Provenance : Avec la permission de Wikimedia Commons
GODBOUT, ADÉLARD (baptisé Joseph-Adélard, il signait parfois J.-Adélard), agronome, professeur, fonctionnaire, fermier et homme politique, né le 24 septembre 1892 à Saint-Éloi, Québec, fils d’Eugène Godbout, cultivateur, et de Marie-Louise Duret ; le 9 octobre 1923, il épousa à Notre-Dame-de-Bon-Secours-de-L’Islet (L’Islet, Québec) Dorilda Fortin, et ils eurent cinq enfants ; décédé le 18 septembre 1956 à Montréal et inhumé quatre jours plus tard à Frelighsburg, Québec.
Adélard Godbout est le treizième des 20 enfants d’une famille relativement prospère du Bas-Saint-Laurent. Son père, Eugène, réussit à se tailler une position enviable dans sa communauté grâce au commerce des pommes de terre et des chevaux. Après des études primaires à l’école de rang de Saint-Éloi, le jeune Adélard fait son entrée au séminaire de Rimouski en 1905. Moins âgé que la plupart de ses condisciples, il se révèle talentueux, mais quelque peu dissipé et nonchalant. En 1908, il éprouve des douleurs au genou. Convalescent, il manque toute l’année scolaire 1908–1909. De retour au séminaire à l’automne de 1909, il poursuit sa formation avec plus de sérieux et devient l’un des bons élèves de sa promotion. Il termine ses études classiques en 1913 et, se destinant à la prêtrise, entre la même année au grand séminaire de Rimouski. Cependant, le mal de genou qui l’a affligé en 1908 resurgit. Ce handicap compromet gravement ses chances d’accéder à la prêtrise et finit par avoir raison de ses aspirations. En 1915, suivant le conseil d’un de ses professeurs, l’abbé Lionel Roy, il quitte le grand séminaire.
Godbout fait alors un choix qui s’avérera déterminant pour sa carrière : en 1916, il s’inscrit à l’école d’agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière pour y étudier l’agronomie. Cette discipline, ainsi que son enseignement, en est à ses débuts dans la province. Néanmoins, la profession d’agronome est promise à un bel avenir, car elle contribue largement à l’important mouvement de professionnalisation, d’amélioration des techniques et d’uniformisation de la qualité des produits caractéristique de l’évolution de l’agriculture québécoise et de la politique agricole du gouvernement provincial durant les premières décennies du xxe siècle. Malgré les problèmes de santé qui continuent de l’accabler et l’obligent à prendre périodiquement du repos, Godbout excelle, notamment, dans le domaine de la zootechnie. En 1918, il décroche son baccalauréat en sciences agricoles avec grande distinction.
L’école d’agriculture offre alors à Godbout la charge de professeur en zootechnie spéciale et l’envoie, l’année suivante, parfaire sa formation au Massachusetts Agricultural College d’Amherst. Cependant, les besoins sont tels à l’école qu’il doit interrompre ses études au terme de la première année et revenir à Sainte-Anne-de-la-Pocatière (La Pocatière) en 1920 pour reprendre son poste. Son enseignement allie théorie et travaux pratiques, et est centré sur l’anatomie des animaux de ferme, ainsi que sur les méthodes d’évaluation du bétail. Selon les témoignages de collègues et d’anciens étudiants que recueillera l’historien Jean-Guy Genest, Godbout est un professeur apprécié qui sait concilier qualité de l’exposé et profondeur du propos.
L’expertise des professeurs d’agronomie est recherchée. Godbout visite des expositions agricoles, donne de nombreuses conférences et sert régulièrement de juge pour des concours d’évaluation de bétail, événements au cours desquels il s’établit « parmi les meilleurs connaisseurs », selon le rapport du ministère de l’Agriculture de la province de Québec de 1922–1923. Sa réputation franchit rapidement les murs de l’école d’agriculture. Le professeur Godbout occupe aussi le poste d’agronome officiel du comté de L’Islet de 1922 à 1925, année de sa démission. À ce titre, il représente le ministère de l’Agriculture de la province auprès des agriculteurs du comté, devient leur conseiller technique et anime la vie agricole de l’endroit.
Comme agronome de comté, Godbout assume, entre autres choses, la responsabilité de la section locale du cercle de fermières. C’est là qu’il fait la rencontre d’une jeune femme de Notre-Dame-de-Bon-Secours-de-L’Islet, Dorilda Fortin, trésorière de l’organisme. Après quelques mois de fréquentation, ils se marient en octobre 1923 et s’établissent à Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Le couple ne vit pas richement. Le salaire de Godbout, plutôt mince, le force, ainsi que sa femme, à trouver des sources de revenus supplémentaires : il vend au marché local le surplus de la production de sa fermette, où il élève des poules et des lapins, et Dorilda fait du tricot pour une entreprise.
Godbout est né dans une famille politisée. Son père a été maire de Saint-Éloi de 1892 à 1895, ainsi que de 1917 à 1922. Il a été élu député libéral de la circonscription de Témiscouata à l’Assemblée législative de la province de Québec à une élection partielle en 1921. Il s’est présenté de nouveau aux élections générales de 1923, mais a été battu par le conservateur Jules Langlais. Grâce à ses liens familiaux, le jeune Godbout n’est donc pas un étranger au sein du Parti libéral provincial. En avril 1929, lorsque se libère le siège d’Élisée Thériault, député de L’Islet à l’Assemblée législative – à la suite de sa nomination au Conseil législatif –, Godbout s’impose comme un candidat de choix dans cette circonscription rurale. La population le connaît et il a fait bonne impression à titre d’agronome de comté. Il a, de plus, l’appui de l’organisation libérale de la circonscription. En outre, l’école d’agriculture de Sainte-Anne-de-la-Pocatière est favorable à ce que l’un de ses professeurs soit élu et accède éventuellement au cabinet. Godbout se laisse convaincre. Choisi à l’unanimité comme candidat du Parti libéral, il remporte sans opposition l’élection partielle le 13 mai 1929. Il sera facilement réélu aux élections générales de 1931 et de 1935. À l’occasion de sa désignation comme candidat libéral, il prononce un discours dans lequel il évoque, notamment, l’importance de l’éducation et l’essor d’une agriculture moderne, fondement de l’économie de la province. Il reprendra constamment ces deux thèmes durant sa carrière politique.
