SHEARER, JOHN GEORGE, ministre presbytérien et réformateur, né le 9 août 1859 près de Bright, Haut-Canada, fils de John Shearer et d’une prénommée Margaret ; le 8 août 1883, il épousa à Northfield (Northfield Centre, Ontario) Elizabeth A. Johnson, et ils n’eurent pas d’enfants ; décédé le 27 mars 1925 à Toronto.

Le Canada a connu peu de réformateurs aussi infatigables que John George Shearer. Fils de fermiers originaires d’Écosse, il vit le jour dans une partie du comté d’Oxford réputée pour son presbytérianisme évangélique. Il fréquenta l’école publique à Ratho, l’école secondaire à Weston (Toronto) et le collegiate institute à Brantford. En 1883, après avoir enseigné quelque temps et connu une expérience de conversion, il opta pour le ministère presbytérien. Il prêcha d’abord à Onondaga, non loin de Brantford ; ensuite, il fut missionnaire à Fort William (Thunder Bay), puis à Toronto. C’est là, étudiant au Knox College, qu’il fut témoin de la pauvreté et du vice qui régnaient dans les quartiers déshérités et commença à considérer les missions urbaines comme des instruments de régénération spirituelle et morale. Dans le Knox College Monthly de novembre 1886, lui-même et un autre étudiant décrivirent le travail missionnaire qui s’accomplissait à Toronto ; Shearer exposa celui de la mission de la rue Elizabeth, soutenue par l’église presbytérienne Central. Diplômé du Knox College en 1888, il fut ordonné le 5 juin de la même année et affecté dans une paroisse de Caledonia. Il y poursuivit ses études et obtint une licence ès arts de la University of Toronto en 1889. Deux ans plus tard, il fut muté à l’église presbytérienne Erskine de Hamilton.

Bientôt, avec un zèle et un talent d’organisateur immenses, Shearer prit part à une croisade nationale en vue de préserver la « pureté » morale du Canada. Il militait surtout à la section ontarienne de la Lord’s Day Alliance, groupe formé en 1888 pour faire adopter des lois sur l’observance du « dimanche anglais ». Dans un opuscule écrit vers 1896 et paru à Toronto, The workingmen and the weekly rest day, il tentait de concilier les intérêts des travailleurs avec la réforme morale chrétienne. En 1899, l’Église presbytérienne au Canada le nomma convocateur de son comité sur l’observance du jour du Seigneur et les lois relatives à cette question.

L’année suivante, Shearer abandonna le ministère et devint le premier secrétaire général du regroupement national de la Lord’s Day Alliance, dont le siège était à Toronto. À la suite de l’invalidation des lois ontariennes sur le dimanche par le comité judiciaire du Conseil privé, en 1903 et en 1905, l’objectif principal de l’Alliance acquit une importance prioritaire pour les chrétiens évangéliques. Shearer exerça des pressions. En 1903, il avait fondé un périodique, le Lord’s Day Advocate. En 1906, le Parlement d’Ottawa adopta l’Acte concernant l’observance du dimanche ; victorieuse, l’Alliance se mit à en surveiller l’application par la police locale. À Toronto par exemple, la plupart des infractions signalées dans la période précédant la Première Guerre mondiale se rapportaient à cette loi. Bon nombre de ces accusations débouchèrent sur des poursuites contre des commerçants chinois et juifs, entre autres des marchands de légumes de l’avenue Spadina. L’Alliance faisait valoir que, si les Juifs voulaient immigrer au Canada, ils devaient respecter les coutumes anglo-écossaises sur le samedi et le dimanche. Dans son rapport de 1911, elle notait : « Un certain nombre de juifs de Toronto, d’Englehart et d’autres endroits, qui ont trouvé au Canada un asile et le confort d’un foyer après avoir été chassés d’autres pays par la persécution, n’ont aucun scrupule à enfreindre nos lois tout en profitant de la protection qu’elles leur garantissent. »

