GESNER, ABRAHAM, médecin et chirurgien, géologue et inventeur, né le 2 mai 1797 dans le canton de Cornwallis, Nouvelle-Écosse, troisième fils du colonel Henry Gesner et de Sarah Pineo, décédé le 29 avril 1864 à Halifax, Nouvelle-Écosse.
La famille Gesner était d’origine allemande. Vers le milieu du xviiie siècle, Nicholas Gesner, grand-père d’Abraham Gesner, quitta les Pays-Bas et vint s’installer dans la vallée du fleuve Hudson, près de Tappantown (Tappan), New York. Lorsque la Révolution américaine éclata, la ferme vaste et prospère qu’il possédait fut saisie par les insurgés en raison de ses sentiments loyalistes. Ses fils jumeaux, Abraham et Henry, âgés de 16 ans, se battirent jusqu’à la fin de la guerre dans l’armée loyaliste, puis se rendirent en Nouvelle-Écosse. Après avoir obtenu, au Nouveau-Brunswick, une concession qui se révéla impropre à la culture, ils décidèrent de s’établir en Nouvelle-Écosse et achetèrent, en 1785, une modeste ferme dans le canton de Cornwallis, comté de Kings. C’est à cet endroit que Henry épousa Sarah Pineo, née de parents acadiens. En 1807, puis en 1812, les deux frères Henry et Abraham (oncle d’Abraham Gesner) demandèrent une concession dans la vallée d’Annapolis et Abraham obtint un terrain de 500 acres dans le canton de Wilmot. Dans l’intervalle, ils avaient acheté une vaste ferme près de Chipman Corner, à quelque trois milles au nord-est de Kentville. Quand Abraham alla s’installer sur sa concession, il céda la ferme de Chipman Corner à son frère Henry, semble-t-il, car ce dernier y passa le reste de sa vie.
Abraham Gesner reçut, comme ses frères, l’instruction élémentaire que l’on donnait aux enfants de la campagne au début du xixe siècle : il apprit à lire, à écrire et à « chiffrer ». À l’âge de 21 ans, il quitta la maison pour gagner lui-même sa vie. Il entreprit d’expédier des chevaux de la Nouvelle-Écosse aux Antilles, mais ses expéditions subirent deux naufrages, l’un au large des Bermudes et l’autre au large de la Nouvelle-Écosse. Ne voulant pas risquer un troisième essai, il retourna à la ferme paternelle ; en 1824, il épousa Harriet, fille du docteur Isaac Webster de Kentville et sœur de William Bennet Webster. Selon une tradition, le docteur aurait consenti au mariage à la condition qu’Abraham acceptât son aide financière en vue d’étudier la médecine à Londres. L’année suivante, Abraham commença des études de médecine au St Bartholomew’s Hospital, sous la direction de sir Astley Paston Cooper, et de chirurgie au Guy’s Hospital, où il fut dirigé par le docteur John Abernethy. On croit qu’il suivit également des cours de minéralogie et de géologie car lorsqu’il revint en Nouvelle-Écosse, à la fin de ses études, il avait non seulement un diplôme en médecine mais aussi un intérêt marqué pour de telles sciences.
Gesner s’établit à Parrsboro, du côté nord du bassin des Mines, et se mit à pratiquer la médecine. Il avait choisi Parrsboro à dessein parce que la région était riche en gisements miniers et en formations géologiques curieuses. Quand il visitait ses malades, à pied ou à cheval, il notait ses observations et recueillait des spécimens. Il ne tarda pas à posséder une collection d’échantillons et des renseignements concernant non seulement la région immédiate, mais aussi le cap Blomidon, de l’autre côté du bassin, ainsi que le secteur situé sur la rive de la baie de Chignectou au nord de Joggins. Il se procura tous les traités de géologie qu’il put trouver et il fut particulièrement impressionné par une étude portant sur la géologie et la minéralogie de la Nouvelle-Écosse, rédigée par Charles Thomas Jackson et Francis Alger de Boston. En 1836, il se servit de ce modèle pour écrire son premier livre intitulé Remarks on the geology and mineralogy of Nova Scotia [...] (Halifax). D’un niveau plus populaire que l’étude dont il s’inspirait, ce volume apportait quelques corrections quant à la façon de subdiviser les régions géologiques de la province. À la suite de ce travail, on demanda à Gesner, en 1837, de prospecter certaines régions du Nouveau-Brunswick pour y chercher du charbon et, l’année suivante, le gouvernement de cette province l’engagea pour mener une étude géologique. On estime qu’il fut le premier géologue embauché par le gouvernement d’une colonie britannique.
