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GIBSON, ALEXANDER, homme d’affaires, né probablement le 1er août 1819 à St Andrews, Nouveau-Brunswick, ou dans les environs, fils de John Gibson et de Jane Neilson ; le 31 décembre 1843, il épousa Mary Ann Robinson, de la paroisse St James, Nouveau-Brunswick, et ils eurent trois fils et quatre filles, ainsi que plusieurs enfants qui moururent en bas âge ; décédé le 14 août 1913 à Marysville (Fredericton).
Issue d’une respectable famille du nord de l’Irlande, la mère d’Alexander Gibson fut reniée par les siens lorsqu’elle se maria et immigra, en 1818, dans le comté de Charlotte, au Nouveau-Brunswick, avec son conjoint et les parents de celui-ci. Dès 1821, le clan des Gibson était installé à Oak Bay, le long de la route de St Andrews à St Stephen (St Stephen-Milltown). En 1826, les Gibson vivaient dans une cabane de rondins et cultivaient les six acres de terre qu’ils avaient clôturés. Les souvenirs de jeunesse d’Alexander témoignent que la vie des pionniers n’était pas facile. À 12 ans, il tailla des bardeaux à la main et les transporta sur son dos jusqu’à St Andrews pour aider sa mère à acheter une vache. Soit à l’école locale, soit auprès de sa mère et de sa grand-mère, il apprit à rédiger d’une main sûre des instructions claires et brèves, à chanter les chansons de Robert Burns et de Thomas Moore ainsi qu’à goûter les œuvres de Shakespeare.
Gibson devint un homme exceptionnellement grand et fort, un géant à la barbe rousse qui, selon une notice nécrologique, avait une allure « très imposante » et un « beau maintien ». Son physique lui donnait de l’ascendant sur autrui, et il tenait à exceller en toutes choses. Bien longtemps après avoir dépassé la cinquantaine, il se vanterait d’« avoir pu exécuter mieux que n’importe lequel de ses employés tous les travaux reliés à l’exploitation forestière ». D’abord manœuvre, il devint scieur qualifié, puis directeur dans les scieries à énergie hydraulique de Milltown, « le paysage industriel le plus impressionnant de la province », a-t-on dit depuis.
Dès 1847, Gibson avait acquis une modeste propriété. Dans les cadastres des dix années suivantes, on le dit « ouvrier de scierie », « entrepreneur forestier », « marchand » et « franc-tenancier », ce dernier terme indiquant que, vers l’âge de 35 ans, il ajouta l’exploitation agricole à ses autres activités. Cependant, son principal atout était sa compétence pour diriger des installations à énergie hydraulique et tirer parti de ces nouvelles machines qui firent leur apparition à Milltown dans les années 1840 : les scies multiples.
En décembre 1854, avec un associé nommé Samuel T. King, marchand et entrepreneur forestier de Calais, dans le Maine, Gibson loua sur la rivière Lepreau « des scieries, des machines, de l’énergie hydraulique et des droits de captation d’eau ». Le locateur était William Kilby Reynolds et, selon un auteur d’une période subséquente, il s’agissait de « la meilleure et [de] la plus rapide des installations de la province ». L’association entre Gibson et King prit fin dès 1882 quand, peu après le début de la guerre de Sécession, ce dernier envoya des représentants évaluer une scierie et des concessions forestières situées sur la rivière Nashwaak, près de Fredericton, et appartenant à Robert Rankin* et à ses associés, Francis Ferguson et Allan Gilmour*. King décida de ne pas acheter, mais Gibson, convaincu que la série d’échecs qui avaient marqué l’exploitation de cet emplacement résultaient d’une mauvaise administration, quitta la rivière Lepreau pour s’établir à la rivière Nashwaak à l’automne de 1862. La transaction lui coûta 7 300 £ ; quant au groupe de Rankin, il prétendait avoir investi près de cinq fois cette somme. Dès la fin de la première année d’exploitation, Gibson fut en mesure de rembourser un billet à ordre de 4 500 £. Ainsi, il accéda à la pleine propriété d’un domaine comprenant des scieries et des moulins à farine, des droits de captation d’eau, des maisons, une ferme, un magasin et 7 000 acres de forêts d’épinette de première qualité. Un jeune avocat de St Andrews, Edward Jack, devint son principal arpenteur, conseiller et évaluateur des peuplements forestiers. Au fil de la décennie suivante, Gibson acquit 30 000 acres de terres de la couronne sur le cours supérieur de la Nashwaak et acheta d’autres propriétés, dont 93 000 acres de forêts provenant des concessions de la New Brunswick and Nova Scotia Land Company. La moitié de ces terres de la couronne lui fut concédée par le gouvernement anticonfédérateur d’Albert James Smith* en 1866.
