LE BORGNE, EMMANUEL, marchand, commanditaire de Charles de Menou d’Aulnay, magistrat consulaire à La Rochelle, gouverneur de l’Acadie de 1657 à 1667 ; prétendant à la succession de d’Aulnay ; né en 1610 à Calais ; mort le 5 août 1675 à La Rochelle.

Le Borgne, marchand prospère et influent de La Rochelle, avait avancé de fortes sommes à d’Aulnay pour son entreprise de l’Acadie. Apprenant la mort de ce dernier, noyé à Port-Royal (Annapolis Royal, N.-É.), Le Borgne obtint, le 9 novembre 1650, de René de Menou de Charnisay, père fort âgé de d’Aulnay, la reconnaissance en bonne et due forme d’une somme de 260 000# qui lui était due. Pour faire valoir ses prétentions à la succession de d’Aulnay, Le Borgne envoya une expédition en Acadie le printemps suivant, avec l’espoir de s’emparer de tout le commerce, auquel se livraient aussi Charles de Saint-Étienne de La Tour à Saint-Jean et Nicolas Denys au Cap-Breton. Son agent, Saint-Mas, prit possession de Port-Royal ainsi que des marchandises qui s’y trouvaient et qui appartenaient à la veuve du débiteur, Jeanne Motin. Son deuxième fils, Alexandre Le Borgne de Belle-Isle, se rendit à Boston le 10 juin 1651 pour chercher à y nouer de bonnes relations avec les gens de la Nouvelle-Angleterre. Il y présenta des lettres du père de M. d’Aulnay, de sa veuve et de Saint-Mas, et il exposa les prétentions de son père (Mass. Hist. Soc. Coll., 3rd ser., VII (1838) : 114–118). Il semble que les hommes de Le Borgne aient attaqué les établissements de Denys à Saint-Pierre et à Sainte-Anne au nom de Mme d’Aulnay, car Denys et son frère furent faits prisonniers et envoyés à Québec en octobre. Les capucins de Port-Royal persuadèrent la veuve d’envoyer en France son intendant, Brice de Sainte-Croix, fils de Mme de Brice, pour y demander protection. Il reçut une procuration pour ses biens de France, en date du 11 juillet 1651. Outrepassant son autorité, Brice conclut avec l’oncle du roi, le duc de Vendôme, le 18 février 1652, un marché en vertu duquel le duc reprit à la veuve les seigneuries de Saint-Jean et de l’île Saint-Pierre en échange de sa protection. Probablement par représailles, les hommes de Le Borgne emprisonnèrent les pères Côme de Mantes et Gabriel de Joinville ainsi que Mme de Brice à Port-Royal en 1652, puis les emmenèrent en France, tandis que les autres capucins se retiraient de Port-Royal.

En 1653, Le Borgne lui-même vint à Port-Royal et, le 30 août, fit signer à la veuve, qui, en juillet, avait épousé le rival de son mari avec l’espoir de protéger ses intérêts, une reconnaissance de dette de 206 286*. Il s’autorisa de cette pièce pour saisir les biens des héritiers de d’Aulnay en Acadie et dans les ports de France. Poursuivant ses efforts en vue de monopoliser le commerce de l’Acadie, il s’empara des postes de Pentagouet La Hève, Saint-Pierre et Nipisiguit (Bathurst, N.-B.). Nicolas Denys fut de nouveau fait prisonnier, mais on lui permit par la suite de rentrer en France, où il réclama des dommages-intérêts de 50 000#. Le 3 décembre 1653, Denys obtint de la Compagnie de la Nouvelle-France une grande concession qui allait de Gaspé au cap de Canseau et, le 30 janvier suivant, il reçut le brevet royal de gouverneur de toute la région du golfe Saint-Laurent, avec en outre le monopole des pêches sédentaires aussi loin au Sud que la « Virginie ». Son titre au commerce du Nord de l’Acadie se trouvant ainsi affermi, Denys rentra à Saint-Pierre au printemps de 1654, à temps pour pré, venir La Tour à Saint-Jean de l’attaque que Le Borgne allait lancer contre lui.

