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THUBIÈRES DE LEVY DE QUEYLUS, GABRIEL (on écrit parfois Kaylus, Kélus ou Quélus, mais il signait Queylus), prêtre, sulpicien, abbé de Loc-Dieu, docteur en théologie, membre de la Société Notre-Dame de Montréal, grand vicaire de l’archevêque de Rouen au Canada, fondateur et premier supérieur du séminaire de Saint-Sulpice à Montréal, né en 1612, à Privezac, diocèse de Rodez, décédé à Paris le 20 mai 1677.
Issu d’une famille seigneuriale, ayant de la fortune, Gabriel de Queylus, qui devint abbé de Loc-Dieu, dans son Rouergue natal, à l’âge de 11 ans (1623), fit ses études à Vaugirard (Paris), où il aurait eu pour compagnon Jean-Jacques Olier, dont il fut plus tard l’un des plus dévoués collaborateurs. Élevé à la prêtrise le 15 avril 1645, l’abbé de Queylus fut peu après reçu docteur en théologie. L’année 1645 fut pour le prêtre de 33 ans celle des grandes options, qui imprimèrent à sa carrière une orientation définitive : le 26 juillet, il entrait dans la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice – fondée en 1641 par Olier – et vers le même temps adhérait à la Société de Montréal. Saint-Sulpice et Montréal : deux pôles de l’activité de Queylus qui, par un remarquable concours d’événements, coïncideront parfaitement dans sa carrière à partir de 1657.
Dès son admission à Saint-Sulpice, M. de Queylus fut l’un des assistants les plus actifs de M. Olier. De son vivant, le fondateur permit l’établissement de sept séminaires sulpiciens ; à M. de Queylus, il confia le soin de jeter les bases de cinq d’entre eux : ceux de Rodez (1647), de Nantes (1649), de Viviers (1650), de Clermont (1656) et de Montréal (1657). En 1648, au surplus, l’abbé de Queylus fut supérieur (à titre temporaire) de la communauté mère de Saint-Sulpice, à Paris. Au milieu de ces pérégrinations, un temps d’arrêt : de 1650 à 1656, Queylus réside dans le Vivarais, occupant la cure de Privas et travaillant à la conversion des protestants.
Brusquement, en 1656, Queylus est rappelé à Paris. Il s’y rend, ignorant probablement tout de la tourmente dans laquelle il va plonger.
Un double projet avait pris forme au sein de la Société de Montréal : l’établissement d’un séminaire de Saint-Sulpice à Ville-Marie et la nomination d’un évêque sulpicien au Canada. Entrant dans les vues de la société, M. Olier désigna, pour jeter les bases du séminaire de Ville-Marie, celui-là même qui avait présidé déjà à la naissance de quatre communautés sulpiciennes : l’expérience de M. de Queylus, son appartenance à la Société de Montréal, sa fortune personnelle et sa générosité l’imposèrent au choix de son supérieur. Cependant, certains associés rêvaient, pour M. de Queylus, d’une plus haute dignité : discrètement approché, il accepta d’être proposé à l’évêché de Québec. Le 9 août 1656, Mgr Godeau, évêque de Vence, annonça à l’assemblée générale du clergé de France « qu’il avait un abbé qui voulait bien accepter ce poste [l’évêché], et aller sacrifier parmi les sauvages son bien et sa personne ; mais qu’il ne pouvait pas encore le nommer ». Le nom de candidat ne fut dévoilé qu’à la séance du 10 janvier 1657.
La candidature de l’abbé de Queylus ne fut pas agréable aux Jésuites ; à leur tour, ils proposèrent un prêtre de leur choix, François de Laval*, abbé de Montigny, qui eut la faveur de la cour de France. On estimait avec raison que le futur évêque devait rallier le suffrage des Jésuites qui, depuis 1632, dirigeaient seuls les destinées de l’Église canadienne. L’intervention des Jésuites ruina les espoirs de M. de Queylus, qui en conçut du ressentiment, ainsi qu’il paraîtra lors de son prochain séjour à Québec.
