomas Allison, capitaine du 5e régiment de l’infanterie britannique, et de Thérèse Baby. De leur union naquirent 13 enfants.
D’un caractère généreux et enthousiaste, le jeune de Gaspé, au début de sa carrière, avait pour lui tous les avantages : haute naissance, aisance financière, excellentes études, relations avantageuses dans les milieux politiques, juridiques, militaires, sociaux et mondains. On le voit participer à une foule d’initiatives culturelles, sportives et même financières. Il fut notamment vice-président de la première société littéraire de Québec, 1809, membre fondateur du Jockey Club, 1815, et de la Banque de Québec, 1818. En plus il avait reçu, dès 1804, une commission de lieutenant de milice de la ville, faubourg et banlieue de Québec ; en 1812 il devint capitaine au 1er bataillon de la ville de Québec et banlieue et fut promu la même année à l’état major du Bas-Canada, comme assesseur adjoint. Il pratiqua le droit à Québec et « à la tournée de Kamouraska » jusqu’au 9 mai 1816 alors qu’il reçut une commission de shérif du district de Québec. En cette qualité, c’est lui qui eut la charge ou l’honneur de proclamer dans les rues de la ville, le 24 avril 1820, l’annonce de l’avènement récent de George IV.
Tout jusque-là avait donc facilement réussi à cet homme dans la trentaine qui, pour cette raison sans doute, vivait dans la plus insouciante euphorie. Toutefois par ses largesses et imprévoyances, il s’était insensiblement avancé au bord de sa ruine. Elle éclata au grand jour quand « la main de fer du malheur » s’abattit sur lui. Trouvé coupable d’une importante défalcation, incapable de rembourser la couronne, il fut destitué de sa charge de shérif le 14 novembre 1822. Peu de temps après, son père mourut le 13 février 1823. C’est alors qu’il fut contraint d’aller chercher refuge avec sa nombreuse famille, de sept enfants déjà, dans le manoir de sa mère, la seigneuresse de Saint-Jean-Port-Joli.
Cette retraite forcée dura 14 années pendant lesquelles il vécut constamment au milieu des siens dans la crainte et sous la menace de créanciers qui d’un jour à l’autre pouvaient le faire emprisonner pour dettes. C’est ce qui se produisit en effet, mais seulement le 29 mai 1838. Le libérer de là, à cette époque troublée, exigea autant de démarches et procédures qu’il en avait fallu pour l’y conduire. Elles sont résumées dans le rapport qu’un comité spécial de neuf députés présenta à la chambre de l’Assemblée législative, le 3 août 1841, commentant la pétition que de Gaspé avait présentée le 18 juillet précédent. On y voit qu’il était incarcéré conformément à un jugement rendu contre lui, le 20 juin 1834, en faveur de la couronne pour la somme de 1 169 louis et 14 chelins ; que par la suite, en mai 1836, il avait tenté de se prévaloir des dispositions de la loi sur les débiteurs insolvables, par la cession de toutes ses propriétés mobilières et immobilières, moyen que la Cour du banc du roi avait approuvé ; mais que la Cour d’appel avait renversé cette décision en novembre 1836, parce que ce statut ne se serait pas étendu aux débiteurs de la couronne. Le rapport se terminait ainsi : « Considérant le long emprisonnement de M. de Gaspé, son âge avancé [55 ans], et le mauvais état de sa santé par suite de son long emprisonnement ; et considérant aussi, qu’il a donné en Cour et sous serment, un état fidèle par écrit de tous les biens et Propriétés qu’il possédait au monde, dans la vue de se libérer de ses dettes, notre comité recommande qu’il soit passé un acte pour le soulagement de ce monsieur. »
Approuvé par l’une et l’autre chambre, cet acte fut adopté sans amendement le 18 septembre 1841 et reçut la sanction royale quelques jours plus tard. Au début d’octobre de Gaspé put donc recouvrer sa liberté après une captivité de trois ans, quatre mois et cinq jours.
