RAUDOT, ANTOINE-DENIS, commissaire et inspecteur général de la Marine, économiste, intendant des classes, conseiller de la cour sur les affaires coloniales, auteur d’un ouvrage sur les Indiens d’Amérique du Nord, premier commis de la Maison du roi, directeur de la Compagnie des Indes, administrateur de la Louisiane, conseiller de la Marine ; il fut l’ami des plus grands économistes et géographes français du temps ; intendant de la Nouvelle-France de 1705 à 1710 ; né en 1679, mort à Versailles le 28 juillet 1737.
Antoine-Denis Raudot naquit dans une famille où tout le destinait à une carrière distinguée au service du roi. Les Raudot n’avaient que depuis peu abandonné la Bourgogne pour occuper des postes importants dans l’armée et dans l’administration françaises. C’est le grand-père d’Antoine-Denis, Jean Raudot, qui avait été l’artisan de cette prospérité soudaine. Par son mariage, il était entré dans la grande famille des Talon, les avocats généraux de France, et du même coup était devenu parent du futur ministre de la Marine, le comte de Pontchartrain. Cela lui avait valu, entre autres choses, de devenir secrétaire du roi. Jacques Raudot, le père d’Antoine-Denis, avait su lui aussi profiter des avantages qui lui étaient offerts ; il était conseiller à la Cour des aides de Paris. Il n’est donc guère surprenant qu’à l’âge de 20 ans Antoine-Denis ait déjà occupe un poste important, celui d’écrivain ordinaire du département de la Marine. Il semble d’ailleurs qu’il ait été bien décidé à faire carrière rapidement, car en 1702 il achète la charge de commissaire et, le 2 août 1704, use du même expédient pour devenir inspecteur général de la marine en Flandre et en Picardie. Il revendit cette dernière charge en avril 1705, après avoir reçu la commission, datée du 1er janvier de cette année, qui les nommait, son père et lui, intendants de la Nouvelle-France.
Les termes de la commission précisaient qu’Antoine-Denis était envoyé dans la colonie avant tout pour seconder son père, qui avait passé la soixantaine et dont l’état de santé laissait à désirer. Il y était prévu, par exemple, que, bien qu’il eût « entrée, séance, voix et opinions délibératives » au Conseil souverain et que seul son père eût plus d’autorité que lui, il ne pouvait présider les séances que si Jacques Raudot en était empêché ou se trouvait à plus de dix lieues de Québec. De même, lorsqu’ils étaient d’accord sur la décision à rendre dans une affaire judiciaire, leurs deux voix ne comptaient que pour une seule. De plus, Antoine-Denis ne recevait pas de traitement et dut servir de secrétaire à son père pendant la plus grande partie de leur séjour au Canada ; tous ces faits prouvent bien qu’il n’avait qu’un rôle de second. Pourtant, il semble que cette nomination inhabituelle n’ait pas eu pour seul motif de fournir à Jacques Raudot un adjoint compétent. Le bruit courut à l’époque que le ministre, Pontchartrain, était for désireux de servir la carrière de son jeune parent. C’est possible, mais il se peut également qu’Antoine-Denis ait déjà fait preuve de l’intelligence, de l’esprit pénétrant, de la faculté d’élaborer des théories économiques d’envergure qui feraient de lui un des personnages les plus importants de l’administration coloniale. Les faits indiquent clairement que le département de la Marine, tout comme Jacques Raudot, comptait sur lui pour s’occuper des finances de l’intendance et pour trouver des solutions aux graves problèmes économiques qui accablaient la Nouvelle-France.
