Une marmite prête à exploser, voilà l’image qui vient à l’esprit lorsqu’on scrute le Canada des années 1888–1890. Au fond, le problème qui se posait alors concernait l’identité nationale. Certains voyaient la nation canadienne liée de près à l’Empire britannique tandis que d’autres l’ancraient davantage sur le continent nord-américain. Ces derniers soutenaient que le Canada, pour échapper à l’indifférence manifestée par la Grande-Bretagne envers son intérêt, devait rompre le lien impérial et conclure une association continentale avec les États-Unis. Ils favorisaient ainsi la réciprocité absolue dans toute l’Amérique du Nord et du Sud.
Critique financier du Parti libéral, Richard John Cartwright attaquait sans relâche la Politique nationale du gouvernement Macdonald – cause directe, à son avis, du déclin de la valeur des biens, de l’excès des dépenses gouvernementales et de la hausse de l’émigration canadienne vers les États-Unis. Selon lui, le remède aux maux économiques du Canada était la réciprocité totale avec les États-Unis. Multiplier les échanges commerciaux avec ce pays était la solution la plus logique, pour des raisons géographiques et démographiques, et le libre-échange favoriserait les transports et le secteur manufacturier tout en créant des emplois pour les travailleurs canadiens. Aux élections de 1891, les conservateurs associèrent avec succès Politique nationale et loyauté à l’Empire, et prétendirent que les libéraux en viendraient à l’annexion avec les États-Unis par le biais de l’union commerciale. Cartwright défendi vigoureusement la réciprocité totale, surtout auprès des fermiers ontariens. Ces élections du 21 septembre 1911 furent un désastre pour sir Wilfrid Laurier, au centre desquelles figurèrent deux enjeux de taille, la réciprocité et la marine, sous-tendant deux conceptions de la nation, l’une davantage continentaliste, l’autre davantage liée à l’Empire britannique.
Au-delà des dimensions géographiques et économiques, les continentalistes soutenaient d’autres arguments. Pour le polémiste Goldwin Smith, le grand échec, voire la grande tragédie de l’histoire anglo-saxonne avait été la Révolution américaine. « Avant [ce] déplorable schisme », disait-il, la Grande-Bretagne et les États-Unis « formaient un seul peuple ». Mettre un terme à cette rupture par « l’union morale, diplomatique et commerciale de la race anglo-saxonne où qu’elle [fût] dans le monde » devint l’objectif auquel il subordonna tout le reste. La Confédération n’avait pas réussi à fondre en une seule collectivité les « races » et les régions rivales. Le Canada était un pays artificiel qui échappait à la désintégration uniquement à cause de la corruption politique, des faveurs dispensées aux régions et des groupes d’intérêts avantagés par le tarif protecteur. D’après Smith, les forces géographiques et économiques de l’Amérique du Nord (forces qu’il qualifiait de naturelles) allaient à l’encontre des opinions politiques et des sentiments (forces artificielles) des Canadiens. Comme les États-Unis, le Canada était une nation nord-américaine. Une fois ce fait admis, les deux collectivités uniraient leurs destinées. Cette foi en la supériorité des Anglo-Saxons et l’importance qu’il attribuait à la réunification de la « race » déterminaient ses interrogations et ses réponses à propos du « Canada et [de] la question canadienne ». Son idéal d’homogénéité culturelle était incompatible avec une définition politique de la nation qui aurait été fondée sur la diversité culturelle, pierre angulaire de la Confédération. Pour lui, l’appel de la « race » était irrésistible : « De par leur sang et leur tempérament, leur langue, leur religion, leurs institutions, leurs lois et leurs intérêts, les deux portions de la race anglo-saxonne [qui habitent] notre continent forment un seul peuple. »