Cette longue période de malheurs depuis sa destitution en 1822 ne se solde pas uniquement par un bilan négatif. Certes il a été tenu à l’écart de la vie publique où il aurait sans doute pu jouer un rôle éminent, mais son éloignement à la campagne, suivi de sa réclusion l’ont d’autre part merveilleusement préparé à la carrière littéraire qui couronnera la dernière partie de sa vie. D’abord les épreuves l’ont assagi. Elles l’ont amené à descendre en lui-même et à réfléchir longuement sur sa conduite passée et sur les souvenirs de sa famille. De plus, la solitude des longs hivers lui a permis, tout en vaquant à l’éducation de ses nombreux enfants, de parfaire sa culture littéraire par la fréquentation assidue des auteurs anciens et modernes, anglais et français, au contact desquels il a affiné son goût. Rejeté pour ainsi dire de la société urbaine, il n’apprécie que davantage la compagnie franche et simple des habitants, les censitaires de la seigneurie. Il les fréquente avec plaisir, les accompagne dans des excursions de chasse et de pêche, prêtant une oreille attentive à leurs propos et récits, enregistrant dans sa prodigieuse mémoire légendes, contes et chansons qui alimenteront ses livres.
Bien plus, il a, sans trop s’en rendre compte, acquis sa première expérience de romancier à travers celle de son fils aîné et homonyme. Celui-ci en effet publia sous son seul nom L’influence d’un livre en 1837. Mais il ne fait aucun doute que le premier roman canadien-français porte en plus d’un endroit la marque du père ; et non seulement, comme le veut une tradition, rapportée par Philéas Gagnon* et l’abbé Henri-Raymond Casgrain*, pour la légende de Rose Latulipe (chapitre cinq, « L’étranger »). Pour appuyer cette interprétation nouvelle, il faut rappeler brièvement la carrière du fils.
Le jeune Philippe-Ignace-François Aubert de Gaspé (1814–1841) eut son père comme précepteur avant d’entrer au séminaire de Nicolet en 1827. Une fois ses études terminées ou interrompues en 1832, il exerça pendant quelques années le métier de sténographe et de journaliste au Quebec Mercury et au Canadien. À la suite d’une altercation avec le docteur Edmund Bailey O’Callaghan, député de Yamaska qui mettait en doute son intégrité professionnelle, il fut condamné à un mois de prison en novembre 1835. En février 1836, le turbulent contestataire pour se venger déposa dans le vestibule de la chambre d’Assemblée une bouteille d’assa-fœtida qui força les députés à évacuer le parlement. C’était grave. Pour échapper à un nouveau mandat d’arrestation, il quitta la ville et chercha refuge au manoir de Saint-Jean-Port-Joli où il ne fut plus inquiété. C’est là que sous l’œil vigilant de son père il composa son roman.
Celui-ci raconte les mésaventures d’un paysan crédule, envoûté par le Petit Albert, un recueil de recettes magiques au moyen desquelles il espère se procurer des richesses. D’où la justification du titre L’influence d’un livre. Ce thème principal englobe en outre l’histoire d’un charlatan pendu à Québec – pour un meurtre qui a été réellement commis à Saint-Jean-Port-Joli en 1829. Le tout est agrémenté d’une petite intrigue amoureuse ainsi que de légendes et de chansons folkloriques. Si extravagant qu’il paraisse à première vue, ce roman, en dépit de nombreux souvenirs livresques, n’en repose pas moins sur l’observation attentive de plusieurs traits de mœurs et sur des anecdotes que le fils n’a parfois pu connaître que par l’intermédiaire de son père. Citons comme exemple la visite du héros à la sorcière Nolet de Beaumont au chapitre huit. C’est la transposition romanesque d’un souvenir de 1806 appartenant à de Gaspé père. Cette vieille Nolet étant morte en 1819, le fils n’a sûrement pas pu l’interroger lui-même. On peut de la sorte établir une série de rapprochements significatifs entre les souvenirs et l’œuvre du père et le roman de son fils. Ces recoupements ne visent aucunement à déposséder le fils de son titre de premier romancier canadien-français, mais plutôt à souligner une certaine expérience acquise par le père dès 1837 dans le métier d’écrivain.