En janvier 1930, Godbout entame sa première session à l’Assemblée législative. Au début, il se consacre surtout au peaufinage du plan de développement agricole du nouveau ministre de l’Agriculture, Joseph-Léonide Perron*. Le plan Perron, comme on le désignera, constitue une des pièces de résistance du programme du gouvernement. La maladie qui frappe soudainement le ministre à l’été de 1930 et qui entraîne sa mort en novembre, avant d’avoir eu le temps de mettre son plan en œuvre, cause un certain émoi au sein du parti ministériel. Le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau doit alors trouver à Perron un successeur qui saura mener à bien la réforme de l’agriculture et défendre la politique agricole du gouvernement. Au risque de froisser des députés plus expérimentés, Taschereau décide de confier les rênes du ministère de l’Agriculture à Godbout, en raison de la qualité de sa formation, des aptitudes dont il a fait preuve lorsqu’il a soutenu le plan de Perron, en l’absence de celui-ci, pendant l’élection partielle tenue à l’automne de 1930 dans la circonscription de Deux-Montagnes, et de la nécessité de rajeunir et de diversifier le profil professionnel de son cabinet. Le 27 novembre 1930, Godbout, âgé de 38 ans, devient ministre de l’Agriculture de la province de Québec. L’université Laval à Québec lui décerne, la même année, un doctorat honorifique en sciences agricoles ; l’université de Montréal lui en remettra un, en médecine vétérinaire, dix ans plus tard.
Les fonctions ministérielles de Godbout bouleversent sa vie familiale. Il quitte pour de bon l’école d’agriculture et, à l’été de 1931, s’établit avec sa famille à Québec, dans une maison qu’il loue chemin Sainte-Foy, près de la route Belvédère (avenue Belvédère). La même année, il acquiert une ferme à Frelighsburg, qu’il rénove et dont il fait sa résidence secondaire. Il y pratique l’élevage et la pomiculture, fort développée dans la région.
Au moment de son entrée en fonction, le jeune ministre Godbout annonce son intention de poursuivre l’implantation du plan Perron. Deux des éléments de ce plan marquent plus particulièrement son travail, soit l’enseignement agricole et la gestion de l’industrie laitière. Celle-ci fait l’objet de la principale loi sanctionnée durant son premier mandat, la Loi concernant le lait et les produits laitiers de 1933, qui crée la Commission de l’industrie laitière de la province de Québec. D’abord dotée de pouvoirs d’enquête relativement restreints, cette commission est considérablement renforcée, en 1934, par des modifications à la loi, qui lui donnent, entre autres, le droit de surveiller et de réglementer la préparation, la distribution et la vente des produits laitiers. Ces pouvoirs extraordinaires, selon le ministre Godbout, ont pour but d’assurer aux producteurs de lait une plus grande part des fruits de la vente de leurs produits et de permettre un meilleur contrôle de la distribution du lait, surtout dans les grandes villes. Cette loi est importante, car elle marque l’aboutissement de la prise en charge, par l’État, de la supervision de l’industrie laitière. Au Québec, elle constitue un moment clé de l’évolution de la politique agricole vers une participation plus active de l’État dans la régulation des prix et de la production.
Par ailleurs, ce mandat de Godbout comme ministre de l’Agriculture correspond aux pires années de la crise économique des années 1930. Le ministre tente d’aider les agriculteurs dans ces temps difficiles. Par exemple, il lutte contre le protectionnisme des partenaires commerciaux du Canada en demandant aux délégués des pays présents à la Conférence économique impériale, tenue à Ottawa en 1932 [V. Richard Bedford Bennett*], une exemption pour certains produits agricoles. Il présente également, en 1933, un projet de loi pour permettre de suspendre temporairement les obligations d’un débiteur incapable de rembourser une créance hypothécaire.
Godbout fait bonne impression. Son image de ministre compétent, intègre et modéré lui attire même les éloges des plus vigoureux adversaires du gouvernement, comme le quotidien montréalais le Devoir. Sa loyauté et sa capacité à défendre les politiques du gouvernement de manière convaincante – notamment face à Laurent Barré*, critique de l’opposition en matière d’agriculture et ancien président de l’Union catholique des cultivateurs, – lui font gagner l’estime de ses collègues du cabinet. À la suite de la création, en 1934, de l’Action libérale nationale par certains des éléments les plus réformateurs du Parti libéral [V. Paul Gouin*] et des scandales de l’administration Taschereau révélés, au printemps de 1936, lors des houleuses séances du comité des comptes publics, on évoque la possibilité du départ du premier ministre. Godbout s’impose comme un candidat de qualité pour remplacer le vieux chef, redorer l’image passablement ternie du parti et ramener les dissidents au bercail. Inquiets de la tournure des événements et revigorés par leur victoire aux élections fédérales de 1935, les députés libéraux fédéraux de la province de Québec, Ernest Lapointe* et Charles (Chubby) Gavan Power* en tête, participent activement aux discussions entourant la succession du premier ministre. Au terme de complexes transactions, Godbout s’impose comme un choix de compromis et devient, apparemment à son corps défendant, chef du Parti libéral et premier ministre le 11 juin 1936. L’Assemblée législative ayant été dissoute, à la demande de Taschereau, des élections générales sont convoquées pour le 17 août suivant. Avec l’aide de Lapointe, Godbout renouvelle entièrement le cabinet et bâtit un programme à la hâte. Cela ne suffit nettement pas pour renverser la tendance : l’Union nationale – nouveau parti né de la fusion de l’Action libérale nationale et du Parti conservateur provincial –, avec Maurice Le Noblet Duplessis comme chef, remporte haut la main les élections en récoltant plus de 56 % des suffrages et 76 des 90 sièges de l’Assemblée législative. Godbout n’échappe pas à la tempête qui emporte le Parti libéral : il est défait par quelques voix dans sa circonscription de L’Islet.