En 1838, Gesner alla s’installer à Saint-Jean avec sa famille. Au cours des cinq années qui suivirent, il passa les étés à effectuer des travaux de géologie sur le terrain et les hivers à classer ses spécimens et à rédiger ses rapports. Durant les trois premières années, il mena ses recherches surtout dans les régions plus accessibles du sud de la province ; pendant les deux dernières années, il explora le nord et le nord-ouest, remontant des cours d’eau turbulents et escaladant des montagnes difficiles d’accès et pratiquement inconnues des Blancs. Ses assistants et ses guides étaient généralement des Indiens, qui n’étaient pas toujours disposés à se rendre aussi loin que lui et à voyager dans des conditions aussi pénibles. Les observations qu’il fit et les conclusions qu’il tira à la suite de ces cinq années de travaux pratiques parurent dans une série de rapports annuels qu’il publia à titre de géologue provincial entre 1839 et 1843. Il décrivit tous les gisements miniers et les particularités géologiques qu’il trouva et divisa la province en cinq « districts » correspondant aux différentes formations rocheuses. Prenant note des endroits où se trouvaient des plantes fossiles, il put établir une relation entre ces dernières et la présence de gisements de houille. Ces données furent réunies dans une carte géologique du sud et du centre du Nouveau-Brunswick ; cette carte fut publiée 54 années plus tard. En plus de ses observations sur la géologie et les ressources naturelles, Gesner inséra dans ses rapports des descriptions vivantes de paysages pittoresques, des anecdotes historiques et des récits d’incidents de voyage. Il avait foi en l’avenir de sa province d’adoption et n’hésitait pas à prédire la mise en valeur des richesses qui s’y trouvaient.
Les connaissances géologiques de Gesner apparaissent sommaires aujourd’hui, et on y découvre des erreurs en ce qui concerne l’identification des diverses formations rocheuses et les rapports qui existaient entre elles ; eu égard au niveau que les études avaient atteint dans les années 1840, les travaux de Gesner sont cependant de haute tenue et se comparent avantageusement à ceux effectués aux États-Unis et en Europe. En Angleterre, Gesner était un géologue fort respecté et il fut élu membre (fellow) de la Geological Society of London. Toutefois, ses connaissances accusaient un retard dans un domaine particulier : il savait peu de chose sur les fossiles et ignorait pratiquement la façon de les utiliser en corrélation stratigraphique, technique qui était connue depuis plus de 50 ans. L’emploi de cette méthode lui aurait permis d’éviter un certain nombre d’erreurs qui lui attirèrent des critiques par la suite. On lui doit néanmoins d’avoir jeté les bases de la science géologique au Nouveau-Brunswick et d’avoir ainsi ouvert la voie à d’autres chercheurs comme sir John William Dawson*, Robert Wheelock Ells et George Frederick Matthew*.
Les travaux du docteur Gesner présentaient une autre lacune qui eut des effets plus graves et plus directs. N’ayant pas d’expérience pratique dans le domaine minier, il était incapable d’évaluer avec précision le potentiel économique des gisements qu’il découvrait. Dans son enthousiasme, il transformait chaque veine de galène en une mine de plomb et chaque couche de houille en une mine de charbon. Certaines personnes qui avaient ajouté foi à ses évaluations furent déçues quant à la qualité, l’importance et l’accessibilité du minerai lorsqu’elles cherchèrent à l’exploiter. Elles mirent sérieusement en doute par la suite la valeur des recherches de Gesner, de sorte que ce dernier, en 1842, se vit refuser par l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick les crédits annuels qui lui permettaient d’effectuer ses travaux sur le terrain. Avec l’autorisation du lieutenant-gouverneur, sir William Colebrooke, Gesner poursuivit néanmoins ses efforts, mena à terme ses explorations estivales et rédigea son rapport final ; quelques exemplaires seulement de ce rapport furent publiés et sa carte géologique fut reléguée aux archives.