On sait que L’influence d’un livre parut à un moment très défavorable alors que tous les esprits étaient beaucoup plus préoccupés de politique et de rébellion [V. Papineau] que de littérature. L’auteur fut quand même en butte à des critiques acerbes. Lui qui avait déclaré dans sa préface : « l’Opinion publique décidera si je dois m’en tenir à ce premier essai », dut se défendre seul contre les attaques du Populaire. Il ne se trouva personne pour lui apporter le moindre mot d’encouragement. Au contraire un correspondant de la Gazette de Québec concluait, le 10 février 1838, que « grand a été le mécompte des souscripteurs au sujet du salmigondis historicopoétique de M. de Gaspé ». Cette incompréhension totale finit par décourager le jeune romancier et brisa sa carrière. Par la suite, il alla chercher fortune à Halifax où il devait mourir subitement le 7 mars 1841, pendant que son père était emprisonné à Québec.
Il n’est pas impossible que dès cette époque de Gaspé le père ait songé à relever le défi et à reprendre la plume que son fils avait brisée. Cette hypothèse reçoit une certaine confirmation dans un témoignage contemporain. Aimé-Nicolas, dit Napoléon Aubin* raconte dans ses souvenirs de prison (le Fantasque, 8 mai 1839) que « là gisait enseveli dans de noirs pensers, monsieur Chasseur, qui, à l’exemple de l’ancien sauvage, trouvait qu’on ne tuait pas en prison assez de castors ». L’allusion à de Gaspé est transparente, si l’on songe que c’est précisément autour de cette anecdote que l’auteur des Anciens Canadiens bâtira plus tard le plaidoyer pro domo qu’il prêtera à l’un de ses personnages.
Mais avant de réaliser le projet qui doit le revaloriser à ses propres yeux et auprès de ses compatriotes, de Gaspé doit attendre une vingtaine d’années que les circonstances lui soient favorables. Dans l’intervalle sa situation reprend un cours normal. En octobre 1841 il est remis à sa famille qui, pendant sa captivité, avait trouvé refuge à quelques pas de la prison, rue Sainte-Anne, chez sa mère, la seigneuresse Aubert de Gaspé. Celle-ci devait mourir peu après, le 13 avril 1842, une semaine seulement après sa sœur, Louise Tarieu de Lanaudière. Un double héritage procure alors à Philippe Aubert « l’usufruit et jouissance des fiefs et seigneuries du Port joly et de la Pocatière », en même temps que les « autres droits lucratifs et honorifiques » qui y sont rattachés. C’est alors qu’il va s’installer rue des Remparts, à Québec, et reprend les migrations d’été vers Saint-Jean.
Pendant plusieurs années il n’y a à signaler dans sa biographie que la succession des événements intimes particulièrement fréquents dans une grande famille : mariage de ses enfants, ses filles s’alliant aux partis les plus avantageux du Bas-Canada : Susanne, à William Power ; Adélaide, à Georges-René Saveuse de Beaujeu ; Elmire, à Andrew Stuart* ; Zélie, à Louis-Eusèbe Borne ; Zoé, à Charles Alleyn* ; Atala, à J.-Eusèbe Hudon ; Wilhelmine-Anaïs, à William Fraser. La cadette Philomène devint religieuse en France. Quant à son fils Thomas, il fut ordonné prêtre, en 1847, l’année même de la mort de sa mère. Philippe Aubert connaît aussi très tôt et pratique l’art d’être grand-père. Au milieu d’une postérité abondante il jouit d’une considération renouvelée.
Vers 1850 et même avant, il s’est remis à fréquenter la société de Québec. Il est un assidu du Club des Anciens qui se réunissait chaque après-midi au magasin de Charles Hamel, rue Saint-Jean, pendant la saison morte. C’est là qu’il rencontre les historiens et archéologues de la vieille capitale, entre autres François-Xavier Garneau*, Georges-Barthélemi Faribault*, le commissaire général James Thompson fils. La conversation de tous ces vétérans portait ordinairement sur les antiquités de Québec. De Gaspé, mieux que tout autre, à cause de son éloignement qui avait duré si longtemps, pouvait mesurer les changements multiples survenus dans la vieille capitale depuis le début du siècle. C’est devant ce cercle, comme dans les réunions de famille, qu’il a raconté ses mémoires avant de les écrire.