L’observance du dimanche, la tempérance et la lutte contre la prostitution – sans doute les trois grandes causes du mouvement canado-protestant de réforme morale – absorbaient une bonne part du temps et de l’énergie de Shearer. En 1907, l’année même où le Knox College lui décerna un doctorat en théologie, l’assemblée générale de l’Église presbytérienne lui demanda de prendre la tête d’un organisme semblable au Board of Temperance, Prohibition and Moral Reform de l’Église méthodiste, dirigé par Samuel Dwight Chown*. Il quitta donc la Lord’s Day Alliance et forma d’abord un comité permanent sur la tempérance et autres réformes morales et sociales. Cet organisme, devenu en 1908 le Board of Moral and Social Reform et rebaptisé en 1911 Board of Social Service and Evangelism, œuvrait dans une perspective plus évangélique que celui de Chown et était moins ouvert aux conceptions modernes de la réforme sociale. (Les méthodistes offraient, entre autres, des cours de sociologie et des classes d’hygiène sexuelle.) Pour remplir sa mission, Shearer parcourait le pays en dénonçant les quartiers de prostituées, la littérature obscène et le « démon du rhum ». Ses tournées ne se caractérisaient guère par la modernité de l’analyse sociologique et du travail d’assistance, mais plutôt par son aptitude à faire des révélations sensationnelles et des dénonciations retentissantes et par sa foi inébranlable dans l’application de la loi et l’emprisonnement. Une de ses « tournées contre le vice » le mena en 1910 à Winnipeg, où il s’en prit surtout aux Asiatiques impliqués dans la « traite des blanches ». Pourtant, une commission provinciale d’enquête sur la prostitution à Winnipeg ne découvrirait, en fait de Chinois, que des domestiques engagés dans des maisons closes.

Le 31 octobre 1907, à Toronto, Shearer et Thomas Albert Moore*, le secrétaire du service social de l’Église méthodiste, avaient fondé un organisme interconfessionnel, le Moral and Social Reform Council of Canada (rebaptisé en 1913 Social Service Council of Canada). En 1912, Shearer fut sélectionné pour assumer la direction de l’un des sous-comités les plus actifs de ce conseil, le National Committee for the Suppression of the White Slave Traffic. À ce titre, il anima des groupes de pression qui obtinrent des modifications du droit criminel contre la prostitution et le proxénétisme. En outre, il représenta le Canada au mouvement international contre la traite des blanches, dirigé par le journaliste britannique William Thomas Stead.

Étroit d’esprit, Shearer correspond au type du champion de la vertu qui adore interdire le plaisir, au mépris du bien-être des gens. Il s’en prenait donc aussi à la littérature « immorale ». En 1909, le Moral and Social Reform Council, avec le concours de l’adjoint au chef de police de Toronto, William Stark, obtint du Parlement fédéral un renforcement du Code criminel qui facilitait les poursuites pour vente et diffusion de documents obscènes. De concert avec son homologue américain Anthony Comstock, Shearer fit campagne pour l’application des nouvelles dispositions du Code en prenant des libraires pour cibles. Ainsi, Leonard James Skill, de Toronto, fut accusé à la suite de plusieurs saisies de livres par le ministère des Douanes. Avant de prononcer la sentence, le juge déclara que la littérature la plus « infecte » venait de France. L’influence de Shearer est également perceptible dans les accusations déposées en 1911 par la police torontoise contre plusieurs libraires connus, dont Albert Britnell, qui avaient vendu la traduction intégrale des Mille et une nuits en anglais par sir Richard Francis Burton ainsi que des nouvelles de Guy de Maupassant et d’Honoré de Balzac. Toutes ces œuvres furent brûlées sur l’ordre du magistrat de police George Taylor Denison et inscrites sur la liste des publications dont l’entrée au Canada était interdite.