Gesner avait emprunté à des amis l’argent nécessaire pour financer ses travaux en 1842. On ne sait trop si le gouvernement du Nouveau-Brunswick le remboursa, et ses biographes ne s’entendent pas sur ce point ; cependant, on constate qu’en 1842 il était sérieusement endetté et ne possédait aucune source immédiate de revenus. Il s’estima alors justifié de conserver la vaste collection de spécimens minéralogiques, d’animaux sauvages et d’objets d’intérêt ethnologique, qu’il avait réunie au cours de ses voyages et de l’utiliser pour créer un musée public. Les Micmacs qui avaient été ses guides devinrent ses assistants ; ils avaient une telle opinion de Gesner qu’ils lui donnèrent le nom d’« homme sage ». Ouvert avant mai 1842, le Gesner Museum se révéla un échec sur le plan financier, et son propriétaire, ne découvrant aucun acheteur pour ses collections, se retrouva dans une situation encore plus difficile qu’auparavant. Les créanciers de Gesner, qui étaient en même temps ses amis, se remboursèrent alors en prenant possession des pièces du musée ; de toute évidence, ils agissaient ainsi pour des motifs charitables, puisqu’ils remirent aussitôt ces pièces au Mechanics’ Institute de Saint-Jean. Les collections de Gesner furent exposées quelque temps dans cette institution, puis on les plaça en entrepôt. En 1890, elles furent acquises par la Natural History Society of New Brunswick, ce qui donna naissance à une tradition selon laquelle Gesner aurait été le fondateur du New Brunswick Museum ; en réalité, ce musée a été créé par la Natural History Society en 1870. Par ailleurs, le musée de Gesner fut l’un des deux premiers qui s’ouvrirent au Canada, l’autre étant celui de la Commission géologique du Canada, fondé par William Edmond Logan* à Montréal.
En 1841, alors qu’il demeurait encore à Saint-Jean, Gesner avait acheté de son père la ferme de Chipman Corner et versé un acompte sur celle-ci en offrant une hypothèque en garantie. Peut-être avait-il pris cette décision en raison de l’âge avancé de son père et parce qu’il prévoyait la perte prochaine de son poste de géologue provincial. Quoi qu’il en soit, il mit ordre à ses affaires à Saint-Jean en 1843 et retourna dans le canton de Cornwallis où il s’établit comme fermier et médecin.
S’il s’était contenté de mettre son esprit sans cesse en éveil au service de l’agriculture et de la médecine, Gesner serait probablement devenu plus riche mais la société aurait perdu au change. En effet, il consacra une bonne partie de son temps, et sans doute de ses modestes revenus, à des expériences scientifiques. Il s’intéressa au galvanisme, c’est-à-dire à l’électricité dynamique ; poursuivant les recherches menées par Faraday et d’autres savants, il construisit des générateurs et des moteurs électriques. Ces appareils nécessitant l’emploi d’une grande quantité de fil de cuivre, il mit au point, pour isoler celui-ci, une machine qui servait à l’enrouler dans une matière textile.
En 1846 ou un peu plus tôt, Gesner entreprit des recherches sur les hydrocarbures. Au cours de ses voyages aux Antilles, il avait probablement vu le grand lac de bitume sur l’île de Trinidad ; du moins, il affirma plus tard avoir amorcé ses expériences avec une matière provenant de cet endroit. En se servant d’une cornue spécialement conçue à cette fin, il réussit à distiller le bitume et à obtenir, entre autres produits, une huile légère qui brûlait plus efficacement que l’huile de baleine des lampes d’Argand, la dernière nouveauté de l’époque dans le domaine de l’éclairage domestique.