Il a d’abord songé, sans doute en pensant à son fils, à leur donner une forme romanesque et à les situer au moment le plus crucial de l’histoire de la Nouvelle-France. Témoin de trois générations, il avait recueilli dans son enfance les souvenirs directs des survivants de l’ancien régime. La formule du roman historique, conçu dans la ligne de Walter Scott, un de ses auteurs favoris, lui offrait l’avantage de brosser un tableau d’ensemble tout en utilisant les détails très précis de la vie seigneuriale telle qu’il l’avait vécue à la fin du xviiie siècle ou qu’on lui avait racontée dans sa famille.
De là l’intrigue assez simple des Anciens Canadiens. Le roman a pour cadre spatial les lieux mêmes où l’auteur connut son expérience vitale et dont les pôles d’attraction sont la ville de Québec et le manoir d’Haberville (modification légère pour Aubert), sans négliger le parcours pittoresque de la Côte-du-Sud, avec le vieux serviteur José Dubé comme mentor. Une première partie qui couvre une bonne moitié du roman (11 chapitres) décrit avec complaisance les coutumes seigneuriales à la fin du Régime français, en 1757. Les éléments traditionnels y occupent délibérément la première place : légendes des sorciers de l’île d’Orléans et apparition de la Corriveau* [Marie-Josephte], débâcle du printemps, fêtes populaires de la plantation du mai et de la Saint-Jean, banquets de circonstances et cérémonies de la remise des rentes, etc. Les protagonistes de l’histoire sont deux écoliers qui à leur sortie du collège se destinent à la carrière des armes : Jules d’Haberville, le fils du seigneur, dans l’armée française, et Archibald Cameron of Locheill, un orphelin écossais amené de France en Nouvelle-France par les jésuites après le désastre de Culloden en 1746, dans l’armée anglaise. Au manoir d’Haberville on les fête avant leur départ pour les vieux pays.
La seconde partie (trois chapitres seulement), se situe pendant la guerre de 1759. C’est le point culminant du drame collectif et individuel. Les hasards de la destinée ont ramené les deux jeunes officiers en Nouvelle-France, mais dans des camps opposés. Arché reçoit de l’envahisseur l’ordre impitoyable d’incendier les habitations de la Côte-du-Sud, y compris le manoir de ses anciens protecteurs. La servitude et l’honneur militaires ont raison de sa répugnance à exécuter ce sinistre projet. Mais prisonnier des Indiens, le jeune officier n’échappera à la torture et à la mort que grâce à la reconnaissance de Dumais, un Canadien qu’il avait autrefois sauvé d’une noyade certaine. Un peu plus tard, sur les plaines d’Abraham, Arché affrontera directement son ancien camarade et ami lors de la bataille de Sainte-Foy. Mais avec magnanimité il épargnera la vie de Jules d’Haberville alors qu’il l’avait à sa merci.
La troisième partie, aussi brève (quatre chapitres), est celle de la lente réconciliation après les années terribles. De Gaspé y fait comme le bilan des malheurs survenus en Nouvelle-France, après le naufrage de l’Auguste ; puis il montre les transformations apportées vers 1767, dans le milieu où ses personnages évoluent. Les blessures n’étant pas entièrement cicatrisées, Blanche d’Haberville refuse la main de son prétendant Arché, cependant que Jules épouse une Anglaise. Et le roman s’achève sur un dernier tableau de mœurs alors que les chansons, les danses et les ris ramènent la gaîté au manoir d’Haberville.
Cette intrigue vraisemblable n’était qu’un prétexte pour de Gaspé dont l’ambition était surtout de « consigner quelques épisodes du bon vieux temps ». Il a reçu, dit-il, l’encouragement de « quelques-uns de nos meilleurs littérateurs qui [l’ ] ont prié de ne rien omettre sur les mœurs des anciens Canadiens », comme Faribault, son ami de toujours, Octave Crémazie qui a écrit spécialement pour son livre un poème liminaire sur Québec, Joseph-Charles Taché* à qui il a confié ses premiers chapitres pour publication dans les Soirées canadiennes. Mais il n’en redoutait pas moins quelque critique malveillante. Aussi prévient-il les puristes qu’il connaît mieux que personne les défauts de son livre. Que ceux-là, dit-il, « l’appellent roman, mémoire, chronique, salmigondis, pot-pourri : peu m’importe ! » Les deux dernières expressions qui ne sont pas à proprement parler des catégories littéraires rappellent sans aucun doute dans sa pensée le mauvais accueil fait jadis à L’influence d’un livre.