Avant même que ne soient réglés les détails juridiques de son premier achat, Gibson avait envoyé des équipes de bûcherons dans les bois et commencé à augmenter la capacité du réservoir des scieries en faisant poser une jetée dans la rivière jusqu’à deux milles en amont du barrage. Il fit également construire des barrages secondaires et dégager les affluents de la Nashwaak. Grâce à ces travaux, le bois arrivait sans interruption à l’usine lorsque les scies se mirent à tourner en 1863. À ce moment-là, Gibson avait déjà fait venir, de la rivière Lepreau, des ouvriers et des mécaniciens d’usine qualifiés. En outre, il avait complètement rénové les installations de Rankin. On estime que, au printemps de 1863, la rivière apporta à l’usine 40 millions de pieds-planches de bois et que les trois cinquièmes de ce volume furent traités par les scieries.
Une fois scié, le bois tombait directement dans la rivière et allait rejoindre l’estacade qui se formait à l’embouchure, là même où se développa un village baptisé Gibson (maintenant partie de Fredericton). De l’autre côté de la rivière Saint-Jean, en face de ce village, se trouvaient le Parlement provincial et les bureaux gouvernementaux. On chargeait le bois sur des chalands ou des radeaux et on l’envoyait à Saint-Jean pour qu’il soit expédié à Liverpool ou, à l’occasion, transbordé dans de petits schooners qui se rendaient directement dans des ports américains. Avec le temps, Gibson eut aussi une tannerie et une compagnie de fabrication d’articles en cuir qui fournissaient des courroies et des harnais, ainsi qu’un chantier naval qui produisait des bateaux de bois et des navires (on y construisit notamment deux barques et quatre schooners pour le commerce côtier américain). Son frère John dirigeait le chantier naval et plusieurs autres entreprises familiales. D’ailleurs, bon nombre des parents d’Alexander Gibson s’installèrent aussi dans la vallée de la Saint-Jean, dont son beau-frère et proche associé Thomas Robinson, qui fit l’acquisition d’une scierie à Lower St Marys.
À son arrivée aux installations de Rankin, Gibson avait trouvé une petite agglomération où la typhoïde sévissait à l’état endémique et où les bâtiments étaient insalubres. Il fit donc incendier plusieurs maisons et remplir un puits contaminé. Ensuite, avec son chef charpentier, Samuel Butler, il construisit un nouveau village, baptisé Marysville en l’honneur de sa fille aînée, qui mourut en 1867, et de Mme Gibson, qui pourrait bien avoir été l’inspiratrice des plans des lieux. Parmi les nombreuses habitations neuves, il y avait 24 maisons locatives doubles destinées au logement des ouvriers. Elles formaient l’allée White ; de là, on accédait à l’usine par une passerelle qui enjambait la rivière. Gibson fit également bâtir une école et un grand magasin à l’étage supérieur duquel se trouvait une vaste salle qui servit de temple méthodiste jusqu’à la consécration de la nouvelle église en janvier 1873. Selon un correspondant du Globe de Toronto, ce « petit édifice », sis sur une colline surplombant la cathédrale anglicane qui se trouvait à deux milles de là dans la vallée, était « probablement l’un des plus beaux spécimens de gothique pur que l’on [pouvait] trouver en Amérique, et l’ornementation en [était] aussi sobre que sa conception [était] belle ». Gibson payait le salaire du ministre et de l’organiste ; en outre, il versait une prime annuelle aux choristes.