En 1846, le docteur Gesner fut invité par le gouvernement de l’Île-du-Prince-Édouard à faire une étude géologique de la province. Il accepta et, en outre de ce travail sur le terrain, il donna une série de conférences à Charlottetown. Au dire de Gesner lui-même, ce fut au cours d’une de ces conférences, en août 1846, qu’il fit la première démonstration en public de la façon de préparer et d’utiliser le nouveau combustible d’éclairage. Toutefois, le journal publié à Charlottetown en ce temps-là situe ces conférences en juin et septembre et fit paraître, en août, une lettre envoyée par Gesner durant une recherche sur le terrain. Les conférences, qui attiraient un grand nombre de personnes, portaient généralement sur la géologie ou l’électricité ; celle du 19 juin avait cependant pour sujet « le calorique » (la chaleur), et, pour effectuer ses expériences, Gesner se transporta au palais de justice où il disposait d’un espace plus vaste qu’au Mechanics’ Institute. C’est à cette occasion qu’il aurait fait sa démonstration sur le nouveau combustible de lampe aux hydrocarbures. Ses auditeurs étaient enthousiastes mais peu d’entre eux savaient qu’ils assistaient à la naissance de l’industrie du raffinage du pétrole. À la fin de septembre, Gesner revint en Nouvelle-Écosse, à sa ferme de Chipman Corner, où il reprit ses nombreuses activités.
II consacra une partie de son temps à la rédaction de rapports et d’ouvrages. En 1846, il publia une carte géologique de la Nouvelle-Écosse et un compte rendu de ses recherches sur l’Île-du-Prince-Édouard. L’année suivante, il fit paraître l’un de ses deux principaux ouvrages intitulé New Brunswick, with notes for emigrants, dans lequel il traitait non seulement des ressources naturelles mais aussi de la topographie, de l’histoire naturelle, de l’ethnologie et du commerce de cette province. Une étude similaire, mais plus brève, sur l’Île-du-Prince-Édouard parut la même année. C’est également à cette époque que Gesner fut nommé commissaire des Indiens de la Nouvelle-Écosse ; à ce titre, il présenta un rapport en 1847.
Comme ses conférences et ses ouvrages étaient bien accueillis et qu’il pouvait difficilement exploiter une vaste ferme tout en pratiquant la médecine, le docteur Gesner revendit à son père la propriété de Chipman Corner au début de 1848, ou plus exactement il l’échangea contre l’hypothèque offerte en 1841. Il alla s’installer à Sackville, village situé au nord de Halifax. D’après son fils George, le déménagement eut lieu en 1850 mais, comme la maison de Chipman Corner avait été vendue à cette date, il doit plutôt s’agir de l’année 1848. Gesner quitta ensuite Sackville pour s’établir à Halifax, en 1852 si l’on en croit son fils ; cependant des documents font état des activités qu’il mena à Halifax en 1851, ce second déménagement doit donc avoir eu lieu plus tôt, probablement en 1850. À Halifax, Gesner fit la connaissance de Thomas Cochrane, 10e comte de Dundonald. Après une incroyable carrière militaire dans la marine royale, Dundonald était devenu, à l’âge de 75 ans, commandant en chef de la station navale de l’Amérique du Nord et des Antilles. Il s’intéressait depuis longtemps à l’amélioration de l’éclairage et il avait acquis le contrôle des dépôts de bitume de Trinidad dans l’espoir d’en tirer du combustible. Même s’il était de 22 ans son cadet, Gesner avait enfin trouvé en ce héros légendaire qui croyait fermement aux vertus de la technologie un esprit qui avait des affinités avec le sien. Leur association, si brève fût-elle, lui permit certainement de connaître les années les plus heureuses de sa vie. Avec l’encouragement de Dundonald, et probablement sa participation, il reprit ses expériences sur le combustible de lampe aux hydrocarbures.