Antoine-Denis entra en fonctions en septembre 1705. Peu après, les dépêches de la colonie commencent à faire connaître à Versailles ses remarquables qualités. Sa compétence ne manqua pas de faire impression sur ses contemporains, à Québec, et tous furent étonnés de l’empire qu’avait sur lui-même un homme âgé de 26 ans à peine. L’un d’entre eux le décrit en ces termes : « extrêmement sage, & naturellement équitable, fort modéré, et d’une égalité d’esprit surprenante, qui avait quelque chose des anciens Philosophes Stoiciens, car il ne se troublait d’aucun événement [...] les malheurs les plus accablants n’auraient pas été capables d’altérer sa paix ». Toutes ces qualités se retrouvent dans la correspondance du jeune intendant avec le département. Les mémoires qu’il rédigea sur les finances, le commerce, les fortifications, la défense de la colonie, les rapports avec les Indiens, et quelques autres sujets moins sérieux, témoignent de son jugement sûr et de son habilété à saisir tout de suite l’essentiel. En fait, son tempérament et ses intérêts en faisaient tout l’opposé de son père. Jacques, violent, querelleur, se passionnait pour les détails de jurisprudence et son principal souci était de supprimer les abus qu’il découvrait dans les institutions coloniales. Antoine-Denis s’intéressait davantage à l’ensemble des conditions de vie de la colonie et tentait d’élaborer une politique de développement. Pourtant, en dépit de ces différences de tempérament, rien ne permet de croire qu’ils n’aient pas été entièrement d’accord sur la politique à adopter, ou qu’ils se soient fait une idée différente de la société de la colonie.
Au contraire, Antoine-Denis partageait entièrement la piètre opinion qu’éprouvait son père pour les gens de la Nouvelle-France. Il se plaignit au ministre que la colonie était peuplée de « mauvais esprits » et que « ce n’est pas vertu qui triomphe dans ce pais, mais seulement le vice, la médisance et la calomnie ». Chacun ne pensait qu’à soi, il n’y avait aucune solidarité, aucune vue d’ensemble sur le plan commercial. L’intendant prétendait également que les habitants étaient indisciplinés et que les officiers et les fonctionnaires faisaient souvent preuve d’insubordination. C’est en partie son pessimisme qui lui fit perdre peu à peu tout espoir que la colonie puisse se relever rapidement sur le plan matériel. Ses premières dépêches parlaient avec enthousiasme des ressources abondantes de la Nouvelle-France, il demandait même qu’on lui envoie de France un maître constructeur et d’autres artisans habiles, pour établir sur des bases solides les industries de la construction navale et de la fabrication du goudron. Mais au fur et à mesure qu’il voyait tout ce qui manquait à la colonie, main-d’œuvre, capitaux, matières premières et connaissances techniques, il perdait de ses ambitions. En 1706, il fit remarquer que la guerre avait fait monter les prix et les salaires à tel point qu’il n’était même plus possible de se livrer à la construction de bateaux et encore bien moins d’en retirer des bénéfices.
Ce qui n’arrangeait rien, c’est que chaque année il arrivait moins de navires de France et qu’il devenait impossible d’envoyer dans la métropole le bois, le produit de la pêche et de l’agriculture de la colonie. Qui plus est, quand Raudot commença à se rendre compte de la situation financière catastrophique dans laquelle se trouvait la Compagnie de la Colonie, il lui apparut clairement que les commerçants de la Nouvelle-France ne pouvaient absolument pas financer de nouvelles entreprises. Résumant la crise économique que traversait la colonie dans leur dépêche conjointe de 1707, les deux Raudot s’expriment ainsi : « On vous a fait Monseigneur, une vraye peinture du Canada quand on vous a mandé sa misère, tout y est pauvre et ny subsiste que par le bien que Sa Majesté la bonté d’y faire, la guerre contribue beaucoup tous ces malheurs, et il n’y a qu’une bonne paix qui puisse mettre en état ses habitants d’entreprendre quelque chose ». Antoine-Denis se consacra donc à préparer la paix : il entreprit de découvrir les raisons fondamentales du malaise économique qui régnait en Nouvelle-France, afin de préparer son rétablissement par un programme à long terme.