Le Borgne avait conclu un accord avec le duc de Vendôme et, sous son patronage, revint à Port-Royal en 1654 à bord du Châteaufort, chargé de 75 000# de marchandises, de vivres et de munitions, afin de faire valoir les droits du duc sur Saint-Jean et Saint-Pierre en vertu de la transaction de 1652. Mais Le Borgne ne put capturer le fort de Saint-Jean et La Tour avant de voir ses opérations interrompues par l’expédition entreprise par Sedgwick en 1654 pour s’emparer de l’Acadie. On a accusé Le Borgne d’avoir favorisé les gens de la Nouvelle-Angleterre, parce qu’il refusa de fournir à La Tour des vivres et des munitions, et qu’il entretint avec eux une correspondance entachée de trahison. Lors de la capitulation de Port-Royal (16 août), qu’il signa avec le père Léonard de Chartres, il demanda la rétrocession de son navire et de ses marchandises. Si l’on songe aux accusations portées contre lui, il est significatif qu’on lui permit de rentrer en France à bord du Châteaufort vers la fin de 1654. Il laissait son fils lainé, Emmanuel Le Borgne Du Coudray, comme otage à Port-Royal, et Alexandre Le Borgne de Belle-Isle, au commandement de La Hève et d’autres postes que les Anglais lui permettaient de garder.

De retour en France, Le Borgne saisit toutes les pelleteries et les marchandises qui appartenaient aux héritiers de d’Aulnay et il continua à jouir des revenus de la succession en vertu des transactions faites de 1650 à 1653. Nicolas Denys obtint un arrêt du Conseil privé du roi le 15 octobre 1655, lequel ordonnait à Le Borgne de rendre les fourrures appartenant à Denys et que Le Borgne avait enlevées au sieur de La Meilleraye. Le même arrêt donnait ordre à Le Borgne et aux autres prétendants à la succession de d’Aulnay de ne rien entreprendre contre les postes accordés à Denys par la Compagnie de la Nouvelle-France. Le Borgne se mit alors en mesure d’obtenir de la compagnie, le 20 novembre 1657, une concession allant de la rivière Verte (Sainte-Marie, maintenant St. Mary’s) à la Nouvelle-Angleterre, à l’exception des terres concédées à La Tour. Le 10 décembre, il recevait le brevet royal de gouverneur de l’Acadie, pour succéder à La Tour qui avait vendu ses intérêts aux Anglais, et le droit de commander pendant neuf ans dans la région allant de Canseau à la Nouvelle-Angleterre. Il ne restait donc plus de cause de conflit entre Le Borgne et Denys, sauf à l’égard des pêches sédentaires. Ce dernier ne possédait aucun établissement de cette sorte en aval de Canseau. Le 25 juillet 1658, le Parlement de Paris entérina l’accord de 1650, malgré les protestations des héritiers de d’Aulnay. Le Borgne gardait la possession de leurs terres, mais les Anglais occupaient les postes clés.

Le Borgne paraît s’être rendu en Angleterre en 1658 pour demander la restitution de Saint-Jean, de Port-Royal et de Pentagouet, tandis qu’en mai, Belle-Isle s’emparait de La Hève ainsi que des pelleteries et des vivres qui s’y trouvaient et qui étaient la propriété du colonel Thomas Temple. Celui-ci avait acheté les biens de La Tour en Acadie en 1656 avec William Crowne, de Boston, et était devenu lieutenant général de Cromwell en Nouvelle--Écosse. Temple ne tarda pas à user de représailles. Il s’empara de Belle-Isle et il porta plainte contre Le Borgne au mois de novembre suivant. Cependant le 6 septembre 1659 (vieux style), Temple écrivit au lord gardien du Sceau, Fiennes, qu’il consentirait à rendre La Hève à Le Borgne, qui avait la réputation d’être un fort honnête homme, qui s’était presque ruiné dans le commerce acadien et qui voulait établir son fils dans les pêches d’Acadie.