Les ténors du Parti libéral ferment immédiatement la porte à la possibilité du départ de Godbout. Lapointe et Power, notamment, lui témoignent publiquement leur confiance au lendemain des élections. Malgré la déclaration qu’il a faite durant la soirée électorale, le chef libéral reste en poste et s’emploie à rebâtir son parti, pendant que son collègue Télesphore-Damien Bouchard* assume les fonctions de chef de l’opposition à l’Assemblée législative. Godbout et sa famille subissent toutefois les conséquences de ce choix sur le plan financier : sans emploi rémunéré (le parti n’a pas les moyens de lui payer un salaire) ni fortune accumulée au fil des ans, leur unique revenu est constitué du produit de la ferme de Frelighsburg, alors déficitaire en raison des sommes qu’ils ont dû investir pour la rénover.
Le moment fort de la reconstruction du Parti libéral est le congrès tenu à Québec les 10 et 11 juin 1938. Ce congrès – une première dans l’histoire du parti – réunit plus de 900 délégués provenant de l’ensemble des régions de la province. Toutes les associations liées au parti y sont représentées, y compris les associations féminines. Les délégués confirment Godbout dans ses fonctions de chef et adoptent le programme que les libéraux soumettront à l’électorat aux élections suivantes. Celui-ci contient de nombreux éléments réformistes destinés, notamment, à ramener au parti les membres de la défunte Action libérale nationale, dont plusieurs se sentent floués par Duplessis. Parmi les mesures proposées, on trouve l’étatisation et la municipalisation de la production hydroélectrique demeurée dans le domaine public, ainsi que le suffrage féminin.
Le 23 septembre 1939, moins de deux semaines après la déclaration de guerre du Canada à l’Allemagne, Duplessis déclenche des élections anticipées qui auront lieu le 25 octobre. Il souhaite obtenir, de l’électorat, un mandat pour défendre l’autonomie provinciale et s’opposer à la participation du Canada à la guerre. Les libéraux provinciaux sont prêts. Godbout fait bonne figure, mais c’est le député fédéral Lapointe qui se distingue le plus dans le camp libéral. Outré du geste de Duplessis, qu’il considère comme une quasi-trahison, Lapointe pèse de tout son poids dans la campagne électorale et se présente, ainsi que ses collègues libéraux fédéraux aussi très actifs, comme le rempart contre la conscription des citoyens canadiens pour le combat outre-mer. Godbout n’est pas en reste et fait cette illustre déclaration, publiée dans l’édition du 6 octobre du Soleil de Québec : « [J]e m’engage sur l’honneur, en pesant chacun de ces mots, à quitter mon parti et même à le combattre si un seul canadien-français, d’ici la fin des hostilités en Europe, est mobilisé contre son gré. » Galvanisés par la vigoureuse campagne de Lapointe, bien organisés, très généreusement financés et profitant de la déception suscitée par la gouverne de l’Union nationale, les libéraux remportent une victoire convaincante, récoltant plus de 54 % des votes et 70 des 86 sièges à l’Assemblée législative. Godbout regagne facilement son siège de député de L’Islet et, le 8 novembre 1939, redevient premier ministre de la province de Québec, doté cette fois d’un mandat fort.
En tant que premier ministre, Godbout doit d’abord constituer son cabinet et placer des hommes de confiance aux postes clés de l’administration publique. Lapointe et Bouchard sont ses principaux conseillers à cet égard, le second obtenant notamment les ministères de la Voirie et des Travaux publics. Le cabinet, plus petit que celui de Duplessis, compte 14 ministres, incluant Godbout qui, malgré sa lourde charge, s’attribue les ministères de l’Agriculture et de la Colonisation.
Le suffrage féminin fait l’objet de la première loi d’importance du gouvernement Godbout. Depuis au moins une vingtaine d’années, les suffragistes réclament, du gouvernement provincial, l’octroi du droit de vote aux femmes. En butte à l’hostilité d’une bonne partie des élites politiques et religieuses, ce droit leur a toujours été refusé, bien qu’elles l’aient au fédéral depuis 1918 [V. Le droit de vote aux élections fédérales]. Godbout a d’ailleurs voté contre chaque projet de loi en ce sens présenté à l’Assemblée législative entre 1930 et 1936. Le premier ministre justifie sa volte-face par les conditions sociales nouvelles qui feraient des femmes des actrices incontournables de la vie publique. Les libéraux fédéraux auraient également contribué à ce changement de direction. Lapointe, notamment, y est favorable. Il a appuyé, au congrès de 1938, la proposition de Thérèse Casgrain [Forget*], une des pionnières du mouvement en faveur du suffrage féminin et femme du député libéral fédéral Pierre-François Casgrain*, d’inscrire le droit de vote des femmes au programme du parti. L’archevêque de Québec, le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve*, emboîte le pas de l’opposition en déclarant la mesure inopportune. Craignant le dérapage du débat, Godbout aurait, selon Thérèse Casgrain, menacé le cardinal de démissionner si la campagne du clergé contre le projet de loi se poursuivait, ce qui aurait mené à l’assermentation de Bouchard, réputé anticlérical, comme premier ministre. Malgré l’opposition, la Loi accordant aux femmes le droit de vote et d’éligibilité est finalement sanctionnée le 25 avril 1940 [V. Le droit de vote aux élections provinciales et territoriales].
Dès 1938, Godbout a exprimé son intention d’établir un organisme chargé de gérer, de manière plus transparente et plus rigoureuse, l’embauche dans la fonction publique de la province, selon le modèle de la Commission du service civil fédérale. Cette mesure vise à soustraire l’administration publique provinciale au népotisme et au favoritisme, et ainsi à favoriser sa stabilisation et sa professionnalisation. L’annonce du projet est faite dans le discours du trône du 2 février 1943 et la sanction de la Loi instituant une commission du service civil a lieu le 23 juin suivant. Elle est toutefois compromise dès le départ, puisque, avant son entrée en vigueur, l’administration Godbout a effectué 2 523 licenciements, accepté 1 543 démissions et embauché 4 685 nouveaux employés que l’allégeance au Parti libéral aurait privilégiés. Aux yeux de Duplessis, cela fait perdre toute crédibilité à la réforme, si bien qu’il rendra la commission inopérante à son retour au pouvoir en 1944.