Les théories économiques de Raudot étaient fondées sur l’idée que la puissance d’une nation est fonction directe de l’importance de son commerce et il estimait que « tout ce qui fait la richesse des pais c’est quand ils fournissent plus aux pais étrangers qu’ils n’en reçoivent ». Il resta fidèle à ce concept et cela le servit bien dans la France du cardinal Fleury. C’est aussi cette théorie qui inspira les suggestions qu’il fit au sujet de la Nouvelle-France. En 1705, il informa Pontchartrain que le marasme économique de la colonie provenait avant tout de ce que le commerce, qui dépendait en majeure partie des fourrures, avait été ruiné par la saturation du marché européen. Tant que ce marché avait pu absorber les exportations annuelles du Canada, il avait été possible d’oublier le danger que représentait une économie aussi peu diversifiée. Mais maintenant que les entrepôts de France avaient accumulé des peaux de castor pour les 20 ans à venir, on en prenait brutalement conscience. Raudot estimait qu’en 1706 les revenus annuels de la colonie ne dépassaient pas 650 000# et que, à part une vingtaine de milliers de livres, ce montant provenait soit de la vente des fourrures, soit des cassettes royales. De plus les marchands de la colonie, sans autre expérience commerciale que les transactions rudimentaires d’achat et de vente de fourrures, n’avaient ni l’esprit d’entreprise ni les capitaux nécessaires pour redresser la situation en se livrant à un autre genre de commerce. Les habitants, d’après Raudot, avaient pris l’habitude de compter sur l’argent, facilement gagné, que leur rapportaient les fourrures, et ne retiraient de la culture que ce dont ils avaient besoin pour leur propre subsistance. Et bien que les gens de la colonie eussent encore grand besoin des marchandises venues de France, ils n’avaient pas grand-chose à offrir en échange.
Cette analyse de la situation économique de la Nouvelle-France ne faisait que confirmer ce que l’on avait déjà, de sources différentes, rapporté au département de la Marine. Par contre, la solution que proposait Raudot était bien différente de tout ce que l’on avait imaginé jusque-là. Il maintenait que le redressement économique de la colonie exigeait une nouvelle orientation du commerce, afin que les fourrures n’y soient plus qu’un produit parmi bien d’autres destinés à l’exportation. Pour lui, c’était l’agriculture qui devait constituer la base même du commerce de la colonie ; il prévoyait aussi que le bois et la pêche joueraient un rôle de plus en plus important. Ainsi qu’il l’expliquait : « [...] il faut que ce pays ne regarde plus à l’avenir la pelleterie que comme un accessoire à son commerce, faisant le principal de celuy que la terre produit qui est toujours un bien quasi-certain ». Mais Raudot était formel : le succès de ces mesures dépendait entièrement du marché que l’on pourrait trouver pour écouler les marchandises canadiennes. Il fallait que ce soit plus près que la France ou les Antilles. À ce sujet il précise : « je suis persuadé que le seul moyen de relever ce pais [...] est l’établissement d’une ville dans le bas de la rivière qui puisse consommer des denrées ». En 1706, il rédigea un mémoire dans lequel il dépeignait l’île du Cap-Breton comme l’endroit idéal où fonder ce nouvel établissement.
L’idée de Raudot était à la fois brillante et originale. Ostensiblement conçue pour redresser l’économie bien compromise de la colonie, c’était en fait le point de départ d’un programme d’expansion commerciale de la France et de son empire dans l’Atlantique. L’intendant, par conséquent, eut bien soin de faire ressortir tous les avantages qu’en retireraient la colonie et la mère patrie. Non seulement la Nouvelle-France y trouverait un marché pour écouler ses produits agricoles et un comptoir central pour ses autres marchandises d’exportation, mais elle pourrait acheter à la France plus de produits manufacturés et à meilleur compte. Les commerçants français tiendraient sûrement à profiter pleinement d’un commerce qui comporterait moins de périls, des distances moins grandes, et qui leur donnerait fréquemment la possibilité d’avoir une cargaison au retour ; l’île du Cap-Breton deviendrait pour eux un magasin. De plus, les problèmes de transport en Nouvelle-France seraient en grande partie résolus, puisqu’il suffirait d’avoir des navires jaugeant de 30 à 80 tonneaux pour faire du commerce avec le Cap-Breton, et les chantiers navals canadiens pourraient facilement construire ces bateaux. Cela stimulerait grandement l’économie du pays. La pêche pourrait également s’intensifier grâce aux trois bases dont elle disposerait : Québec, la zone de pêche du Saint-Laurent et du Labrador, et le Cap-Breton. En résumé, Raudot estimait que le nouvel établissement aurait une puissance d’attraction et de rayonnement qui finirait bien par revitaliser l’économie de la Nouvelle-France.