Sa maison, terminée moins de trois ans après son arrivée, avait l’allure d’un manoir victorien. De style gothique vernaculaire, elle comportait deux étages et demi, une salle de bal et des chambres d’invités. Un jardinier anglais entretenait le vaste jardin. Selon un ancien voisin du comté de Charlotte, c’était « une résidence vraiment magnifique ». De cette demeure où lui parvenait le bruit des roues hydrauliques et des scies multiples, Gibson étendit son influence jusque sur la scène politique. Partisan actif du gouvernement anticonfédérateur de Smith, il devint, après la Confédération, un précieux collaborateur des gouvernements provinciaux et des libéraux fédéraux. La maison des Gibson, réputée pour son hospitalité, accueillait les personnalités qui se rendaient dans la capitale provinciale. Par exemple, le gouverneur général lord Dufferin [Blackwood*] et lady Dufferin s’y arrêtèrent en 1873, Edward Blake en 1881, puis sir John Alexander Macdonald* et lady Macdonald [Bernard] en 1887.
Gibson appartenait au conseil d’administration de la Fredericton Railway Company, constituée juridiquement en 1866, et au groupe qui fit constituer la New Brunswick Railway Company en 1870. Les instigateurs de cette dernière, Henry George Clopper Ketchum* et John James Fraser*, n’ayant pu réunir des capitaux en Angleterre, Gibson promit d’assurer un quart du financement et prit la présidence en 1872. La compagnie reçut 1 647 772 acres de terres de la couronne, soit 10 000 acres par mille, pour construire et exploiter un chemin de fer à voie étroite sur la rive est de la Saint-Jean. La « ligne Gibson » atteignit Edmundston en 1878. Elle avait des ramifications jusqu’à Fort Fairfield et Caribou dans le Maine ; des ponts lui permettaient de franchir la rivière Saint-Jean à Woodstock, à Perth (Perth-Andover) et à Grand Falls. La commutation avec le trafic riverain se faisait à Gibson, où la compagnie avait une rotonde, des ateliers et une gare de triage.
En 1880, Gibson et Isaac Burpee* négocièrent une entente avec George Stephen*, le représentant d’un syndicat qui acheta la compagnie pour environ 2 millions de dollars. Gibson toucha une part d’à peu près 800 000 $. Il redevint entrepreneur ferroviaire en 1882. Lui-même et Jabez Bunting Snowball* furent en effet les principaux artisans de la relance de la Northern and Western Railway Company of New Brunswick et de la construction d’une ligne allant de Gibson à Chatham, près de l’embouchure de la Miramichi. Gibson se servit de ce chemin de fer pour intégrer, à ses entreprises de la Nashwaak et à sa société de transport de Saint-Jean, une tannerie à Millerton et des scieries à Blackville.
En 1876, Gibson avait installé de nouvelles roues hydrauliques et de la nouvelle machinerie à Marysville. Dès 1885, il ajouta à son complexe industriel une autre scierie, une usine de bardeaux et une usine mue à la vapeur qui produisait des lattes et des planches à déclin. Cependant, son attention se portait de plus en plus sur la planification et la réalisation du projet le plus grandiose de sa vie : bâtir l’une des plus grandes filatures du Canada en face de sa résidence, de l’autre côté de la Nashwaak. Pour ce projet, il allait devoir utiliser au maximum son grand sens pratique, sa formidable énergie, son génie du détail et son habileté politique.
Selon A. J. H. Richardson, le bâtiment principal, conçu par A. H. Kelsey, architecte d’une société de Providence au Rhode Island, la Lockwood and Green, était, « du point de vue architectural, plus qu’un édifice remarquablement gros pour l’époque » ; c’était « quelque chose qui semble avoir été très nouveau dans [le domaine de] la conception industrielle, l’exemple d’une nouvelle tendance comparativement aux grandes usines à dominante horizontale qui l’avaient immédiatement précédé ». Ce bâtiment de quatre étages mesurait 418 pieds de longueur sur 100 pieds de largeur. Il était éclairé par 800 ampoules électriques (les premières à être installées dans la région de Fredericton), chauffé à la vapeur et protégé du feu par un système de gicleurs. Quelques années plus tard, on y ajouta un atelier de teinture ainsi qu’un entrepôt de cinq étages construit à angle droit par rapport au bâtiment principal.