Le principal problème de Gesner était de se procurer la matière première qu’il voulait distiller. L’accès au lac de bitume de Trinidad nécessitait un long voyage en mer. En 1849, toutefois, des gens s’intéressèrent de plus près à un dépôt de bitume naturel, substance actuellement nommée albertite, d’après le comté d’Albert, dans l’est du Nouveau-Brunswick, où elle avait été découverte. Gesner tenta d’en acquérir les droits miniers et entreprit les travaux d’exploitation. Cependant, William Cairns, qui avait acheté les droits d’exploitation minière du charbon dans cette région, fit expulser par la force les employés de Gesner. Celui-ci intenta un procès à Cairns pour violation de propriété. Le nœud de l’affaire était de déterminer s’il s’agissait ou non d’un dépôt de charbon ; dans l’affirmative, les droits d’exploitation revenaient à Cairns. À l’issue d’un premier procès tenu à Halifax en 1852, il fut établi qu’on était en présence d’un dépôt d’asphalte et non de charbon. Plus tard la même année, la question fut étudiée plus à fond au cours d’un procès qui eut lieu dans le comté d’Albert, au Nouveau-Brunswick. Gesner et Cairns firent entendre des experts chargés de déterminer si la substance litigieuse était de l’asphalte ou du charbon ; chose assez curieuse, chaque expert témoigna en faveur de son employeur. Dans ses instructions au jury, le juge Lemuel Allan Wilmot* souligna que la mention « et autres minerais » figurait au bail de Cairns et que la substance était certainement un minerai. Sur la foi de cette intervention, les jurés donnèrent raison à Cairns et exprimèrent l’avis qu’il s’agissait d’un dépôt de charbon.
Cette injustice fut plus amèrement ressentie par le docteur Gesner que toutes les déceptions précédentes et, plus tard, il fit ironiquement allusion au jury de fermiers qui transformait l’asphalte en charbon. Le vrai coupable, toutefois, avait été le juge qui n’avait pas laissé d’alternative au jury. De retour à Halifax dans l’intervalle, Gesner tenta de mettre sur pied une société en vue de fabriquer et de vendre le nouveau combustible de lampe. Il voulut d’abord trouver un nom pour désigner son produit. Comme l’un des résidus de la distillation était une sorte de cire, il décida d’appeler son essence de lampe huile de cire. En combinant les mots grecs κγρός (cire) et έλαιου (huile), il obtint « keroselain » et « keroselene », puis il opta finalement pour « kérosène » qui était plus simple et rappelait des noms connus, comme benzène et camphène. C’est en 1850 que ce nom doit avoir été choisi, car on constate que Gesner l’utilisait en 1851 dans ses entreprises publicitaires. Une de celles-ci consista à illuminer la cour de la citadelle au moyen d’une lampe suspendue à la traverse du mât de signaux situé du côté est.
Durement éprouvé par le procès tenu dans le comté d’Albert et par le peu d’intérêt rencontré à Halifax, Gesner en arriva à croire qu’il lui fallait s’installer ailleurs pour faire connaître le kérosène. En 1853, il alla s’établir à New York. Il avait sans doute pris des arrangements préalables avec des hommes d’affaires de l’endroit car il s’associa, en qualité de chimiste, à un groupe formé de Horatio Eagles, Erastus W. Smith, Philo T. Ruggles et d’autres personnes pour fonder l’Asphalt Mining and Kerosene Gas Company. Le 27 juin 1854, il obtint du gouvernement américain les brevets d’invention portant les numéros 11 203, 11 204 et 11 205 pour « le perfectionnement des combustibles liquides au kérosène ». Les trois brevets sont essentiellement semblables pour ce qui est du texte, mais portent respectivement sur ce que Gesner appelait les kérosènes « A », « C » et « B ». Le kérosène « A » était la fraction la plus légère et correspondait à ce qui fut appelé plus tard hydrocarbure volatil, puis gazoline ; le brevet précisait qu’on pouvait l’utiliser avec un jet d’air pour produire une flamme lumineuse, technique qui laissait entrevoir celle qui sera employée par la suite avec la lampe à vapeur d’essence. Le kérosène « B », un peu moins volatil, était principalement destiné à être mélangé avec les autres catégories de combustible. Le kérosène « C » constituait le combustible de lampe et fut rapidement connu sous le nom de pétrole lampant ou huile de charbon.