Mais c’était la France, faisait-il remarquer avec insistance, qui avait le plus à y gagner. Le projet du Cap-Breton permettrait d’augmenter le volume de son commerce aux dépens de ses rivaux européens, notamment l’Angleterre. Non seulement le commerce entre la métropole, les Antilles et la Nouvelle-France deviendrait-il plus stable, mais on pourrait se débarrasser des intrus et la France pourrait alors vendre à la Nouvelle-Angleterre, tout en s’interposant entre ce dernier pays et l’Espagne et ses colonies. Le Cap-Breton servant de refuge, de base de ravitaillement et de base d’opérations pour les navires corsaires, la France pourrait fort bien arriver à éliminer la présence anglaise dans les régions les plus favorables à la pêche, près de Terre-Neuve. En cas de guerre, on pourrait porter un coup terrible à la marine de commerce anglaise dans l’Atlantique. Lorsque la Nouvelle-France, bien protégée par le rempart que constituait l’île du Cap-Breton, aurait retrouvé le bien-être matériel, elle pourrait envoyer de grosses quantités de bois aux arsenaux du roi, et la France n’aurait plus besoin de payer des prix exorbitants à ses fournisseurs de la Baltique. Raudot, en décrivant ce réseau commercial, qui offrait en même temps d’immenses avantages stratégiques, espérait éveiller le plus rapidement possible l’intérêt des membres influents du département de la Marine.
En dépit de tout cela, le projet du Cap-Breton ne fut pas accepté d’emblée. Il eût été difficile en effet de concevoir une époque moins propice à pareille entreprise. Pontchartrain répliqua, en 1707, que l’idée lui semblait prometteuse, mais que Raudot ne prenait pas en considération les difficultés financières que traversait la France ; il n’y avait aucun espoir de passer à la réalisation du projet dans un avenir immédiat, le trésor royal n’ayant tout bonnement pas les 100 000 écus par an que nécessiterait l’affaire, du moins au début. Le ministre repoussa également la suggestion de Raudot qui estimait que l’État devait assumer la responsabilité d’une telle entreprise de préférence à une compagnie privée. Il demanda à l’intendant de rédiger un nouveau mémoire, en réduisant au strict minimum les sommes nécessaires et en présentant le projet comme un excellent placement pour les capitaux des particuliers. Raudot s’exécuta, mais insista sur le fait que, peu importe le mode de financement, rien ne pouvait se faire avant la conclusion d’une paix durable. Par conséquent, de 1706 à 1710, il se borna à établir les titres de propriété de la France sur la région du Cap-Breton et à tenter de créer en Nouvelle-France les conditions qui permettraient à la colonie de tirer le plus d’avantages possible de l’entreprise, si jamais elle se réalisait.
Raudot comprit que s’il voulait atteindre son but, c’est-à-dire remplacer l-es fourrures par l’agriculture afin de renflouer les exportations de la colonie, il lui fallait d’abord convaincre les habitants. Il avait hérité du paternalisme de Jacques Raudot et, comme lui, estimait que pareille évolution devait être contrôlée rigidement par le gouvernement si on voulait qu’elle réussisse. Comme il l’expliquait à Pontchartrain : « les nouveau établissements demandent d’estre conduits comme un Bon père de famille conduirait sa terre ». Il soutint toutes les recommandations de son père qui étaient destinées à donner plus d’autorité au roi dans les paroisses. Il publia une série d’ordonnances visant à apprendre la discipline aux habitants mais aussi à leur faire abandonner leurs habitudes de paresse. Toutefois, l’intérêt mêlé de despotisme qu’il leur portait fit aussi de lui le défenseur des cultivateurs pauvres. Il refusa au clergé, en 1706, l’autorisation d’augmenter la dîme car, disait-il, le fardeau serait bien trop lourd pour les habitants. De même il plaida auprès du ministre la cause de Mme Legardeur de Repentigny [Agathe de Saint-Père*], demandant qu’on l’autorise à mener ‘sa petite entreprise dans l’île de Montréal, et même qu’on l’y aide car les vêtements qu’on y fabriquait, si frustes fussent-ils, étaient une bénédiction pour les pauvres.