Lors de la formation de la Compagnie des Indes occidentales, en 1664, Le Borgne essaya en vain d’obtenir la concession des terres de La Tour et de d’Aulnay. Il demanda aussi à la compagnie d, appuyer son fils [Emmanuel ?] Le Borgne Du Coudray à Canseau le 27 décembre 1664. Mais la compagnie renouvela sa propre concession en 1667, en en ajoutant une autre. Belle-Isle reçut un brevet royal de gouverneur et lieutenant général en Acadie. Le traité de Bréda de la même année prévoyait le retour de l’Acadie à la France et Belle-Isle se rendit en Acadie pour en prendre possession le 9 octobre 1668, mais il fut avisé de rentrer en France par Morillon Du Bourg, qui, lors d’un voyage à Boston, avait constaté que Temple n’était pas disposé à rendre ces postes. Quand la rétrocession eut finalement lieu en 1670, Belle-Isle rentra en Acadie avec le nouveau gouverneur, Andigné de Grandfontaine, pour protéger les intérêts des Le Borgne, bien qu’Andigné eût demandé à la population de le considérer comme un simple habitant (AN, Col. C11D, I, f.139v.).

Emmanuel Le Borgne mourut à La Rochelle en 1675, censément ruiné par ses entreprises d’Acadie, bien qu’un mémoire de 1667 rédigé dans l’intérêt de La Tour prétende qu’il ait reçu beaucoup plus que la somme qui lui était due, alors qu’il touchait les revenus de la succession de d’Aulnay. Belle-Isle continua à faire valoir les revendications de son père et les siennes, qu’un arrêt régla définitivement en mars 1702. À la suite du départ des Anglais en 1670, Emmanuel Le Borgne et ses fils jouirent du monopole du commerce en Acadie, pour lequel ils avaient lutté pendant 20 ans.

Mason Wade

ACM, B.194. — AN, Col., B, 15, ff.44–44v ; 23, f.133v ;C11D,10, passim ; E, 277 (dossier La Vallière) ; F3, 1, ff.253–254 ; 3, ff.249–250 ; 6, ff.34–35v.— Archivum Sacrae Congregationis de Propaganda, Rome, Lettere Antiche, 260, f.25, Ignace de Paris, Brevis ac dilucida [...] (Brève relation de la mission d’Acadie [...] 1656) ; photocopie et traduction de l’original aux APC, FM 17, 1 ; V. : RAC, 1904, App. H, 333–341.— BM, Egerton MS 2 395, ff.313v–319.— BN, mss, Clairambault 867, f.890.— Coll. de manuscrits relatifs à la Nouv.-France, I : 132, 137, 141–149, 151–55, 197s., 441 ; II : 351–380, passim.— Denys, Description and natural history (Ganong), 6s., 26s., 38, 57–70, 98–101, 116.— JR (Thwaites), XXXVI : 143.— Mass. Hist. Soc. Coll., 3rd ser., VII (1838) [XXVII de la Coll.], 114–118.— PRO, CSP, Col, 1574–1660, 469s. — J. B. Brebner, New Englands outpost : Acadia before the conquest of Canada (New York, 1927), 30–36.— Couillard-Després, Saint-Étienne de La Tour, ch. xxiv–xxvi : passim.— De Nant, Pages glorieuses, 271–274, 305–311.— W. O. Raymond, The Acadians and early history, 1604–1713, dans Canada and its provinces (Shortt and Doughty), XIII : 48, 50.

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Mason Wade, « LE BORGNE, EMMANUEL », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/le_borgne_emmanuel_1F.html.

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Auteur de l'article:    Mason Wade
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1966
Année de la révision:    1986
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