Sur le plan économique, le gouvernement Godbout se distingue par une politique beaucoup plus interventionniste et dirigiste que celle de ses prédécesseurs, sous les libéraux sir Lomer Gouin* et Taschereau. En 1943, en prévision de l’après-guerre, Godbout fait voter la Loi instituant un conseil d’orientation économique, responsable d’établir un programme de développement économique et de réaffectation de la main-d’œuvre dans la province. La même année, il ouvre à Saint-Hilaire (Mont-Saint-Hilaire) la Raffinerie de sucre de Québec, société d’État chargée du raffinage du sucre de la betterave.
Le fait marquant de l’administration Godbout au point de vue de l’économie demeure cependant la nationalisation de la Montreal Light, Heat and Power Consolidated et la création d’Hydro-Québec. Ce projet est l’aboutissement d’un débat qui a connu un sommet d’intensité durant les années 1930. Créée en 1901, la Montreal Light, Heat and Power Company [V. Louis-Joseph Forget*] – dont la Civic Investment and Industrial Company, renommée Montreal Light, Heat and Power Consolidated en 1918, prend le contrôle en juin 1916 – en est venue, au fil des acquisitions d’entreprises, à s’arroger le monopole de la distribution et de la vente de l’électricité et du gaz naturel à Montréal. Dans les années 1930, une partie de l’opinion publique s’élève contre le trust de l’électricité et réclame que le gouvernement régisse de manière plus rigoureuse le secteur de l’énergie et qu’il assure un meilleur contrôle des profits des entreprises qui y sont associées, ainsi que des tarifs qu’elles imposent aux consommateurs. En 1934, le gouvernement Taschereau institue une commission d’enquête chargée de dresser le bilan de l’industrie de l’électricité au Québec. Suivant les recommandations de la commission présidée par Lapointe, le gouvernement établit, en mai 1935, la Régie provinciale de l’électricité – qui prend le nom de Régie des services publics en 1940 –, organisme étatique permanent pourvu d’un pouvoir d’enquête et de contrôle sur les entreprises privées et les individus impliqués dans la production et le commerce de l’électricité. En 1943, la régie divulgue les conclusions accablantes d’une enquête menée depuis 1938 : la Montreal Light, Heat and Power Consolidated impose des tarifs excessifs et s’est livrée à des manœuvres financières douteuses. Par ailleurs, la demande des milieux ruraux, en faveur de l’électrification des campagnes, se fait de plus en plus pressante. Or, les entreprises de production et de distribution d’électricité sont peu enclines à exploiter ce marché, beaucoup moins rentable que celui des villes. Dans ce contexte, Godbout, plutôt sympathique à la cause des entreprises au début des années 1930, penche dorénavant pour l’étatisation. Comme le rapporte l’Action catholique de Québec le 29 mars 1944, il va même jusqu’à qualifier les administrateurs de la compagnie de « bandits » et leur gestion de « dictature économique crapuleuse ». Cette année-là, son gouvernement dépose, à l’Assemblée législative, un projet de loi proposant la nationalisation de la Montreal Light, Heat and Power Consolidated, de la Beauharnois Light, Heat and Power Company, ainsi que de leurs filiales, et la création de la Commission hydroélectrique de Québec, ou Hydro-Québec, qui prendrait en charge les biens et les services des compagnies expropriées. Malgré la vive opposition des sociétés, de leurs actionnaires, ainsi que d’acteurs de la vie politique, économique et intellectuelle inquiets du parfum socialisant de cette mesure, la loi est sanctionnée le 14 avril 1944. Le mandat de la nouvelle société d’État consiste, notamment, à fournir de l’électricité à de bas tarifs et à assurer l’électrification rurale. Pour Godbout, poursuit l’Action catholique, cette loi est « la plus importante qu’ait étudiée cette législature depuis la Confédération ».
Le gouvernement Godbout se distingue également dans le domaine du droit du travail. La prospérité économique engendrée par la Deuxième Guerre mondiale fait surgir le spectre de l’inflation, malgré le contrôle des prix exercé par le gouvernement fédéral. Les travailleurs craignent une diminution de leur pouvoir d’achat. Par ailleurs, maints conflits naissent du refus de certains employeurs de reconnaître les syndicats et de négocier avec eux. La période est donc ponctuée de plusieurs grèves importantes. Pressé d’agir, le gouvernement élabore la Loi des relations ouvrières, sanctionnée le 3 février 1944. Celle-ci s’inspire de la législation du travail américaine et fait suite aux recommandations de la commission Prévost, chargée d’enquêter, notamment, sur la dure grève ayant frappé les usines de la papetière Price Brothers Limited [V. sir William Price*] en 1943. Sa sanction survient à peine deux semaines avant la promulgation d’un décret de nature similaire par le gouvernement fédéral, la province craignant que ce dernier envahisse un de ses champs de compétence. La loi du gouvernement Godbout reconnaît le droit d’association pour tous les employés, oblige les patrons à négocier de bonne foi avec les syndicats établis, étend l’application des conventions collectives à l’ensemble des employés d’une entreprise plutôt qu’aux seuls membres du syndicat, rend obligatoire l’arbitrage avant le déclenchement d’une grève ou d’un lock-out et illégale la grève pendant la durée d’une convention collective. Cette loi constitue donc un moment fort de l’histoire du syndicalisme dans la province de Québec : elle établit les principes généraux qui gouverneront durablement les relations de travail, ainsi que le cadre à l’intérieur duquel elles se dérouleront.