Raudot s’efforça également d’apporter des améliorations dans le domaine de l’agriculture. Il appuya toutes les mesures que proposait son père pour régulariser les contrats seigneuriaux et pour réduire les obligations des censitaires envers leurs seigneurs. De plus, il demanda que les autorités militaires prennent en considération les semailles et la moisson en choisissant les habitants qui devraient participer à des expéditions militaires ou travailler aux fortifications. Pour atténuer les effets désastreux de la pénurie de marchandises et de l’augmentation des prix qui suivaient en général une piètre moisson, il encouragea l’idée d’une récolte d’hiver et institua un contrôle des prix et des règlements concernant l’exportation du blé. L’intendant aurait également voulu que l’on prît certaines mesures qui auraient encouragé l’habitant. Afin de stimuler la production de marchandises pour l’exportation, la laine et le chanvre, par exemple, il faudrait que le roi offre, au début du moins, un prix fixe élevé, dans les magasins du roi, ce qui garantirait un marché aux habitants. Plus radicale encore son idée d’un système de primes généreuses destinées à récompenser les fermiers qui feraient preuve d’initiative en défrichant de nouvelles terres. L’argent nécessaire proviendrait des congés, qui seraient rétablis. Autrement dit, la traite des fourrures servirait indirectement la cause de l’agriculture.
Si Raudot s’efforça d’améliorer les conditions de l’agriculture et de rendre les habitants plus actifs, il ne s’en tint pas là. Il prit également plusieurs mesures visant à éveiller chez les commerçants de la Nouvelle-France un certain sens de la coopération. Il les encouragea à créer une Bourse, à Québec, où ils pourraient se réunir pour parler affaires. Il fut de l’avis de son père et de Rigaud de Vaudreuil, qui estimaient qu’à l’avenir, quand on convoquerait des assemblées pour discuter de problèmes commerciaux, seuls les marchands devraient y être représentés, puisque seuls leurs intérêts seraient véritablement en jeu. Raudot alla jusqu’à placer de ses capitaux dans l’entreprise de quelques marchands qui avaient décidé d’armer un navire corsaire, qui s’attaquerait aux Anglais. Il s’était également donné un autre but : trouver un système de commandite sérieux, qui permette au commerce de prendre de l’expansion. Dans un mémoire, daté de 1706, Raudot demandait que l’on stabilise le système monétaire de la Nouvelle-France en entretenant la confiance dans le système de la monnaie de carte qui existait alors. Il essaya aussi d’obtenir, pour les commerçants qui importaient des marchandises des Antilles, des droits de douane moins élevés. L’intendant publia également des douzaines d’ordonnances afin de mettre un peu d’ordre dans l’économie urbaine. Elles portaient sur les sujets les plus divers, allant de l’amélioration des conditions sanitaires et des conditions de voyage à l’organisation d’un marché bihebdomadaire à Montréal. Les innombrables règlements de police visant tout particulièrement l’alcool et les mœurs reflètent un autre aspect de sa préoccupation principale : établir une société stable, où les affaires auraient la première place.