À part les piliers et les poutres, qui étaient en pin du Sud, presque tous les principaux matériaux de construction provenaient des terres de Gibson. Il avait ouvert ce qui était l’une des plus grandes briqueteries du Canada et en avait confié la direction à des ouvriers spécialisés de l’Ontario. Les briques étaient moulées avec de l’argile extraite sur place, puis posées sous la supervision du capitaine Kelsey Mooney, de Saint-Jean. La main-d’œuvre de la filature serait aux deux tiers féminine. Gibson fit donc construire à proximité un hôtel de brique pour les femmes célibataires. Il fit également bâtir des maisons de brique, principalement des habitations locatives doubles, dans les champs situés derrière l’allée White et sur le flanc de la colline, jusqu’à l’orée du bois.
Le transport posait un énorme problème à Gibson aucun chemin de fer ne se rendait à l’emplacement de la filature et aucun pont d’aucune sorte n’enjambait la rivière Saint-Jean entre la ville de Saint-Jean et Woodstock. Ses relations politiques et sa capacité d’exercer une influence sur les résultats des élections fédérales et provinciales dans York lui furent d’un grand secours. Dirigé par l’un de ses alliés politiques, le premier ministre Andrew George Blair*, le gouvernement du Nouveau-Brunswick entreprit en 1884 la construction d’un pont-route à Fredericton. La même année, grâce à des subventions fédérales et provinciales, la Northern and Western Railway Company inaugura le tronçon Gibson–Marysville de la ligne allant jusqu’à la rivière Miramichi. En 1887–1888, Gibson fut associé à la Fredericton and Saint Mary’s Railway Bridge Company, qui éleva un pont d’acier entre Fredericton et Gibson. Officiellement, ce pont s’intégrait à un projet de prolongement de la « Short Line », construite par le gouvernement fédéral pour desservir Halifax, mais ce fut la seule partie du projet jamais réalisée. Lorsqu’il devint manufacturier de coton, Gibson se mit à appuyer le parti protectionniste. Thomas Temple, député fédéral conservateur d’York, occupait une place importante dans la compagnie du pont.
La machinerie commença à arriver de Nouvelle-Angleterre en 1884. Au plus fort de la crue printanière cette année-là, un schooner, assisté d’un remorqueur, remonta la Nashwaak jusqu’à Marysville. Seuls des canots et de petits bateaux naviguaient sur cette rivière rapide et peu profonde. Tout indique que ce fut la première occasion où une embarcation de cette dimension s’y aventura. À la mi-août, un train de trois wagons de marchandises inaugura la voie ferrée non encore balastré. Le premier chargement de coton brut arriva à la fin d’avril 1885. On mit alors en service un gros moteur à cylindres jumelés d’une puissance de 1 300 chevaux-vapeur qui allait fournir de l’énergie à la filature de coton durant 46 ans. Pour célébrer la mise en marche, « le Patron » donna un dîner à l’usine le 26 décembre 1885. Plus d’un millier d’employés et leur famille y participèrent. Le repas était gigantesque : une dinde pour chaque groupe de quatre personnes, avec des légumes, des garnitures, du plum-pudding, de riches pâtisseries, des oranges, des pommes et des raisins. Dès novembre 1889, la filature tournait à plein régime et employait environ 500 femmes et hommes. Comme elle offrait des salaires élevés et de bons logements, elle avait attiré des superviseurs chevronnés et des manœuvres qualifiés d’Angleterre, des États-Unis et d’autres parties du Canada ainsi que des ouvriers de la campagne dans les environs.
Déjà, c’était évident, le Canada comptait trop de filatures de coton. Deux des plus grosses, qui produisaient du coton de couleur, se trouvaient au Nouveau-Brunswick : celle de Gibson et une autre un peu plus grande, la Saint Croix Cotton Mill à Milltown, dont James Murchie* était président. En 1886, des hommes d’affaires montréalais formèrent une association dans l’espoir de limiter la production. Gibson refusa de se joindre à eux, ce qui nuisit beaucoup à la Saint Croix Cotton Mill. Il adhéra à l’association en 1888, mais son rival dans la province, acculé à la faillite, réduisit ses prix afin d’écouler ses stocks. Gibson l’imita et l’association se désintégra. Quatre ans plus tard, Andrew Frederick Gault* et David Morrice, de Montréal, constituèrent juridiquement la Canadian Colored Cotton Mills Company Limited. L’entreprise de Gibson, tout en conservant sa propre structure, accepta de mettre en marché toute sa production par l’intermédiaire de cette nouvelle société.