Mais, pour le moment, il fallait hâter les préparatifs du départ vers le Canada. En plus de M. de Queylus, Olier avait désigné, pour le séminaire de Ville-Marie, MM. Dominique Galinier et Gabriel Souart, prêtres, et M. Antoine d’Allet, diacre. Tous quatre s’embarquèrent à Nantes, en rade de Saint-Nazaire, le 17 mai 1657, après avoir obtenu de l’archevêque de Rouen des pouvoirs ecclésiastiques, délivrés par lettres du 22 avril ; le même jour, l’archevêque avait remis à M. de Queylus des lettres patentes le nommant son official et son grand vicaire pour toute la Nouvelle-France.
La qualité de grand vicaire conférée à M. de Queylus allait envenimer la délicate question de la juridiction ecclésiastique en Nouvelle-France. Pendant des années, les Récollets et, plus tard, les Jésuites avaient tenu leurs pouvoirs directement du pape. Mais, depuis longtemps, l’archevêque de Rouen revendiquait le droit d’autoriser les missionnaires, dont plusieurs venaient de son diocèse ou, du moins, s’y embarquaient pour la traversée au Canada. En 1647 et 1648, les Jésuites avaient consulté, sur cette question, diverses autorités ; ils reconnurent finalement leur dépendance de l’archevêque de Rouen, qui donna, le 30 avril 1649, des lettres de grand vicaire au supérieur de Québec. Les Jésuites, toutefois, gardèrent l’affaire secrète jusqu’au 15 avril 1653, alors qu’ils la publièrent du haut de la chaire – non sans qu’ils eussent au préalable pris certaines précautions dans la crainte d’une protestation de Rome ou de la cour. La discrétion qui entoura le changement de juridiction et la prudence dont firent preuve les Jésuites avant d’accepter l’autorité de l’archevêque de Rouen et de « la faire [...] paroistre et esclater au dehors » montrent bien le caractère épineux de cette question.
Les lettres de grand vicaire de l’abbé de Queylus valaient pour toute la Nouvelle-France sans, pour autant, révoquer explicitement celles du supérieur des Jésuites. Il fallait s’attendre à quelques heurts.
Le navire sur lequel les sulpiciens avaient fait la traversée mouilla devant Québec le 29 juillet 1657. Déjà, M. de Queylus et ses compagnons avaient quitté son bord, étant descendus à l’île d’Orléans, chez M. Maheu. Dès qu’il apprit l’arrivée des ecclésiastiques, le père de Quen, supérieur des Jésuites, courut à l’île d’Orléans, souhaita la bienvenue aux sulpiciens et les ramena à Québec. L’accueil des Jésuites fut cordial, l’abbé de Queylus se montra courtois.
Lors d’une conversation, à quelques jours de là, l’abbé de Queylus produisit au supérieur des Jésuites ses lettres de grand vicaire. Le père de Quen, semble-t-il, n’osa pas faire valoir les siennes ; il reconnut pour le moment l’autorité de M. de Queylus et convint avec lui de ne pas agir en qualité de grand vicaire aussi longtemps que l’archevêque de Rouen n’aurait pas manifesté clairement ses intentions quant aux pouvoirs du supérieur des Jésuites. Après avoir confirmé le père Poncet dans sa charge de desservant de la paroisse de Québec, M. de Queylus s’embarqua pour Montréal avec ses compagnons.
Le sulpicien avait remis au père Poncet, pour qu’il la publiât en chaire, la bulle d’indulgence accordée par Alexandre VII à l’occasion de son élévation au pontificat. Sans en aviser son supérieur, le curé de Québec lut aux fidèles le document papal. Froissé de ce qu’il prit pour une manifestation d’indépendance, le père de Quen – comme il en avait le droit en vertu d’une entente formelle avec M. de Queylus – releva le père Poncet de ses fonctions et le remplaça par le père Claude Pijart. En route pour l’Iroquoisie, le père Poncet s’arrêta à Montréal, au début de septembre, et fit part de cet incident à M. de Queylus. En prenant ombrage à son tour, le grand vicaire ordonna au jésuite de l’accompagner à Québec, où ils arrivèrent le 12 septembre au soir. Immédiatement, Queylus enleva au père Pijart la direction de la paroisse et fit connaître sa décision de prendre lui-même la charge de la cure. C’est ainsi que, par suite de la susceptibilité du père de Quen et de M. de Queylus, un événement insignifiant en soi déclencha une petite guerre.