Dans les années 1850, le kérosène était fabriqué surtout à partir de l’albertite du Nouveau-Brunswick ou du boghead de l’Écosse, mais les brevets de Gesner indiquent que la matière première était le pétrole, le malthe, l’asphalte ou le bitume. Il est intéressant de noter que le charbon n’est pas mentionné. Les températures de distillation, toujours inférieures à 427° C (800° F), constituaient la principale caractéristique de la méthode décrite dans les brevets de Gesner. La technique de purification était aussi un aspect important : le premier distillat était décanté, la fraction liquide distillée à nouveau, puis traitée à l’acide sulfurique pour enlever les impuretés et à la « chaux calcinée » pour absorber l’eau et neutraliser l’acide ; enfin, on distillait le liquide une troisième fois pour produire les trois catégories de kérosène.
Sous la direction du docteur Gesner, l’Asphalt Mining and Kerosene Gas Company établit une fabrique à Newton Creek, Long Island, New York. Les plans de cet établissement ont été publiés, et des ingénieurs contemporains en ont admiré le caractère fonctionnel. La société changea sa raison sociale en celle de North American Kerosene Gas Light Company et s’adjoignit les frères John H. et George W. Austen à titre d’agents commerciaux. Dès 1857, la publicité faisait connaître le kérosène comme huile d’éclairage et de lubrification partout aux États-Unis et dans les provinces britanniques de l’Amérique du Nord. John H. Austen découvrit en Autriche un bec de lampe simple et bon marché et l’apporta en Amérique pour le vendre sous le nom de bec de Vienne. La société prospérait et Gesner menait une existence confortable à Brooklyn, New York, où il jouait un rôle important dans la vie de l’Église et de la communauté. Mais il devait une fois de plus être victime de l’infortune.
Les difficultés commencèrent en 1857 avec l’apparition d’un concurrent à South Boston dans le Massachusetts, Samuel Downer. Celui-ci fabriquait une huile de qualité inférieure au kérosène et fut bien aise de payer une redevance pour l’utilisation de la technique de Gesner et du nom de son produit. Un danger plus sérieux vint d’outre-mer. En 1848, James Young, un chimiste écossais travaillant à Manchester, avait distillé du boghead en vue de produire un lubrifiant léger. Il découvrit par la suite que son produit, une fois purifié, devenait un excellent combustible d’éclairage. Sans connaître la découverte que Gesner avait faite avant lui, il obtint un brevet du gouvernement britannique en 1850 et du gouvernement américain en 1852 pour ce qu’il nomma « huile paraffinée » (paraffine-oil). Lorsque ce produit, à la fin des années 50, entra en concurrence avec le kérosène, Young engagea une poursuite en contrefaçon contre Gesner et il eut gain de cause. La valeur des brevets de Gesner fut ainsi gravement compromise et la Kerosene Company fut obligée de payer une redevance à Young pour continuer à fabriquer son combustible de lampe. Le coup de grâce survint en 1859 alors que la production commerciale du pétrole se développa à un rythme effarant dans le nord-ouest de la Pennsylvanie et le sud-ouest du Haut-Canada. Les usines de kérosène se mirent à utiliser le pétrole comme matière première – changement rendu possible par le caractère polyvalent des plans de Gesner – et elles purent ainsi produire l’huile d’éclairage au quart environ du coût antérieur. L’ère de la lampe au kérosène et de l’industrie pétrolière était arrivée, mais Gesner ne put guère en bénéficier. Sa contribution à la technologie du raffinage était chose du passé et la Kerosene Company trouva un autre chimiste pour le remplacer.