On comprendra mieux la détermination de Shearer à faire appliquer les lois dans ces domaines en lisant cet extrait d’un article écrit par lui en 1906 pour le Dominion Presbyterian : « Nous pouvons ne pas vouloir imiter les puritains en tout, mais, pour ce qui est de leur respect envers la droiture, la loi, l’ordre, la religion et le jour du Seigneur, davantage de puritanisme ne nous ferait pas de tort [...] Que [notre] puritanisme soit adapté au vingtième siècle – sage, tolérant, bienveillant et inflexible [...] poursuivons notre croisade sans nous laisser intimider par les journaux qui, railleurs, crient à la « législation puritaine » pour flatter une populace malveillante. »

Comme bon nombre de ses collègues presbytériens, notamment George Campbell Pidgeon*, Shearer soutenait que l’évangélisme – une consécration totale à Jésus-Christ – devait s’accompagner de réformes. Ce lien, si essentiel dans sa théologie, était très manifeste dans le rapport que lui-même et Thomas Buchanan Kilpatrick rédigèrent à la suite de leur campagne évangéliste dans la région de Kootenay, en Colombie-Britannique, en 1909. Leurs efforts avaient échoué, concluaient-ils, à cause d’un puissant mépris pour le jour du Seigneur, du pouvoir de l’alcool et des bordels et de l’absence de contraintes sociales. Selon l’historien Brian J. Fraser, la campagne « trouva son auditoire le plus attentif parmi ces élites de la classe moyenne qui étaient déjà liées à l’Église et cherchaient à légitimer et à défendre leurs valeurs morales, sociales et religieuses dans un milieu de pionniers ».

Dès 1912, dans le débat sur les relations entre christianisme et socialisme qui agitait le mouvement Social Gospel, alors en pleine émergence, les notions de bien-être social défendues par Shearer perdaient de leur puritanisme et prenaient une couleur de plus en plus progressiste. Ses théories sur la régénération sociale manquaient tout à fait d’originalité, mais, exposées avec sa fougue habituelle, elles livraient un message puissant. Depuis longtemps, il pressait son Église de s’occuper des problèmes urbains. En juin 1913, au congrès presbytérien tenu au Massey Music Hall de Toronto, il prononça, sur la « rédemption de la ville », un discours à l’emporte-pièce où il soulignait les effets diaboliques de l’urbanisation et la nécessité de soutenir, socialement et spirituellement, les habitants des quartiers déshérités. Ému par les applaudissements nourris de l’auditoire, il demanda : « Au péril du Royaume de Jésus-Christ au Canada, au péril de l’existence même de l’Église au Canada, négligerons-nous de sauver nos villes ? »

Pour réaliser ce sauvetage, Shearer, par l’intermédiaire du Board of Social Service and Evangelism, consacra beaucoup d’énergie et d’argent à l’établissement de centres d’œuvres sociales dans les grandes villes canadiennes (à commencer par la St Christopher House à Toronto en 1912), au financement d’agences sociales et morales locales et à la désignation des lacunes de l’action policière. Partout où l’on obtenait de bons résultats, de Halifax à Saskatoon, il était là pour clamer, dans la presse et dans des allocutions publiques, que le « vice public reconnu » était éradiqué. Cependant, à force de réclamer des fonds pour le Board of Social Service and Evangelism, il déclencha en 1913 une crise financière au sein de son Église, ce qui amena l’assemblée générale à fusionner cet organisme avec le Board of Foreign Missions l’année suivante.

Obstinés, Shearer et Thomas Albert Moore prirent une large part, en 1914 à Ottawa, à la mise sur pied d’une organisation qui ferait école, le Social Service Congress. Dans son introduction au rapport publié par cet organisme, Charles William Gordon*, vieil ami de Shearer et président du Social Service Council, attribuait au gouvernement et aux grandes entreprises la responsabilité des mauvaises conditions de vie de bon nombre de citadins et de campagnards. Shearer se préoccupait du sort de ces deux groupes, comme en témoigne sa présence, en 1917, à la commission presbytérienne sur la guerre, qui exprima une profonde insatisfaction à l’égard de la religion traditionnelle et se prononça fermement en faveur de la réforme sociale. Deux ans plus tard, Shearer exprimerait de la sympathie aux Fermiers unis de l’Ontario et aux participants de la grève générale de Winnipeg, ce qui lui aliénerait sans doute bon nombre de ses collègues presbytériens et le rapprocherait encore des méthodistes progressistes. À propos de la grève, il déplora que « les travailleurs aient dû recourir à des tactiques mauvaises pour défendre un bon principe ».