Au faîte de sa carrière, Gibson employait à certains moments 2 000 personnes dans ses diverses entreprises ; certains hivers, plus de 600 chevaux travaillaient dans ses chantiers forestiers. Environ un tiers de la production provinciale de bois d’œuvre provenait de chez lui ; certaines années, ses exportations de bois représentaient plus de la moitié du commerce d’exportation de Saint-Jean. En 1897 cependant, bien qu’il ait toujours été un gros exportateur, seulement la moitié du bois provenait de ses scieries, qui devenaient désuètes, et les billes de bonne qualité venant de ses terres se faisaient rares, car au fil des ans, il avait prélevé plus de 600 millions de pieds dans le bassin hydrographique de la Nashwaak.
En outre, il devenait évident que les assises financières de l’empire industriel de Gibson manquaient de solidité. La Gibson Leather Company, à laquelle Gibson avait prêté 40 000 $, avait connu des difficultés en 1884, et il versa encore 10 000 $ pour la reprendre. En 1889, les créanciers commencèrent à s’inquiéter du sort de la Northern and Western Railway Company, dont il était directeur général. Grâce à une hausse des prix des madriers et du bois de petites dimensions, Gibson et Snowball, le président, purent survivre à la crise, et l’entreprise fut réorganisée en 1890 sous le nom de Canada Eastern Railway Company. En 1893, Gibson en devint l’unique propriétaire. À la suite d’une querelle avec Snowball, il avait boycotté la ligne de chemin de fer, rouvert une ancienne route et utilisé des chevaux pour transporter les marchandises entre Marysville et Fredericton.
En 1888, les avoirs de Gibson, exception faite du chemin de fer, avaient été rassemblés pour constituer une société à responsabilité limitée dotée d’un capital de 3 millions de dollars, l’Alexander Gibson and Sons Limited. La plus grande partie du capital avait été attribué à Gibson, mais de petites portions avaient été allouées à ses fils, à son frère et à ses gendres. Dix ans plus tard, cette société était propriétaire de presque tout Marysville et d’autres usines ailleurs. En plus, elle détenait au delà de 180 000 acres en franche tenure et des permis d’abattage sur 110 000 autres acres de terres de la couronne. En 1898, elle fusionna avec la compagnie de chemin de fer, ce qui donna l’Alexander Gibson Railway and Manufacturing Company. Celle-ci acquit 28 000 acres de plus au moment de la liquidation de la New Brunswick and Nova Scotia Land Company en 1899. La dette consolidée de la nouvelle compagnie consistait en une hypothèque en fiducie de 2 millions de dollars et en une deuxième hypothèque de 1,75 million, toutes deux en obligations de 30 ans. Les détenteurs de ces obligations étaient la Banque de Montréal et les agents de Gibson à Liverpool, David Jardine et Peter Owen, des marchands de bois et courtiers qui faisaient affaire sous le nom de Farnworth and Jardine.
Sous toutes ses formes juridiques, l’entreprise de Gibson était une affaire de famille à l’ancienne mode qui recourait aux banques pour avoir un fonds de roulement suffisant. Gibson la dirigeait en vrai patriarche : il méprisait les pratiques bancaires et avait tendance à prendre des décisions arbitraires, ce qui rendait impossible le suivi des opérations par les teneurs de livres. Un commis qui devint son gendre, Frank M. Merritt, a bien résumé le caractère de l’entreprise. Dans la conclusion d’une lettre apparemment destinée à des journalistes qui préparaient un article vers 1889, il écrivit : « Messieurs, [...] n’oubliez pas de mentionner qu’Alex Gibson est propriétaire de toute l’entreprise. Pour l’amour du ciel, ne montrez cela à personne. » En 1902, un établissement financier de Halifax, celui de John Fitzwilliam Stairs*, dont l’un des représentants était le jeune William Maxwell Aitken*, tenta de procéder à une vérification. Il proposa de refondre le capital de la compagnie pour le faire passer à 6 millions de dollars, mais le vieux Gibson, dont « la longue barbe blanche et les longs souliers noirs » évoquaient, pour Aitken, Buffalo Bill et Brigham Young, refusa de renoncer à son pouvoir. Réalisée en 1904, la vente de la Canada Eastern Railway Company au gouvernement du Canada apaisa temporairement les fiduciaires des détenteurs d’obligations, car elle permit à l’Alexander Gibson Railway and Manufacturing Company de retirer des obligations d’une valeur nominale de 800 000 $. Trois ans plus tard, Hugh Havelock McLean*, agissant en leur nom, commença à mettre de l’ordre dans les affaires de l’entreprise.