De part et d’autre, on s’épiait, cherchant à prendre l’adversaire en défaut. L’abbé de Queylus eut le tort d’attaquer à quelques reprises les Jésuites du haut de la chaire : le 21 octobre 1657, particulièrement, il leur servit un « discours satirique », les accusant de tenter de le « controller » et les comparant aux pharisiens. Les Jésuites, d’autre part, eurent l’imprudence d’écrire des « mots piquants » contre l’abbé ; les lettres incriminantes tombèrent entre les mains de M. de Queylus, qui fut « choqué » d’apprendre qu’il était « violent » et « faisoit [aux Jésuites] une guerre plus fâcheuse que celle des Iroquois ».
Mais le curé de Québec avait d’autres soucis : il lui fallait, par exemple, se loger. Or, le presbytère servait de résidence aux Jésuites – à moins que ce ne fût l’inverse... Convaincu de la première hypothèse, l’abbé de Queylus – à l’instigation des marguilliers, selon Voyer* d’Argenson – fit adresser une requête au lieutenant général de Québec, demandant que les « PP. Jésuites ayent à quitter leur maison, pour y loger le dit abbé comme curé de la paroisse de Quebec, ou de rembourser 6000 livres à eux données par la Communauté [des Habitants] pour faire un presbytère. » Un exploit, signifié par l’huissier Lavigne [V. Jean Levasseur] le 22 novembre 1657, sommait les Jésuites de comparaître à l’audience du mardi suivant pour répondre à cette requête. Malheureusement, M. de Queylus s’était mépris : la résidence appartenait en propre aux Jésuites qui, pour sa construction, avaient versé à la Communauté des Habitants une somme de 6 000#. C’est ce que fit valoir un jugement de Louis d’Ailleboust, rendu le 23 mars 1658. Si leur cause était bonne, les Jésuites n’en durent pas moins juger fort cavalière cette sommation en justice.
Les relations entre M. de Queylus et les Jésuites ne semblaient pas devoir s’améliorer. Le 1er janvier 1658, les Jésuites avaient tenté un rapprochement : « Le P. Pijart fut voir Mr. l’abbé » ; mais « le dit abbé ne rendit aucune visite ». Le 31 mars, il y avait encore des signes de tension : les Jésuites, dans leur Journal, jugeaient « outré » un « prône » de l’abbé de Queylus et voyaient une « contradiction » dans ses propos. Puis, à partir du mois d’avril – sous quelle influence bénéfique ? –, la réconciliation semble se faire petit à petit : le supérieur des Jésuites visite le grand vicaire, malade ; certains pères sont invités à célébrer les offices à l’église ; si bien que M. d’Argenson, à son arrivée à Québec, à l’été de 1658, exprimera sa surprise de trouver « l’Église en grande union ».
La cause même du conflit, du reste, allait bientôt disparaître. À l’automne de 1657, les navires avaient porté en France les premières nouvelles de la dissension. Afin de restaurer la paix, l’archevêque de Rouen signa, le 30 mars 1658, un acte déclarant M. de Queylus et le père de Quen ses grands vicaires, le premier dans l’étendue de l’île de Montréal, le second dans le reste de la Nouvelle-France. Arrivé à Québec le 11 juillet, ce document fut, le 8 août, signifié – échange de bons procédés – à M. de Queylus. L’abbé tenta de gagner du temps, prétextant un vice de forme dans les lettres de grand vicaire du supérieur des Jésuites ; toutefois, sur les instances de M. d’Argenson, il consentit enfin, non sans amertume, à s’embarquer pour Montréal, le 21 août.
En Nouvelle-France, la question de la juridiction ecclésiastique semblait réglée ; en France, elle se posait avec une acuité nouvelle. Dès le mois de janvier 1657, Louis XIV avait présenté au pape le candidat des Jésuites à l’évêché de Québec. L’affaire traîna en longueur, si bien que la bulle de nomination de Mgr de Laval ne fut signée que le 3 juin 1658 : il était nommé vicaire apostolique en Nouvelle-France, avec le titre « étranger » d’évêque de Pétrée. En qualité de vicaire apostolique, Laval échappait totalement à l’autorité de l’archevêque de Rouen. Rome du reste niait le bien-fondé des prétentions de ce dernier.