Le gouvernement Godbout se démarque aussi en matière de culture et d’éducation. Dans le domaine culturel, le gouvernement achète des sulpiciens, en 1941, la Bibliothèque Saint-Sulpice [V. Ægidius Fauteux*] – dont la collection sera intégrée à la Bibliothèque nationale du Québec, instituée en 1967 – et crée le Conservatoire de musique et d’art dramatique de la province de Québec en 1942 [V. Wilfrid Pelletier*]. C’est toutefois l’éducation qui fait l’objet des mesures les plus marquantes. La prospérité économique retrouvée permet au gouvernement de mener à terme les travaux de construction du nouvel édifice principal de l’université de Montréal, inauguré en 1943 [V. Louis de Lotbinière Harwood*]. Plus important encore, Godbout, qui, dès son entrée en politique, a toujours fait de l’éducation une de ses priorités, décide de s’attaquer à la question de l’instruction obligatoire. Le sujet est épineux : on en discute depuis la fin du xixe siècle et toutes les tentatives pour l’implanter ont jusque-là échoué. Si, traditionnellement, les anglo-protestants la favorisent plutôt, la mesure déplaît aux élites franco-catholiques, religieuses et laïques, qui ont la main haute sur l’éducation dans la province. À leurs yeux, l’instruction obligatoire est devenue synonyme de politique anticléricale destinée à dépouiller l’Église et les parents de leurs prérogatives en matière d’éducation au profit de l’État. Lorsque Godbout prend le pouvoir en 1939, les choses ont cependant changé. Le pape Pie XI a reconnu la légitimité de l’instruction obligatoire, en respectant certaines conditions. Par ailleurs, le marché du travail requiert de plus en plus de main-d’œuvre qualifiée. Le cercle des partisans d’une telle réforme s’est donc beaucoup élargi. Victor Doré, surintendant de l’Instruction publique, et Hector Perrier*, secrétaire provincial de qui relève le département de l’Instruction publique au cabinet, mènent, de 1940 à 1942, diverses enquêtes sur la fréquentation scolaire dans la province auprès des acteurs du milieu de l’éducation. Les statistiques tirées de ces recherches sont éloquentes : l’assiduité des élèves en classe laisse à désirer et de nombreux enfants abandonnent l’école avant d’avoir terminé leurs études élémentaires. Armé de ces données, le gouvernement Godbout tente d’obtenir des appuis au sein du clergé, condition essentielle au succès de sa réforme. La question divise l’épiscopat de la province. Mais le cardinal Villeneuve, un de ceux qui soutiennent la position du gouvernement, se charge de convaincre la majorité des membres du comité catholique du Conseil de l’instruction publique de la nécessité de la réforme. Le comité approuve la mesure à sa réunion du 17 décembre 1942. Cet obstacle important levé, il reste à persuader plusieurs membres du caucus libéral opposés à la réforme. Perrier, qui a présenté le projet de loi à l’Assemblée, se montre persuasif et la Loi concernant la fréquentation scolaire obligatoire – qui s’applique aux enfants de 6 à 14 ans – est sanctionnée le 26 mai 1943.
L’attrait exercé par le providentialisme étatique sur le gouvernement Godbout se révèle aussi avec force dans le domaine de la législation sociale. Marqués au coin des grandes ambitions, ses principaux projets de politique sociale connaîtront cependant l’échec. Trois d’entre eux se distinguent. Le premier concerne les allocations familiales. En 1943, l’Assemblée législative sanctionne la Loi concernant le paiement d’allocations familiales en vertu de conventions collectives de travail. Pour Godbout, cette formule paraît plus souple et plus juste que des allocations familiales financées par le gouvernement. Le caractère facultatif du système cause cependant son échec. Le deuxième porte sur l’assurance-maladie. En juin 1943, le gouvernement Godbout crée la Commission d’assurance-maladie de Québec – qu’abolira Duplessis en 1945 –, chargée de préparer un régime d’assurance-maladie généralisée. Ce plan ne voit jamais le jour et, en décembre de la même année, le mandat de la commission est infléchi : à la suite de nombreuses morts d’enfants dans des garderies de Montréal, le premier ministre lui demande de faire enquête sur la question de la protection de l’enfance. Les commissaires déposent leur rapport en avril 1944. Le gouvernement fait siennes leurs recommandations et conçoit un projet de loi audacieux qui crée un réseau d’encadrement de la jeunesse sous la supervision de l’État, incluant, par l’entremise d’un pouvoir d’enquête, les organismes de charité religieux qui avaient traditionnellement la charge des orphelins et des jeunes délinquants. C’est le troisième grand projet de législation sociale du gouvernement Godbout. Sanctionnée le 3 juin 1944, la Loi concernant la protection de l’enfance est mal reçue par les milieux catholiques et conservateurs, qui la perçoivent comme une mesure teintée de laïcisme et une attaque contre le caractère confessionnel de l’aide à l’enfance. Duplessis, en désaccord avec l’esprit de cette loi, en suspendra la mise en œuvre à son retour au pouvoir plus tard la même année.