En juillet 1907, David Morrice acquitta une hypothèque de 1,75 million détenue par Jardine et Owen et reçut en échange la propriété de la filature de coton, qui comprenait des maisons et des droits de captation d’eau sur la rive est de la Nashwaak. Ce titre de propriété fut transféré en 1910 à la Canadian Colored Cotton Mills Company. L’année suivante, le solde des avoirs de l’Alexander Gibson Railway and Manufacturing Company passa aux créanciers de Gibson à Liverpool. Tout ce que Gibson conserva, ce fut une pension annuelle de 5 000 $ et le droit de rester dans sa résidence jusqu’à la fin de ses jours. Ses enfants ne gardèrent que de petites propriétés, quoique Charles H. Hatt, un de ses gendres, ait continué à diriger la filature jusqu’en 1913.
Tout au long de sa vie, Gibson agit à sa guise. Aucun particulier, dans l’histoire de la province, ne réussit à accumuler autant de terres de la couronne. Pourtant, en 1874, il irrita les autres barons du bois en venant à la rescousse du gouvernement provincial, qui tentait de rétablir les droits de coupe sur les terres de la couronne. Les entrepreneurs forestiers du Nord-Est, qui, contrairement à ceux du Sud, ne disposaient pas de vastes propriétés en franche tenure, refusaient de participer à un encan de concessions forestières. Gibson, lui, se présenta à cet encan et acheta un certain nombre de lots de choix. Alors, ils acceptèrent de verser les droits de coupe. Peut-être l’intention de Gibson était-elle d’étendre son empire, mais il est tout aussi probable qu’il intervint par amitié pour John James Fraser, alors secrétaire et receveur général de la province, avec qui il s’était battu contre la Confédération et avait fait des affaires.
Gibson semble avoir caché une personnalité complexe sous ses dehors dignes et réservés. En 1880–1881, il traversa une crise affective. Celle-ci se produisait au moment où la vente de la New Brunswick Railway Company, lui donnait, peut-être pour la seule fois de sa vie, beaucoup d’argent liquide. Sir William Pearce Howland* était en train de former un syndicat en vue de construire le chemin de fer qui devait mener en Colombie-Britannique et l’invitait à s’y joindre. Au cours de la même période, la mort frappa successivement plusieurs de ses proches : son père en juillet 1880, son fils aîné, John Thomas, en octobre, puis l’une des filles et le fils unique de John Thomas en février 1881. Le décès de son fils aîné survenait exactement 13 ans après la mort de sa fille aînée, Mary Ann – événement à l’occasion duquel un nécrologue du Provincial Wesleyan de Halifax avait laissé entendre que l’accession de la famille Gibson à la fortune et à un haut rang social avait mis à « rude épreuve la piété » de la jeune femme. La disparition soudaine de John Thomas dut raviver le souvenir de cette perte subie auparavant. John Thomas buvait trop, habitude que Gibson voyait d’un très mauvais œil. On parla d’un affrontement au cours duquel le fils avait eu l’audace de suggérer à son père qu’il était temps de prendre sa retraite.
Telle fut presque certainement la période de « détresse » dont Gibson dit par la suite être sorti grâce à Edward Blake, le chef du Parti libéral. Blake lui conseilla de s’occuper des nécessiteux : « Car, tandis que vous vous dévouerez pour ces gens, disait-il, votre fardeau s’allégera et disparaîtra peu à peu. C’était la voie [tracée par] le Maître. » À 60 ans passés, Gibson trouva un exutoire à sa bonté : le projet de filature de coton.