Toutefois, en 1709, Raudot se plaignit amèrement au ministre : tous les efforts qu’il faisait pour améliorer l’économie intérieure de la colonie étaient sapés par les autorités militaires, et en particulier par le gouverneur de Vaudreuil. Bien entendu, l’animosité qui régnait entre son père et Vaudreuil n’était pas étrangère à son attitude à l’égard du gouverneur, mais Antoine-Denis était trop fin pour ne pas borner ses critiques au seul domaine de l’administration. Ainsi, il prétendit que Vaudreuil puisait sans cesse dans le trésor public pour payer les frais de son extravagante politique de défense. Il cita même deux exemples précis : d’abord, il maintint que le gouverneur avait sottement autorisé l’ingénieur du roi, Jacques Levasseur de Neré, à construire à Québec des fortifications ruineuses et tellement étendues que la colonie n’avait pas les effectifs militaires voulus pour y placer une garnison adéquate. Ensuite, et c’était là une accusation des plus graves, il prétendit que Vaudreuil avait tendance à céder à la panique sitôt qu’il entendait dire que l’ennemi risquait d’attaquer la colonie. Le gouverneur mobilisait les habitants, envoyait des expéditions en Nouvelle-Angleterre et à la baie d’Hudson et prenait toutes sortes de mesures d’urgence qui, non seulement interrompaient la vie économique du pays, mais rendaient nécessaires de nouvelles émissions de monnaie de carte pour payer ces frais extraordinaires.
Raudot désapprouvait également la politique de Vaudreuil à l’égard des Indiens. Il était de l’avis du gouverneur sur un certain nombre de points touchant les tribus de l’Ouest, telle la nécessité d’accorder de nouveau des congés, mais il trouvait que les rapports entre la Nouvelle-France et les Iroquois étaient désastreux. Raudot s’était livré à une étude approfondie des Indiens d’Amérique du Nord, étude dont les résultats furent publiés beaucoup plus tard sous le titre de Relations par lettres de l’Amérique septentrionale (années 1709–1710). Ses recherches avaient fait naître en lui un profond respect pour les Iroquois. Il prétendait que Vaudreuil, en donnant sa confiance à un individu corrompu, Chabert de Joncaire, provoquait entre les diverses tribus iroquoises des rivalités qui ne pouvaient finir que par une guerre générale contre la Nouvelle-France. Mais, quand il essaya d’expliquer à Vaudreuil les erreurs qu’il commettait, ce dernier le reçut avec mépris. Raudot déclara qu’il n’était pas habitué à pareil traitement, qu’il était totalement épuisé, et il demanda son rappel. En 1710, Pontchartrain accéda à sa requête et lui accorda le poste prestigieux d’intendant des classes.
Il est bien difficile de savoir si cet avancement était le résultat du programme ingénieux que Raudot avait conçu pour le Cap-Breton, mais les faits prouvent que dès avant 1708 le département de la Marine avait reconnu sa valeur et envisageait de lui confier des responsabilités plus importantes dans le secteur économique. En 1711, on lui confia les fonctions de garde-côte des Invalides et des Colonies et, jusqu’en 1726, date à laquelle il cessa de s’occuper de ces problèmes, il fut conseiller aux affaires coloniales. Pendant la Régence, en particulier, époque ou les anciens intendants eurent une influence considérable sur l’adoption d’une ligne de conduite, on consulta Raudot à maintes reprises sur les questions relatives à l’Amérique du Nord. En 1713, il fut nommé premier commis de la Maison du roi. Cette fonction faisait de lui un personnage important dont les décisions dépassaient les cadres de la Marine et lui donnait son entrée dans les cercles les plus influents de Versailles. En février 1717, débute une nouvelle étape de sa carrière : il devient l’un des trois nouveaux directeurs de la Compagnie des Indes. Pendant les années qui suivent, il s’intéresse particulièrement à la Louisiane et à ses problèmes économiques, ainsi qu’aux tentatives de découverte d’une route vers la mer de l’Ouest. À ce sujet, il correspondit avec les plus grands géographes français de l’époque et usa de son influence pour les aider dans leur tâche. Il semble également qu’il ait été en excellents termes avec les principaux économistes du temps. En 1728, il remplaça son père, qui venait de mourir, au poste de conseiller de la Marine, et il s’efforça de favoriser le développement des pêcheries françaises dans l’océan Atlantique. Il étonna ses contemporains jusque dans la mort, en léguant presque toute sa fortune, qui éta,t considérable, à ses domestiques.