Mais ses craintes étaient exagérées. Le 3 janvier 1863, il donna lecture à l’abbé Casgrain du manuscrit dont il avait déjà publié deux chapitres en janvier et février 1862. Celui-ci le porta sans tarder chez l’éditeur du Foyer canadien, Georges-Pascal Desbarats*, où le livre parut au début d’avril. Le succès fut immédiat. Dès 1864, il y eut une seconde édition « revue et corrigée par l’auteur » ainsi qu’une traduction anglaise. En 1865 le roman fut porté à la scène. L’on peut dire après plus d’un siècle que la popularité de cet ouvrage ne s’est jamais démentie. L’on compte actuellement une vingtaine d’éditions, dont trois traductions anglaises et une espagnole. Cette popularité, il ne la doit pas tant au dilemme cornélien qui confronte les principaux personnages qu’aux souvenirs personnels de l’auteur qui abondent à chaque page, qui débordent même en des notes et éclaircissements tout aussi dignes d’intérêt que l’intrigue romanesque. Cela tient au fait que le mémorialiste est partout présent derrière le romancier. Les personnages eux-mêmes ont tous des prototypes identifiables dans l’entourage familial ou parmi les relations anciennes de la famille de Gaspé. Par exemple José est un vieux serviteur que l’auteur a réellement connu dans sa jeunesse. Arché lui a été suggéré par un épisode de la vie du lieutenant-colonel Malcolm Fraser*. En outre il s’est peint lui-même à deux époques de sa vie, d’abord sous les traits primesautiers et fougueux du jeune Jules d’Haberville, ensuite dans le personnage de M. d’Egmont, vieillard assagi par des épreuves en tous points semblables à celles qu’il a éprouvées lui-même pendant ses années de détresse.
Les Mémoires que de Gaspé publia en 1866 sont la suite naturelle des notes et éclaircissements des Anciens Canadiens. Une fois libéré de la contrainte romanesque, le vieil auteur – il avait alors 80 ans – laisse courir sa plume au gré de sa mémoire qu’il qualifie lui-même de prodigieuse. Il fait aussi état de son penchant à toujours dire la vérité. « Je suis né naturellement véridique », affirme-t-il. En effet ce sont là deux qualités que l’on prend rarement en défaut chez lui. Mais il en est une autre dont il ne se vante pas, bien qu’il trouve moyen de la louanger chez les autres. C’est la bienveillance accompagnée d’une pointe d’humour avec laquelle il entoure les personnes dont il parle. Comme leur nombre s’élève à plus d’un millier, cela est d’autant plus remarquable.
Il n’est pas facile de résumer les Mémoires qui ne se déroulent pas selon un ordre strictement chronologique. En gros l’on constate que l’auteur s’attarde davantage aux années antérieures à 1822, sauf en ce qui concerne ses amis, les habitants de Saint-Jean-Port-Joli. S’il ne fait qu’une brève mention de sa compagne « la belle d’entre les belles », et s’il ne parle que fort peu de ses enfants, c’est qu’il écrit pour eux. Par contre il est intarrissable sur les générations anciennes de ses ancêtres, sur les familles amies de la sienne et en général sur la société qu’il a fréquentée : écoliers du séminaire de Québec, avocats, juges, médecins, militaires, ecclésiastiques, politiciens.
Sur chacun des noms retenus, il rappelle des anecdotes un peu pêle-mêle comme il devait le faire au hasard des conversations. C’est qu’en définitive son art est celui d’un brillant causeur et partant d’un conteur. L’ensemble des anecdotes contenues dans les Mémoires constitue un des meilleurs tableaux que nous ayons de la société canadienne au début du xixe siècle, tant urbaine que rurale. Surtout, de Gaspé, bien qu’il fût aristocrate, a été le premier à faire entendre par écrit la voix sympathique des habitants de la campagne. Pour son époque, on peut tirer de son œuvre un tableau sans pareil des traditions populaires de toutes sortes.