Pour bien comprendre le mandat de Godbout à la tête de la province de Québec, il faut tenir compte de la Deuxième Guerre mondiale et des relations avec le gouvernement fédéral, facteurs exogènes qui ont pesé d’une manière extraordinaire sur son gouvernement et contribué à sceller son sort. La position que Godbout défend relativement à ces enjeux est constante de 1939 à 1944 : la province de Québec appuie entièrement les Alliés et soutient pleinement l’effort de guerre du pays en collaborant, de bonne foi, avec le gouvernement fédéral pour que le Canada fasse front commun et uni dans ces circonstances exceptionnelles. Le premier ministre Godbout est profondément attaché à la province de Québec. Il ne se sent cependant guère d’affinité avec le nationalisme canadien-français vigoureux, revendicateur et volontiers antagoniste du gouvernement fédéral et du Canada anglais. Son patriotisme embrasse le Canada tout entier et il demeure convaincu de la possibilité de constituer un Canada uni et respectueux de la dualité culturelle du pays. L’élection de Godbout en 1939 ravit et soulage les libéraux fédéraux. Le premier ministre du Canada William Lyon Mackenzie King* en vient à beaucoup estimer Godbout. Au lendemain de la mort de Lapointe et à un moment critique de la guerre, il supplie Godbout, dans une lettre datée du 30 novembre 1941, de remplacer, à Ottawa, le défunt ministre de la Justice et de devenir son nouveau lieutenant au Québec, en des termes qui révèlent l’ampleur de son désarroi : « Honnêtement, mon cher Godbout, je ne sais vraiment pas comment l’unité du parti, du gouvernement et du pays peut être maintenue à moins d’avoir à mes côtés quelqu’un de Québec comme vous, et ce, immédiatement. » Godbout refuse en raison de son anglais imparfait, de l’importance de son rôle du point de vue de l’effort de guerre en tant que premier ministre de la province, et des risques d’éclatement que son départ ferait courir au Parti libéral provincial. Les relations qu’il entretient avec le gouvernement fédéral sont toutefois plus complexes et problématiques qu’il n’y paraît. Godbout est constamment pris entre, d’une part, sa loyauté au Canada et au Parti libéral, ainsi que son désir de contribuer à l’effort de guerre, et, d’autre part, la nécessité politique de s’imposer comme un ferme défenseur des intérêts et des droits de la province de Québec. Le 27 février 1942, il déclare en ce sens à l’Assemblée législative : « Je suis orgueilleux de ma province et je crois que nous pourrons la placer au premier rang de toutes les provinces du dominion. Nous sommes dans la Confédération, travaillant cœur à cœur avec les autres groupes du pays [...] Prouvons que nous avons l’intelligence assez large pour comprendre l’ensemble du problème canadien et l’âme assez haute pour embrasser d’un amour généreux toute la patrie canadienne qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique. »
Publiquement, l’esprit de coopération et d’ouverture règne. En 1940, Godbout a consenti, au nom de cet esprit de coopération, à une modification de la constitution par laquelle la province cède l’établissement et la responsabilité de l’assurance-chômage au gouvernement fédéral, ne manifestant ses réticences à cet égard au premier ministre King que dans leur correspondance privée. À la conférence fédérale-provinciale de janvier 1941, consacrée à l’étude du rapport de la commission royale des relations entre le dominion et les provinces (ou commission Rowell-Sirois) [V. Newton Wesley Rowell* ; Joseph Sirois*], il fait montre d’une ouverture prudente et ne prend pas officiellement position sur les recommandations du document. Les premiers ministres Mitchell Frederick Hepburn, de l’Ontario, William Aberhart*, de l’Alberta, et Thomas Dufferin Pattullo, de la Colombie-Britannique, se révèlent alors les plus farouches gardiens des prérogatives provinciales. De même, en considération de l’effort de guerre, Godbout accepte, à l’instar des autres premiers ministres provinciaux, de céder temporairement au gouvernement fédéral le pouvoir de taxation directe de la province en 1942 dans le cadre d’une entente fiscale prévoyant en retour le versement d’une indemnité à son gouvernement. Ces positions conciliantes, durement critiquées par Duplessis, ont le don d’outrer les nationalistes, pour qui Godbout fait preuve de faiblesse et de naïveté, et qui perçoivent dans les manœuvres du gouvernement fédéral la volonté de profiter de ses pouvoirs extraordinaires du temps de guerre pour modifier durablement l’équilibre des pouvoirs au sein de la fédération canadienne.
Par principe et en raison du contexte de guerre, Godbout ne manifeste qu’en privé ses désaccords avec le gouvernement fédéral, obtenant des résultats mitigés. Il envoie ainsi de nombreuses lettres à King et au nouveau ministre de la Justice, Louis-Stephen St-Laurent*, dans lesquelles il critique, par exemple, les modifications apportées à la législation fédérale sur le divorce, la défense inadéquate des côtes de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent contre les attaques des sous-marins allemands, le projet d’allocations familiales fédéral, le report des changements à la carte électorale fédérale et l’intrusion du gouvernement fédéral dans le domaine de l’enseignement technique. Il demande également que les ententes fiscales préservent l’autonomie provinciale.
Le débat sur la conscription est cependant celui qui s’avère le plus déchirant pour Godbout, pris entre la promesse qu’il a faite à l’électorat en 1939 de s’opposer fermement à toute tentative d’imposer le service militaire obligatoire et son désir de contribuer à l’effort de guerre et de s’aligner avec ses alliés politiques fédéraux, et pris aussi entre différentes factions de son propre parti. Au plébiscite d’avril 1942, on trouve des libéraux dans les deux camps, soit, d’une part, un groupe en faveur de la conscription, mené par des députés de circonscriptions à majorité anglophone, et, d’autre part, un groupe opposé à la conscription, dirigé par des ministres provinciaux aux sympathies nationalistes, tels Oscar Drouin, Wilfrid Hamel* et Léon Casgrain. L’opposition peu convaincante, voire ambiguë, de Godbout à la conscription et son refus de prendre position à l’occasion de ce plébiscite, par lequel le gouvernement fédéral demande à la population canadienne de le relever de sa promesse de ne pas imposer la conscription pour le service outre-mer [V. William Lyon Mackenzie King], lui permettent de maintenir son parti uni et de ménager ses relations avec le fédéral. Ils achèvent cependant de dresser devant lui toutes les forces nationalistes de la province, y compris les nationalistes réformistes qui l’ont soutenu en 1939.
Le 28 juin 1944, Godbout annonce la tenue d’élections générales provinciales le 8 août, les premières où les femmes voteront. Son plan est simple : il souhaite que la campagne porte sur son bilan législatif et la qualité de sa gestion des affaires de l’État. L’opposition, l’Union nationale en tête, entend plutôt diriger ses attaques sur la question de l’autonomie provinciale et canaliser, contre les libéraux, toute l’insatisfaction d’une partie de la population canadienne-française de la province du Québec relativement aux positions des gouvernements provincial et fédéral dans le cadre de la conduite de la guerre, notamment l’imposition de la conscription pour service outre-mer et la redéfinition du partage des compétences entre le fédéral et les provinces à l’avantage du premier. Elle y parvient, malgré la division du vote nationaliste, capté en partie par le Bloc populaire canadien : les libéraux obtiennent le plus fort pourcentage du vote (39,4 % pour 37 sièges), mais la distorsion provoquée par le mode de scrutin et par la carte électorale donne une légère majorité de sièges à l’Union nationale (38 % des votes pour 48 sièges). D’autres éléments compromettent la campagne de Godbout, dont la défection des bailleurs de fonds du parti, en rupture avec les mesures socialisantes proposées par son gouvernement, la baisse de l’appui du monde rural, qui trouve davantage réponse à ses aspirations avec l’Union nationale, et la démobilisation d’une certaine partie de la base militante, mécontente de ne pas avoir assez profité du favoritisme, ainsi que l’association du parti avec des personnes perçues comme antinationalistes et anticléricales radicales, telles que Télesphore-Damien Bouchard.