Les cinq années que Raudot passa en Nouvelle-France n’ont été, de toute évidence, que la phase préparatoire d’une longue et brillante carrière. Mais ce fut une période d’une importance capitale, car elle lui permit de faire preuve de ses talents d’économiste théoricien, doué d’imagination, ce qui le servit grandement par la suite. Son projet de faire du Cap-Breton un marché pour les produits canadiens et un entrepôt pour la France et son empire de l’Atlantique était un véritable coup de maître, qu’il prépara, selon les mots de Charlevoix*, avec « une exactitude, une intelligence, un ordre, une précision admirable et appuyé de preuves solides qui ne laissaient rien à désirer ». Pourtant, Raudot fut le premier à admettre qu’entreprendre pareils travaux en temps de guerre eût été un gaspillage d’énergie. C’est pourquoi, lorsqu’il il partit de la Nouvelle-France en 1710, l’entreprise la plus importante qu’il eût conçue durant ses années d’intendance en était toujours au stade de projet. Mais, en 1713, la situation avait changé du tout au tout. Avec la perte de l’Acadie et de Plaisance (Placentia) à la suite du traité d’Utrecht, ce qui restait des possessions françaises en Amérique du Nord était devenu extrêmement vulnérable. Cela força le gouvernement à étudier de nouveau le projet du Cap-Breton. La fondation, un peu plus tard, de la forteresse de Louisbourg ne fut, au fond, que la mise en œuvre du projet initial de Raudot. Comme le fit remarquer un historien : « [...] à la Marine [...] Raudot fils inspira la politique coloniale de Louis XIV et de Pontchartrain. C’est lui qui indiqua au roi l’importance stratégique de l’île Royale ».
Sur les origines et la famille d’Antoine-Denis Raudot, V. la bibliographie de l’article sur Jacques Raudot. Les renseignements concernant les premières étapes de la carrière d’Antoine-Denis ont été puisés surtout dans Le Jeune, Dictionnaire, et [C.-M.] Raudot, Deux intendants du Canada (Auxerre, 1854).
Les brefs commentaires sur le tempérament et l’habileté d’Antoine-Denis, lors de son séjour en Nouvelle-France et plus tard, sont tirés de Juchereau, Annales (Jamet) et de Guy Frégault, Politique et politiciens au début du xviiie siècle, Écrits du Canada français, XI (1961) : 91–208. En outre, les articles de Delanglez, À Mirage : the Sea of the West [...], RHAF, I (1947–48) : 554–556, 563–565, de R. La Roque de Roquebrune, La direction de la Nouvelle-France par le ministère de la Marine, RHAF, VI (1952–53) : 470–488, et le livre de Giraud, Histoire de la Louisiane française, III : 48, 130, 132, 142, contiennent des détails intéressants.
Le mémoire de Raudot sur le Cap-Breton ainsi qu’un grand nombre de ses dépêches les plus intéressantes se trouvent aux AN, Col., C11G, 1–6. La documentation concernant la plupart de ses réformes économiques internes et ses règlements municipaux se trouvent aux AN, Col., B, 25–33 ; Col., C11A 22–32, 34, 36, 110, 125 ; Col., F3, 8, 9, et dans les ordonnances de Raudot [V. : Édits ord., passim ; Ord. comm. (P.-G. Roy)]. Les travaux de Charlevoix, History (Shea), V : 285–294, de F.-X. Garneau, Histoire du Canada (4 vol., Québec, 1846), II : 270–273, et de Thomas Jeffreys, The Natural and Civil History of the French Dominions in North and South America (Londres, 1760), contiennent des analyses intéressantes du projet du Cap-Breton, mais aucun ne s’attarde suffisamment sur les objections formulées par le ministre à certains aspects de l’entreprise.