Pendant quelque temps, Gesner demeura à Brooklyn où il pratiqua la médecine et rédigea un volume qui aurait suffi, en lui-même, à le rendre célèbre. Intitulé A practical treatise on coal, petroleum, and other distilled oils, le volume fut publié à New York en 1861. Dans ce modeste ouvrage, Gesner traçait l’histoire des hydrocarbures naturels, décrivait les diverses matières premières à distiller et donnait des renseignements fort pratiques sur la façon de construire et d’exploiter une raffinerie d’hydrocarbures. Le livre, dont la seconde édition fut achevée en 1865 par George Weltden Gesner, devint le manuel du raffinage du pétrole et fut traduit en plusieurs langues. Cependant, Abraham Gesner n’en retira que peu de profit.
Déçu et las mais encore rempli de projets d’avenir, Gesner retourna finalement à Halifax en 1863 et entreprit de préparer la nouvelle édition de son Practical treatise [...]. Il se fit alors délivrer par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse le brevet no 108 pour la fabrication du kérosène. Ce geste survenait malheureusement 17 ans trop tard. Devenu célèbre, Gesner fut nommé professeur d’histoire naturelle à Dalhousie University. Avec ses vastes connaissances en géologie, en histoire naturelle et en ethnologie, son expérience pratique de chimiste et son talent manifeste de conférencier, nul doute qu’il eût connu un grand succès comme professeur et que ses cours eussent été très suivis. Une fois de plus, cependant, son originalité et son travail ardu restèrent sans récompense, et il mourut à Halifax le 29 avril 1864.
Le docteur Gesner et son épouse eurent sept fils et trois filles à qui ils assurèrent un foyer chrétien et une bonne instruction. De ces fils, deux poursuivirent les travaux de leur père en qualité de chimistes et de métallurgistes, un troisième fut chirurgien major dans l’armée américaine et prit part à la guerre de Sécession, et un autre devint un ministre épiscopalien remarquable. Avec une famille aussi distinguée, on a peine à croire que la tombe de Gesner au cimetière de Camp Hill, à Halifax, n’ait été marquée par aucun monument durant 69 ans. L’Imperial Oil Limited, toutefois, se rappelant que sa grande raffinerie située de l’autre côté du port était en quelque sorte un produit de la cornue de Gesner, posa sur sa tombe, en 1933, une stèle de belle apparence sur laquelle une inscription rendait hommage à celui qui avait été un pionnier de la géologie et le créateur de l’industrie du raffinage des hydrocarbures. En 1969, la commission des lieux et monuments historiques du Canada érigea un impressionnant monument en son honneur devant la maison qu’il avait habitée à Chipman Corner.
D’après son fils, George Weltden, Abraham Gesner était de taille moyenne mais de forte carrure. Il avait les yeux noirs et perçants, et des cheveux de la même couleur qui refusèrent de blanchir. Le portrait qui a été publié montre qu’il était partiellement chauve et portait de longs favoris, peut-être pour rivaliser avec son ami lord Dundonald. Il jouait de la flûte et du violon, aimait les vieux airs écossais et se plaisait à raconter des histoires en riant d’aussi bon cœur que ses auditeurs. Ami de la sobriété, le seul plaisir qu’il s’offrait à l’occasion était un bon cigare. La religion était importante à ses yeux ; il fut un membre actif de l’Église d’Angleterre quand il demeura en Nouvelle-Écosse et de l’Église épiscopalienne à Brooklyn.
Abraham Gesner croyait en la vertu de la science et estimait que la technologie pouvait transformer l’univers et le rendre plus agréable à vivre. Cette philosophie et les convictions religieuses qui l’animaient lui ont permis de surmonter ses nombreuses déceptions sans amertume et de s’attaquer à de nouveaux projets avec enthousiasme. S’il lui était donné de revenir aujourd’hui, le spectacle imposant des avions propulsés par son kérosène au-dessus des mers et des continents le réjouirait sans doute, mais ne l’étonnerait pas.