Malgré la défaite, Godbout demeure chef de l’opposition. Lorsque le gouvernement fédéral annonce, fin 1944, l’imposition de la conscription pour le service militaire outre-mer, il se trouve contraint de dissocier le Parti libéral provincial de son cousin fédéral. Le terrain constitutionnel demeure miné pour lui et ses affinités avec le Parti libéral fédéral aux politiques très centralisatrices lui font perdre de plus en plus de points au profit de l’Union nationale. Au déclenchement des élections générales de 1948, cette dernière se trouve en position de force : elle capte toute l’opinion nationaliste, et bénéficie d’un bon financement, d’une organisation performante et d’une propagande électorale redoutable. Les libéraux sont très vulnérables sur le plan de l’autonomie provinciale. Le verdict des urnes, rendu le 28 juillet 1948, est impitoyable : l’Union nationale récolte 51,2 % des votes et envoie 82 députés sur une possibilité de 92 à l’Assemblée législative. Avec 36,2 % des votes, les libéraux n’ont que 8 députés et, à sa grande consternation, Godbout, chef de l’opposition, perd par 40 voix dans la circonscription de L’Islet.
Godbout demeure à la tête du parti, mais la perte de son salaire de député le plonge de nouveau dans la gêne financière. Ses amis politiques viennent à sa rescousse et, le 25 juin 1949, St-Laurent, le nouveau premier ministre du Canada, le nomme sénateur de la division de Montarville. L’homme politique Georges-Émile Lapalme* rapportera, dans ses Mémoires, une conversation au cours de laquelle Godbout, qui jetait un regard aigre-doux sur ses années en politique et déplorait l’état de ses finances personnelles, lui aurait dit : « En me nommant sénateur, M. Saint-Laurent m’a donné de quoi manger. » Sa nomination au Sénat marque la fin de son association officielle avec le Parti libéral provincial. Le 22 juillet 1949, George Carlyle Marler*, qui exerçait déjà la fonction de chef parlementaire des libéraux à l’Assemblée législative depuis les élections de 1948, est désigné, avec l’appui de Godbout, chef intérimaire du parti.
Durant les dernières années de sa vie, Godbout partage son temps entre sa ferme de Frelighsburg, devenue sa résidence permanente, et Ottawa, où il effectue l’essentiel de son travail au sein des comités parlementaires du Sénat. Il profite d’une quasi-retraite paisible au cours de laquelle il gère sa ferme, s’adonne à la lecture, et apprécie la compagnie de sa famille et de ses amis. Il se tient généralement à l’écart de la politique partisane, outre quelques apparitions publiques ponctuelles en appui à Lapalme, chef du Parti libéral provincial de 1950 à 1958. Au petit matin, le 18 septembre 1956, il est pris d’un malaise, fait une chute dans l’escalier de sa maison et se fracture le crâne. On le transporte d’urgence à l’hôpital Notre-Dame de Montréal où, en dépit d’une longue opération pour tenter de le sauver, il rend l’âme en soirée.
Malgré la brièveté de son passage à la tête du gouvernement, Godbout a eu une influence notable sur le devenir du Québec comme sur celui du Parti libéral provincial. En tant que premier ministre, il a témoigné de courage politique et d’habileté en réglant deux dossiers épineux repoussés depuis des décennies par les gouvernements précédents, soit le suffrage féminin et l’instruction obligatoire. En outre, au moins deux des lois majeures sanctionnées alors qu’il était au pouvoir ont eu un effet structurant sur l’économie de la province, soit la création d’Hydro-Québec, qui constituera la pierre d’assise de la politique énergétique québécoise, et la Loi sur les relations ouvrières, qui établira le cadre régissant les rapports entre patrons et employés dans la province.
Godbout a beaucoup transformé le Parti libéral de la province. Sous sa direction, le parti a délaissé le libéralisme économique classique pour embrasser résolument le néolibéralisme et le providentialisme étatique. Il a, de plus, commencé à intégrer des formes modernes d’organisation politique, comme en témoigne le congrès de 1938, et est devenu un parti urbain dont la base électorale et militante se trouve dorénavant dans les villes plutôt qu’en milieu rural. Finalement, la dynamique des relations entre les branches provinciale et fédérale du Parti libéral établie sous Godbout, laquelle perdurera au cours des années 1950, mènera à une telle impasse qu’elle provoquera la dissociation officielle des deux groupes en 1964 et l’autonomisation complète du Parti libéral provincial.
Adélard Godbout était un homme politique intègre et compétent, un bon orateur respecté même par ses adversaires. De nombreux organismes et institutions ont reconnu la contribution de cet agronome de profession à la modernisation et au progrès de l’agriculture ; ils en ont même fait, pour la postérité, un symbole d’excellence. Godbout, relativement peu sûr de lui, manquait cependant de cette puissante ambition et de cet esprit de décision caractéristiques des grands hommes d’État. Placé dans des conditions exceptionnellement difficiles, il n’est jamais parvenu à trancher entre, d’une part, sa loyauté au Canada et à ses amis politiques fédéraux, et, d’autre part, son souci de servir la province de Québec et de protéger les droits de celle-ci. En définitive, et malgré un bilan fort respectable, c’est sans doute ce qui, politiquement, l’aura perdu.