Lorsque l’étude de Raudot sur les tribus indiennes d’Amérique du Nord parut à Paris, en 1904, sous le titre de Relation par lettres de l’Amérique septentrionale, années 1709 et 1710, l’éditeur Rochemonteix en attribua la paternité au père Antoine Silvy. Toutefois, des ouvrages plus récents, notamment ceux de W. Vernon Kinietz, The Indians of the western Great Lakes, 1615–1760 (Ann Arbor, 1940), 235s., 314–410, et de Delanglez [supra] montrent bien que c’est Raudot qui en fut l’auteur et qu’il avait basé son travail sur les mémoires de Louis de La Porte de Louvigny, pour lequel il éprouvait une grande admiration, et sur le mémoire de L. Delite qui traitait des Illinois et des Miamis. Rien n’indique que Raudot rendit jamais visite à ces tribus. Il eut vraisemblablement l’occasion de s’entretenir avec leurs chefs et avec des voyageurs français à Montréal. [d. j. h.]
AN, Col., C13A 2–4 ; Col., D2C, 49 ; Marine, C1, 157.— APC, FM 8, A, 6/1–5 ; F, 61.— ASQ, Lettres N ; Lettres P.— BN, mss, Cabinet des titres, 28 921, 13, 21, 23, 25, 31 ; mss, Dossiers bleus, 557, 14 680 ; mss, Fr. 6 793, f.200 ; mss, Fr. 22 696, f.185 ; mss, NAF 9 273, ff.257–275, 282, 361.— Correspondance de Vaudreuil, RAPQ, 1938–39 : 12–180 ; 1939–40 : 355–463 ; 1942–43 : 399–443 ; 1946–47 : 371–460 ; 1947–48 : 135–339.— Documents relatifs a la monnaie sous le régime français (Shortt), I : 131, 226, 230, 330s., 339 ; II : 799.— Documents relating to the seigniorial tenure (Munro).— Jug. et délib., passim.— Mémoire sur La Louisiane pour estre présentée, avec la carte de ce Pais, au Conseil Souverain de Marine, par F. Le Maire P.P., RHAF, III (1949–50) : 436.— RAC, 1911.— Relation par lettres de l’Amérique septentrionale, années 1709 et 1710, Camille de Rochemonteix, édit. (Paris, 1904).— Jean Delanglez, Frontenac and the Jesuits (Chicago, 1939), 65.— Hamelin, Économie et société en N.-F.— F. M. Hammang, The Marquis de Vaudreuil : New France at the beginning of the eighteenth century (Bruges, 1938), 81–108, 133–138, 182–187.— Harris, The seigneurial system, 157s.— W. Vernon Kinietz, The Indians of the western Great Lakes, 1615–1760 (Ann Arbor, 1940), 235s., 314–410.— Lanctot, A History of Canada, II : 153–160, 201–221.— Y. F. Zoltvany, Philippe de Rigaud de Vaudreuil, governor of New France, 1703–1725 (Thèse de ph.d., Edmonton, Alberta, 1963).— N.-E. Dionne, Les Raudots : intendants de la Nouvelle-France, RC, XXXI (1895) : 567–610.— J.-C. Dubé, Origine sociale des intendants de la Nouvelle-France, Communication présentée au Congrès des Sociétés savantes (Ottawa, 1967).— Guy Frégault, La Compagnie de la Colonie, Revue de l’université d’Ottawa, XXX (1960) : 5–29, 127–149.— Lionel Groulx, Note sur la Chapellerie au Canada sous le régime français, RHAF, III (1949–50) : 399.— R. La Roque de Roquebrune, La direction de la Nouvelle-France par le ministère de la Marine, RHAF, VI (1952–53) : 470–488.— R. Roy, Les Intendants de la Nouvelle-France, MSRC, 2e sér., IX (1903), sect. i : 65–107 ; Jacques et Antoine-Denis Raudot, BRH, IX (1903) : 157–159 ; Quelques notes sur les Intendants, BRH, XXXII (1926) : 442s.— H. M. Thomas, The Relations of Governor and Intendant in the Old Regime, CHR, XVI (1935) : 27–40.
Donald J. Horton, « RAUDOT, ANTOINE-DENIS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/raudot_antoine_denis_2F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/raudot_antoine_denis_2F.html |
Auteur de l'article: | Donald J. Horton |
Titre de l'article: | RAUDOT, ANTOINE-DENIS |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1969 |
Année de la révision: | 1991 |
Date de consultation: | 21 déc. 2024 |