Mais à peine la nomination de Mgr de Laval fut-elle connue que l’archevêque et le parlement de Rouen s’y opposèrent catégoriquement, faisant défense à Laval de « s’ingérer dans les fonctions de vicaire apostolique au Canada ». Le 8 décembre 1658, au milieu de ce concert de protestations, François de Laval réussit à se faire consacrer secrètement, à Paris, dans une chapelle exempte de la juridiction archiépiscopale, par le nonce du pape. Coup sur coup, les 16 et 23 décembre, les parlements de Paris et de Rouen, voyant dans cette consécration une « atteinte aux droits de l’épiscopat [français] et aux libertés de l’Eglise gallicane », interdirent à tous les sujets du roi de « reconnaître François de Laval comme vicaire apostolique ». L’archevêque de Rouen, Mgr de Harlay, s’obstinait si bien que Mgr de Laval partit pour la Nouvelle-France muni d’un document royal qui reconnaissait – concurrente à celle du vicaire apostolique – la juridiction de l’archevêque de Rouen sur le Canada. Cependant, la reine mère, favorable aux Jésuites et à Laval, avait adressé au gouverneur d’Argenson une lettre qui corrigeait la teneur de ce document : elle lui enjoignait de faire reconnaître, à l’exclusion de toute autre, la juridiction de l’évêque de Pétrée dans tout le Canada.
Le navire portant Mgr de Laval jeta l’ancre devant Québec le 16 juin 1659. L’évêque fut reçu en grandes pompes, mais les communautés de femmes et quelques colons ne laissèrent pas d’hésiter un peu avant de reconnaître son autorité. L’archevêque de Rouen, représenté au pays par M. de Queylus, n’était-il pas « au dessus de Mgr de Laval, qui n’était que vicaire apostolique » ? On en délibéra et, bientôt, tout le monde se rangea sous la houlette du nouveau pasteur. Le temps passait, cependant, et M. de Queylus n’avait pas encore donné signe de vie. Il parut enfin, le 7 août, salua l’évêque et se soumit à son autorité, promettant qu’il n’accepterait désormais aucune lettre de grand vicaire de l’archevêque de Rouen.
Or, au début de septembre, un navire apporta deux lettres, l’une de Mgr de Harlay, l’autre de Louis XIV, autorisant M. de Queylus à exercer les fonctions de grand vicaire de l’archevêque de Rouen. Du coup, l’abbé en oublia ses protestations du mois d’août : « leva[nt] le masque », il voulut faire reconnaître ses pouvoirs. Malheureusement pour lui, le roi s’était ravisé : dans une lettre à d’Argenson, il annulait la permission qu’il venait d’accorder à M. de Queylus. L’abbé céda et, le 22 octobre 1659, s’embarqua pour la France.
Convaincu que M. de Queylus ne renoncerait pas facilement, Mgr de Laval écrivit (3 octobre 1660) aux cardinaux de la Propagande (à Rome) pour les mettre en garde contre toute tentative visant à miner son autorité. De même avait-il supplié Louis XIV d’empêcher l’abbé de rentrer au Canada. Mgr de Laval avait raison de se défier de l’entêté sulpicien qui, au début de l’année 1660, se préparait à traverser de nouveau l’Atlantique. Prévenu, Louis XIV lui interdit formellement, le 27 février, de quitter le royaume sans sa permission expresse. Ce qui n’empêcha pas l’intrigant abbé, après avoir vainement tenté de faire lever cette défense, de se rendre secrètement à Rome, à l’automne de 1660, et d’y surprendre – à l’insu de la Propagande – la bonne foi de la Daterie, dont il obtint une bulle autorisant l’érection à Ville-Marie d’une cure indépendante du vicaire apostolique et accordant le droit de présentation du titulaire au supérieur de Saint-Sulpice et le droit de nomination à l’archevêque de Rouen. De retour en France, Queylus se fit nommer, par Mgr de Harlay, curé de Montréal et, subrepticement, s’embarqua pour Québec, où il arriva incognito le 3 août 1661.
L’arrivée discrète de l’abbé de Queylus, qui avait fait le voyage de Percé à Québec en barque, afin de devancer le navire, et la teneur du document qu’il portait étonnèrent fort Mgr de Laval, qui refusa, jusqu’à plus ample informé, de mettre le sulpicien en possession de la cure de Ville-Marie. Il le supplia en vain de s’abstenir, pour le moment, de monter à Montréal ; à deux reprises les 4 et 5 août, il le lui interdit. Malgré la menace de suspense et les trois monitions canoniques d’usage que contenait la seconde lettre de Laval, le sulpicien ne renonça pas à partir : dans la nuit du 5 au 6 août, se glissant dans un canot, il prit la fuite vers Montréal. Le 6 août, Laval lui ordonna de revenir à Québec, le déclarant « suspens de l’office sacerdotal » s’il passait outre à cet ordre. En dépit de la gravité de la sentence, l’abbé ne rebroussa pas chemin.