La thèse de ph.d. de l’historien Jean-Guy Genest, déposée en 1977 à l’université Laval et intitulée « Vie et Œuvre d’Adélard Godbout, 1892–1956 », a paru près de 20 ans plus tard sous le titre Godbout (Sillery [Québec], 1996). Biographie au ton très élogieux, mais néanmoins complète, elle s’appuie sur, entre autres choses, un dépouillement exhaustif des archives et sur de nombreuses entrevues faites avec parents, amis et collègues de l’ancien premier ministre. Quoique d’étendue modeste, le fonds Adélard Godbout (P712), conservé à Bibliothèque et Arch. nationales du Québec, Centre d’arch. de Québec, documente relativement bien le mandat de Godbout à la tête de la province de 1939 à 1944, et comprend ses discours, sa correspondance et des dossiers thématiques. Denis Monière a recueilli et présenté plusieurs des plus importants discours du premier ministre Godbout dans Adélard Godbout vous parle ([Montréal et Québec, 2010]). Par ailleurs, on trouve dans le Parti libéral du Québec : bibliographie (1867–2006) (Québec, 2006), de Michel Lévesque et Martin Pelletier, une liste complète d’ouvrages, de brochures et d’articles abordant divers aspects de la vie et de l’œuvre politique de Godbout.
Bibliothèque et Arch. Canada, « Journal personnel de William Lyon Mackenzie King » : www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/politique-gouvernement/premier-ministres/william-lyon-mackenzie-king/Pages/journal-mackenzie-king.aspx (consulté le 16 déc. 2015).— Bibliothèque et Arch. nationales du Québec, Centre d’arch. du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine (Rimouski, Québec), CE104-S18, 25 sept. 1892.— Fonds Drouin, Notre-Dame-de-Bon-Secours (L’Islet, Québec), 9 oct. 1923.— L’Action catholique (Québec), 8 mai 1929 ; 17 mars 1934 ; 18–19 août 1936 ; 11 juin 1938 ; 16 janv. 1941 ; 18 déc. 1942 ; 7 mai, 9 oct. 1943 ; 19 sept. 1956.— Le Devoir (Montréal), 21 sept. 1956.— La Patrie (Montréal), 5 avril 1933 ; 1er oct. 1939 ; 4 juin 1943 ; 19, 24 sept. 1956.— L.-P. Audet, Histoire de l’enseignement au Québec (2 vol., Montréal et Toronto, 1971), 2.— L.-R. Betcherman, Ernest Lapointe : Mackenzie King’s great Quebec lieutenant (Toronto, 2002).— Canadian parliamentary guide (Ottawa), 1956.— René Chaloult, Mémoires politiques (Montréal, 1969).— C. L. Cleverdon, The woman suffrage movement in Canada, introd. par Ramsay Cook (2e éd., Toronto, 1974).— Gilles Gallichan, « De la Montreal Light, Heat and Power à Hydro-Québec », dans Hydro-Québec : autres temps, autres défis, sous la dir. d’Yves Bélanger et Robert Comeau (Sainte-Foy [Québec], 1995), 63–70.— J. I. Gow, Histoire de l’administration publique québécoise, 1867–1970 (Montréal et Toronto, 1986).— Clarence Hogue et al., Québec : un siècle d’électricité (Montréal, 1979).— Renée Joyal et Carole Chatillon, « la Loi québécoise de protection de l’enfance de 1944 : genèse et avortement d’une réforme », dans l’Évolution de la protection de l’enfance au Québec : des origines à nos jours, sous la dir. de Renée Joyal (Sainte-Foy, 2000), 131–162.— Marcel Labelle, Adélard Godbout : précurseur de la Révolution tranquille ([Montréal], 2007).— Hector Laferté, Derrière le trône : mémoires d’un parlementaire québécois, 1936–1958, Gaston Deschênes, édit. (Sillery [Québec], 1998).— G.-É. Lapalme, Mémoires (3 vol., [Montréal], 1969–1973), 1.— Vincent Lemieux, le Parti libéral du Québec : alliances, rivalités et neutralités (Québec, 2008).— Michel Lévesque, Histoire du Parti libéral du Québec : la nébuleuse politique, 1867–1960 (Québec, [2013]) ; « Pour en finir avec le bon et juste Adélard Godbout », l’Action nationale (Montréal), 96 (2006), no 10 : 45–52.— Dominique Marshall, Aux origines sociales de l’État-providence : familles québécoises, obligation scolaire et allocations familiales, 1940–1955 (Montréal, 1998).— C. G. Power, A party politician : the memoirs of Chubby Power, Norman Ward, édit. (Toronto, 1966).— Québec, Assemblée législative, Journaux, 1930–1944 ; Assemblée nationale, « Dictionnaire des parlementaires québécois depuis 1764 » : www.assnat.qc.ca/fr/membres/notices/index.html (consulté le 23 janv. 2020) ; Ministère de l’Agriculture, Rapport, 1918–1944 ; Statuts, 1930–1944.— Jacques Rouillard, « Aux sources de la Révolution tranquille : le congrès d’orientation du Parti libéral du Québec du 10 et 11 juin 1938 », Bull. d’hist. politique (Montréal), 24 (2015–2016), no 1 :125–158 ; Histoire du syndicalisme au Québec : des origines à nos jours (Montréal, 1989).— Robert Rumilly, Histoire de la province de Québec (41 vol., Montréal et Paris, 1940–1969), 31–41.— Jennifer Stoddart, « The women suffrage bill in Quebec : public opinion as reflected in the press », dans Women in Canada, Marylee Stephenson, édit. ([Toronto], 1973), 90–106.— Reginald Whitaker, The government party : organizing and financing the Liberal Party of Canada, 1930–58 (Toronto, 1977).
Dominique Foisy-Geoffroy, « GODBOUT, ADÉLARD (baptisé Joseph-Adélard) (J.-Adélard) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 18, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/godbout_adelard_18F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/godbout_adelard_18F.html |
Auteur de l'article: | Dominique Foisy-Geoffroy |
Titre de l'article: | GODBOUT, ADÉLARD (baptisé Joseph-Adélard) (J.-Adélard) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 18 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2022 |
Année de la révision: | 2022 |
Date de consultation: | 20 nov. 2024 |