Cette étude sur Abraham Gesner comporte certains faits inédits ou présentés sous un autre jour que dans les biographies publiées précédemment. En ce qui concerne ces faits, les sources consultées par l’auteur sont les suivantes. Les demandes de concessions faites par Gesner (« Gisner ») sont conservées aux PANS, RG 20, A, 28, 43, 48. Les copies des actes relatifs à l’achat et la vente de terrains par les Gesner dans le canton de Cornwallis se trouvent au Registry of Deeds for Kings County, à Kentville en Nouvelle-Écosse ; ces documents et l’aide fournie par MM. Durrell Sulton de Port Williams, Ernest Eaton d’Upper Canard et par Mlle Muriel Murray de Chipman Corner, ont permis à l’auteur, en 1966, d’établir l’emplacement de l’ancienne maison de Gesner et celui où fut distillé le kérosène pour la première fois. Les conférences et d’autres activités de Gesner à l’Île-du-Prince-Édouard font l’objet de comptes rendus dans l’Islander de Charlottetown de l’année 1846. Ses activités à Halifax au début des années 50 sont rapportées dans le Morning Chronicle de cette ville. La vente des collections de Gesner à la Natural History Society of New Brunswick est consignée dans le Bulletin (Saint-Jean, N.-B.), IX (1890) : 33–35, de cette société. Les inscriptions gravées sur les pierres tombales du père et de la mère du docteur Gesner, ainsi que de son frère Henry, sont encore lisibles au cimetière anglican St John à Port Williams. Des copies des brevets de Gesner et de Young ont été obtenues aux bureaux américain et canadien des brevets d’invention. [l. s. r.]
V. aussi : Abraham Gesner, The industrial resources of Nova Scotia : comprehending the physical geography, topography, geology, agriculture, fisheries, mines, forests, wild lands, lumbering, manufactories, navigation, commerce, emigration, improvements, industry, contemplated railways, natural history and resources, of the province (Halifax, 1849) ; New Brunswick, with notes for emigrants : comprehending the early history, an account of the Indians, settlement, topography, statistics, commerce, timber, manufactures, agriculture, fisheries, geology, natural history, social and political state, immigrants, and contemplated railways of that province (Londres, 1847) ; A practical treatise on coal, petroleum, and other distilled oils (New York, 1861 ; 2e éd., G. W. Gesner, édit., 1865).
Kendall Beaton, Dr. Gesner’s kerosene : the start of American oil refining, Business History Rev. (Boston), XXIX (1955) : 28–53.— L. M. Cumming, Abraham Gesner (1797–1864) – author, inventor, and pioneer Canadian geologist, Geological Assoc. of Can., Proc. (Toronto), 23 (1971) : 5–10.— G. W. Gesner, Dr. Abraham Gesner – a biographical sketch, N.B. Natural History Soc., Bull., XIV (1896) : 2–11.— L. K. Ingersoll, A man and a museum, N.B. Museum, Museum Memo (Saint-Jean), 4, no 1 (mars 1972) : 2–5.— K. A. MacKenzie, Abraham Gesner, M.D., surgeon geologist, 1797–1864, Canadian Medical Assoc., Journal ([Toronto]), 59 (1948) : 384–387.— G. F. Matthew, Abraham Gesner : a review of his scientific work, N. B. Natural History Soc., Bull., XV (1897) : 3–48.— Ian Sclanders, He gave the world a brighter light, Imperial Oil Rev. (Toronto), 39 (févr. 1955) : 22–25.— W. A. Squires, Abraham Gesner : a short biography of New Brunswick’s first provincial geologist, Atlantic Advocate (Fredericton), 53 (1962–1963), no 5 : 92–95.
Loris S. Russell, « GESNER, ABRAHAM », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/gesner_abraham_9F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/gesner_abraham_9F.html |
Auteur de l'article: | Loris S. Russell |
Titre de l'article: | GESNER, ABRAHAM |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1977 |
Année de la révision: | 1977 |
Date de consultation: | 20 nov. 2024 |