Louis XIV, cependant, avait appris le départ de l’abbé de Queylus pour le Canada. Incontinent, il chargea Pierre Dubois Davaugour, qui allait occuper dans la colonie le poste de gouverneur, de faire repasser M. de Queylus en France. Le 22 octobre 1661, le navire portant l’ancien grand vicaire faisait voile vers l’Europe : ainsi se terminait le conflit de juridiction entre Mgr de Laval et l’abbé de Queylus. Quant à l’archevêque de Rouen, l’attitude ferme de Rome, de Louis XIV et de Mgr de Laval le força à abandonner peu à peu ses prétentions.
Le retour en France de M. de Queylus porta un dur coup aux quelques membres encore actifs de la Société de Montréal. Par sa fortune, dont il usait largement au profit de Ville-Marie, il était le principal soutien de l’entreprise. Son éloignement forcé de la Nouvelle-France précipita peut-être la décision des associés de céder l’île de Montréal au séminaire de Saint-Sulpice (9 mars 1663). La cession faite, les Sulpiciens hésitèrent à leur tour : sans la présence à Montréal de M. de Queylus, leurs efforts semblaient voués à l’échec. Aussi supplièrent-ils Mgr de Laval – pour lors à Paris — d’autoriser l’abbé à passer au Canada. Mais en vain. Le vicaire apostolique fit preuve de cette inflexibilité qui, au dire de Marie de l’Incarnation [V. Guyart], serait un trait dominant de son caractère.
Avec les années, les passions soulevées par la question de la juridiction ecclésiastique en Nouvelle-France s’apaisèrent. L’abbé de Queylus, pour sa part, se tenait tranquille, selon l’expression même de Mgr de Laval. Aussi le roi lui accorda-t-il, en 1668, de repasser au Canada à titre de supérieur du séminaire de Ville-Marie. Laval l’accueillit avec honneur et bonté, lui donnant même des lettres de grand vicaire dans l’île de Montréal.
L’atmosphère sereine de la colonie allait permettre à M. de Queylus de déployer cet esprit d’entreprise et ces talents de bâtisseur qui passèrent presque inaperçus lors de ses deux premiers séjours au Canada. À cette époque troublée, il n’en avait pas moins autorisé, en 1658, la construction des églises de Sainte-Anne du Petit-Cap (Beaupré) et de Notre-Dame-de-la-Visitation de Château-Richer ; l’année précédente, il avait organisé la cure de Montréal, y nommant son confrère, M. Souart ; en 1659, il avait donné quelques soins à la colonie de Ville-Marie, fixant l’emplacement de la ville et préparant la venue de nouveaux colons pour défricher les fiefs de Sainte-Marie et de Saint-Gabriel.
Cette fois, l’œuvre de M. de Queylus s’accorda davantage avec les préoccupations missionnaires de la Nouvelle-France. Les Sulpiciens – à l’exception peut-être de M. Barthélemy* – n’avaient guère participé jusque-là à l’effort apostolique. À l’automne de 1668, dès son arrivée, M. de Queylus désigna MM. Trouvé* et Fénelon [V. Salignac] pour fonder une mission chez les Goyogouins de la baie de Kenté (Quinte). L’année suivante, il leur adjoignit M. Lascaris* d’Urfé. En 1670, les Sulpiciens tenaient trois postes sur le lac Ontario : Kenté, Gandaseteiagon et Ganeraské. Mais déjà M. de Queylus avait les yeux sur de nouveaux champs d’apostolat : en 1669, il avait envoyé MM. Dollier* de Casson et Bréhant de Galinée reconnaître les « nations outaouaises » de la région du Mississipi, voyage qui conduisit les deux sulpiciens jusqu’au lac Érié, dont ils prirent possession au nom du roi.