Bref, sur une multitude de personnages et sur bien des événements, de Gaspé projette l’éclairage d’un jugement modéré qui fait des Mémoires, comme des fragments posthumes réunis sous le titre de Divers (1893), un témoignage humain d’une importance majeure pour l’histoire et la littérature du Canada. Par son œuvre irremplaçable l’auteur des Anciens Canadiens et des Mémoires, a bien racheté les fautes de sa jeunesse. Il est devenu le plus illustre de sa lignée à porter le nom de Gaspé. Comme Alfred de Vigny il aurait pu dire de façon paradoxale, n’eût été sa modestie « Mes ancêtres descendront de moi. »
ANQ, Autographes, ff.68–73.— Archives de l’université de Montréal, Collection Baby, Correspondance générale, dix lettres de Philippe Aubert de Gaspé.— Archives du collège Bourget (Rigaud, Qué.), Philippe Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens.— Archives judiciaires de Montmagny (Qué.), Greffe de Simon Fraser, 17 juin 1841.— ASQ, Cartons, S, 110 ; Cartons, T, 128, 130 ; Fonds Casgrain, I : 115, 118s. ; Fonds Casgrain, II : 17, 20.— Philippe Aubert de Gaspé, Les Anciens Canadiens (1re, éd., Québec, 1863 ; 2e éd., revue et corrigée par l’auteur, 1864 ; 16e éd., 1970) ; The Canadians of old (G. M. Pennée, traduct., 1re éd., Québec, 1864 ; C. G. D. Roberts, traduct., 3e éd., New York, 1898) ; Divers (1re, éd., Montréal, 1893) ; Mémoires (Ottawa, 1866).— Philippe Aubert de Gaspé (fils), L’Influence d’un livre ; roman historique (collaboration de Philippe Aubert de Gaspé, père, 1re, éd., Québec, 1837).— D. M. Hayne et Marcel Tirol, Bibliographie critique du roman canadien français, 1837–1900 ([Québec et Toronto], 1968), 42–59.— H.-R. Casgrain, Philippe Aubert de Gaspé (Québec, 1871).— V. I. Curran, Philippe Aubert de Gaspé ; his life and his works (thèse de ph.d., University of Toronto, 1957).— P.-G. Roy, A travers les « Anciens Canadiens » de Philippe Aubert de Gaspé (Montréal, 1943) ; A travers les « Mémoires » de Philippe Aubert de Gaspé (Montréal, 1943) ; La famille Aubert de Gaspé (Lévis, 1907).— [François Daniel], Histoire des grandes familles françaises du Canada [...] (Montréal, 1867), 347–370.— André Bellessort, Les souvenirs d’un seigneur canadien, Reflets de la vieille Amérique (Paris, 1923), 216–258.— Narcisse Degagné, Philippe Aubert de Gaspé, étude littéraire, Revue canadienne (Montréal), 2° sér., XXI (1895) : 456–478, 524–551.— Charles ab der Halden, Philippe Aubert de Gaspé, Études de littérature canadienne française (Paris, 1904), 43–52.— Luc Lacourcière, L’enjeu des Anciens Canadiens, Cahiers des Dix, XXXII (1967) : 223–254 ; Philippe Aubert de Gaspé (fils), Livres et auteurs canadiens, 1964 ; panorama de la production littéraire de l’année (Montréal, [1965]). 150–157.— Camille Roy, Les Anciens Canadiens, Nouveaux essais sur la littérature canadienne (Québec, 1914), 1–63.
Luc Lacourcière, « AUBERT DE GASPÉ, PHILIPPE-JOSEPH », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 18 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/aubert_de_gaspe_philippe_joseph_10F.html.
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Auteur de l'article: | Luc Lacourcière |
Titre de l'article: | AUBERT DE GASPÉ, PHILIPPE-JOSEPH |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1972 |
Année de la révision: | 1972 |
Date de consultation: | 18 déc. 2024 |