Cette autre facette de Gibson contraste avec l’entrepreneur acharné qui, tout en étant attentif à ses ouvriers et généreux, surtout – et de manière voyante – envers les églises méthodistes, ne s’était pas distingué par sa gentillesse. Décrivant ce nouvel aspect de la personnalité de Gibson, Martin Butler, rédacteur en chef radical et poète, écrivait : « Jamais on n’a parlé d’un nécessiteux ou d’un malheureux à M. Gibson sans qu’il ne [...] plonge la main dans ses goussets pour adoucir [le sort de ces gens] ; si les capitalistes des États-Unis se souciaient autant du bien de leurs employés [...], les grèves, les affrontements et les effusions de sang qui se produisent actuellement n’auraient pas lieu. » Gibson n’avait tout de même pas perdu son esprit de compétition ni son orgueil obstiné. Pour damer le pion à ses anciens voisins de la rivière Sainte-Croix, il implanta une société industrielle en pleine forêt canadienne. Par ailleurs, si sa charité était sans bornes, sa tolérance ne l’était pas. Il continuait de censurer les sermons prêchés à l’église méthodiste de Marysville (il détestait que l’on parle des flammes de l’enfer) et d’interdire la vente d’alcool dans la localité. À cause de cette attitude autoritaire, un jeune ouvrier d’usine acadien, Louis Joseph King, se moquait de lui en disant qu’il était « une sorte de pape protestant ».
Exception faite de la rupture de ses relations avec son fils aîné, sa vie domestique semble avoir constitué un refuge contre le monde extérieur. Son deuxième fils, prénommé aussi Alexander, était un entrepreneur forestier compétent, quoique, contrairement à lui-même et à John Thomas, il n’ait pas possédé les qualités d’un chef. Envers ses filles et le plus jeune de ses fils survivants, James, Gibson était indulgent à l’excès. Comme lui, James se souciait des ouvriers et des pauvres, et aimait leur offrir des pique-niques et des loisirs. Il fit construire une patinoire couverte, mit sur pied une fanfare et acheta un manège de chevaux de bois ; il parrainait des équipes de hockey et de baseball. De plus, il avait presque terminé l’aménagement d’une piste de courses quand la fortune familiale s’épuisa. En 1900, Alexander fils, « le jeune Sandy », fut élu député libéral d’York aux Communes. Les libéraux accueillirent joyeusement « le Patron » comme une brebis qui s’était temporairement éloignée du troupeau. Gibson s’éteignit chez lui le 14 août 1913, deux semaines après avoir eu 94 ans.
Marysville, qui porte encore l’empreinte d’Alexander Gibson, fait maintenant partie de Fredericton. Après sa mort, la filature a continué de tourner durant plus de 40 ans. Classé monument historique national, l’édifice a été restauré et abrite des bureaux gouvernementaux. Une statue du « Patron », plus grande que nature, orne le foyer. Charles Henry Lugrin, fondateur, propriétaire et rédacteur en chef du Daily Herald de Fredericton de 1882 à 1892, journal très proche de Gibson surtout dans ses premières années de publication, a dépeint ainsi son caractère : « Très timide [...il] semblait vivre dans un autre monde [...] Sous son allure austère [...], cet homme d’affaires astucieux et infatigable cachait l’âme d’un poète [...] Certains l’aimaient ; beaucoup l’estimaient ; ceux qui le craignaient étaient plus nombreux encore ; personne ne le comprenait. Probablement ne se comprit-il jamais lui-même. »
Certains détails concernant la vie d’Alexander Gibson ont été obtenus au cours de discussions avec Hannah Lane, Gail Campbell et T. William Acheson.
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D. Murray Young, « GIBSON, ALEXANDER », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/gibson_alexander_14F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/gibson_alexander_14F.html |
Auteur de l'article: | D. Murray Young |
Titre de l'article: | GIBSON, ALEXANDER |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1998 |
Année de la révision: | 1998 |
Date de consultation: | 20 déc. 2024 |