Parallèlement à cette entreprise missionnaire, l’abbé de Queylus se fit, à Montréal, le champion de la francisation des Premières Nations. En effet, la métropole insistait pour qu’on les « civilisât », comme on le disait à cette époque. Mgr de Laval, les Jésuites, les Ursulines savaient d’expérience que c’était une ambition chimérique ; M. de Queylus s’y consacra avec un zèle non encore émoussé qui lui valut des témoignages de satisfaction du roi et du ministre. Il en reçut des jeunes en son séminaire, confiant les filles aux sœurs de la Congrégation. À ces enfants, on enseigna le français, les arts mécaniques, les belles manières. Au début, cet effort sincère parut présager de bons résultats. Mais, à Ville-Marie comme à Québec, on vit bientôt tout ce que cette tentative avait de prématuré.
Cependant, un autre grand projet avait germé dans l’esprit de M. de Queylus : la fondation à Ville-Marie d’un hospice pour les membres des Premières Nations âgés ou invalides. Tout à son rêve de francisation, il espérait que les proches de ces derniers suivraient à Montréal leurs parents retirés à l’hospice, qu’ils s’y établiraient et assimileraient graduellement, au contact des colons, la langue et la culture françaises. L’abbé obtint de Mgr de Laval que la direction de cette institution fût confiée aux religieuses hospitalières de Québec, à qui il promit une généreuse concession de terre et un fonds de 10 000# (1671).
En faisant appel aux Hospitalières de Québec, M. de Queylus cherchait à tenir une promesse ancienne faite à cette communauté. En 1658, édifié par la piété et le dévouement de ces religieuses, il leur avait offert la direction de l’hôpital de Ville-Marie, administré par Jeanne Mance en attendant la venue d’hospitalières de La Flèche. Cette communauté avait été fondée par M. Le Royer de La Dauversière en vue d’un établissement à Ville-Marie. Membre de la Société de Montréal depuis 1645, M. de Queylus ne l’ignorait pas. Pourtant, il manœuvra pour amener les Hospitalières de Québec à prendre la responsabilité de l’hôpital. Peu avant le départ de Mlle Mance pour la France, à l’automne de 1658, et sans dévoiler ses intentions, le sulpicien fit venir à Montréal deux religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec dont l’une, prétendait-il, avait besoin, pour sa santé, d’un « changement d’air ». Ni Mlle Mance ni M. de Chomedey de Maisonneuve ne furent dupes des belles paroles de l’abbé. En arrivant à Québec, du reste, Mlle Mance apprit les projets de M. de Queylus de la bouche même des hospitalières. Mais, ayant trouvé en France une bienfaitrice pour l’hôpital de Ville-Marie, Jeanne Mance conduisit au Canada, en 1659, trois hospitalières de La Flèche. Ce qui mit un terme au séjour des religieuses québécoises à Montréal – bien que Mgr de Laval, nouvellement arrivé, se fût trouvé d’accord avec M. de Queylus qu’il ne fallait pas multiplier les ordres religieux au Canada. Aussi n’est-il pas étonnant que l’abbé – admirateur et bienfaiteur des religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec – ait voulu leur confier la direction de l’hospice projeté, qu’il n’eut toutefois pas le temps de fonder.
L’entreprenant supérieur n’avait pas négligé pour autant l’organisation matérielle de la colonie de Montréal. Dès son arrivée, il avait nommé M. Souart maître d’école pour les jeunes Français. Il s’était en outre préoccupé du peuplement, faisant venir des engagés qui, par la suite, prirent des terres. Favorisé par la paix de 1666, il concéda des fiefs en dehors des limites de la ville. La population augmenta notablement : de 624 en 1666, elle passa à près de 1 500 en 1671.
L’activité débordante de M. de Queylus lui mérita des éloges de Louis XIV, de Colbert et de Talon. On comptait beaucoup sur son zèle intelligent et sur son esprit d’initiative pour l’augmentation et le bien de la colonie de Montréal. En 1671, malheureusement, le sulpicien dut rentrer en France pour procéder au partage de ses biens avec ses frères. Il ne revint pas : frappé par la maladie, il se retira au séminaire de Paris. Il y mourut le 20 mai 1677, âgé de 65 ans.
Ainsi prit fin, dans le calme de la retraite, la carrière mouvementée d’un prêtre doué d’une personnalité peu commune. Tenace dans ses amitiés et ses inimitiés, il se fit des amis fidèles et des ennemis irréconciliables. Unanimement, pourtant, ses contemporains louèrent sa piété, son zèle, sa vertu. Quelle sorte d’homme était donc cet abbé ?
Autoritaire, habile à concevoir des projets, rapide dans ses décisions, possédant le sens de l’organisation, M. de Queylus avait un tempérament de bâtisseur. Individualiste, extrêmement actif, constant dans la poursuite de ses objectifs, il souffrait mal l’autorité dès qu’elle paraissait limiter son initiative et entraver son action ; il s’y attaquait comme à un obstacle sur sa route. Ardent et zélé, il se projetait entièrement dans ses œuvres, auxquelles il finissait par s’identifier.
Un individu dont la personnalité est structurée de la sorte déploie, quand les circonstances lui sont favorables, l’éventail de ses talents. Ainsi, sous l’autorité amicale et compréhensive de M. Olier, qui l’honorait d’une large confiance, l’abbé de Queylus réalisa-t-il une œuvre considérable ; il en fut de même de 1668 à 1671, alors que, seigneur de Montréal et supérieur du séminaire sulpicien, il avait l’appui et la sympathie tant de Mgr de Laval que de l’autorité civile. Une telle personnalité, toutefois, se rebelle devant une forme quelconque d’opposition. Face à la contradiction ou à l’hostilité, M. de Queylus se révélait soupçonneux, susceptible, rancunier ; il était facilement dur envers ses adversaires, auxquels il ne ménageait ni son mépris ni son ironie ; il s’obstinait tellement dans ses projets qu’il en arrivait à prendre tous les moyens – dissimulation, ruse, intrigue – pour atteindre ses fins ; bref, en ces moments, il perdait facilement le sens de la mesure.
Nerveux, actif, dévoué et généreux, l’abbé de Queylus était essentiellement l’homme d’une cause dont il se faisait le champion et à laquelle il donnait sans compter de sa personne et de ses biens. Il avait une âme de croisé. Une fois engagé dans une avenue, ce combattant impétueux ne s’interrogeait ni ne reculait. Et gare aux obstacles !
Correspondance de Talon, RAPQ, 1930–31 : 110, 127, 147, 155, 165, 170, 172.— Dollier de Casson, Histoire du Montréal.— Marie Guyart de l’Incarnation, Lettres (Richaudeau).— JJ (Laverdière et Casgrain), passim.— JR (Thwaites), passim.— Lettre du ministre Colbert à l’abbé de Queylus (15 mai 1669), BRH, XXXII (1926) : 148.— Lettres inédites du gouverneur d’Argenson, BRH, XXVII (1921) : 298–309, 328–339.— Caron, Inventaire de documents, RAPQ, 1939–40 : 157–353.— Daveluy, Bibliographie, RHAF, XVI (1962–63) : 455–463 ; Jeanne Mance, 1606–1673, suivie d’un Essai généalogique sur les Mance et les De Mance par M. Jacques Laurent (2e éd., Montréal et Paris, [1962]).— Faillon, Histoire de la colonie française, II, III.— Auguste Gosselin, Quelques Observations à propos du voyage du P. Le Jeune au Canada en 1660, et du prétendu voyage de M. de Queylus en 1664, MSRC, II (1896), sect. i : 35–38 ; Vie de Mgr de Laval, I.— Olivier Maurault, Saint-Sulpice et le Canada : l’imbroglio Queylus–Laval, RSCHEC (1955–56) : 73–81.— Mondoux, L’Hôtel-Dieu de Montréal.— Rochemonteix, Les Jésuites et la N.-F. au XVIIe siècle, II : Réponse à un mémoire intitulé : Observations à propos du P. Le Jeune et de M. de Queylus par M. l’abbé Gosselin […] (Versailles, 1897).— Les Ursulines de Québec, I : 327.
André Vachon, « THUBIÈRES DE LEVY DE QUEYLUS (Kaylus, Kélus, Quélus), GABRIEL », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/thubieres_de_levy_de_queylus_gabriel_1F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/thubieres_de_levy_de_queylus_gabriel_1F.html |
Auteur de l'article: | André Vachon |
Titre de l'article: | THUBIÈRES DE LEVY DE QUEYLUS (Kaylus, Kélus, Quélus), GABRIEL |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1966 |
Année de la révision: | 2020 |
Date de consultation: | 20 nov. 2024 |