De plus en plus, Shearer privilégia le Social Service Council en tant qu’instrument de régénération de la société ; il y travailla à temps plein à compter de juin 1918, à titre de secrétaire général. Le conseil ne fut jamais une organisation radicale. Il évitait tout lien direct avec l’aile gauche du mouvement syndical ; dans l’ensemble, d’ailleurs, les ouvriers restaient sourds aux leçons de morale des presbytériens. À l’encontre de certains membres du mouvement Social Gospel, Shearer n’envisageait nullement de quitter l’Église pour lutter contre la pauvreté et les piètres conditions de logement ou de travail. L’influence et l’effectif du conseil atteignirent leur sommet en 1918. Fédération d’importants groupes de travail social, il représentait des gens venus des horizons les plus divers, dont les grandes confessions religieuses, les associations de réforme agraire, les groupes d’éducation à la pureté et les associations de tempérance. Son œuvre la plus durable fut probablement le magazine fondé par Shearer en 1918, Social Welfare, première grande publication canadienne dans le domaine actif mais encore peu professionnalisé du travail social. Toujours à l’affût de brillantes recrues, Shearer engagea en juillet 1918 Charlotte Elizabeth Hazeltyne Whitton*. En tant que sous-directrice et secrétaire adjointe, elle dirigeait le bureau du conseil à Toronto et assurait la liaison avec les agences de bien-être social de cette ville. Selon Mlle Whitton, Shearer, que beaucoup trouvaient austère, était un homme plutôt aimable – elle le surnommait « M. Grandcœur » – et un tyran compréhensif. Apparemment, après la mort de cet animateur énergique, en mars 1925, le conseil déclina au point de sombrer dans l’oubli.

On ne serait pas injuste envers le révérend John George Shearer en concluant que, au début du xxe siècle, il avait dirigé l’aile la plus conservatrice sur le plan théologique, sexuel et racial, du mouvement en faveur de la pureté sociale ou mouvement Social Gospel. Néanmoins, il semble que, après la guerre, il s’adapta à son époque, non seulement en empruntant la même direction que le mouvement Social Gospel, mais aussi en rompant avec l’aile la plus évangélique du presbytérianisme canadien, opposée à l’union des Églises protestantes. Il s’éloigna de bon nombre de ses collègues ministres par conviction que la mise en commun des ressources était le meilleur moyen de faire advenir la réforme morale et sociale. (L’Église unie du Canada verrait le jour en juin 1925.) Bien qu’il ait été un personnage d’envergure nationale et que, dans Social Welfare et sur bien d’autres tribunes, on l’ait reconnu comme le doyen du service social, le Presbyterian Record ne lui accorda même pas de nécrologie.

Mariana Valverde et S. Craig Wilson

AN, RG 31, C1, Blandford Township, Ontario, 1871, div. 2 : 40 (mfm aux AO).— AO, RG 22-305, nº 52182 ; RG 80-5-0-114, nº 1180.— Canadian annual rev., 1918 : 598.— Canadian men and women of the time (Morgan ; 1912).— B. J. Fraser, The social uplifters : Presbyterian progressives and the Social Gospel in Canada, 1875–1915 (Waterloo, Ontario, 1988).— S. P. Meen, « The battle for the Sabbath : the sabbatarian lobby in Canada, 1890–1912 » (thèse de ph.d., Univ. of B.C., Victoria, 1979).— Mariana Valverde, The age of light, soap, and water : moral reform in English Canada, 1885–1925 (Toronto, 1991).

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Mariana Valverde et S. Craig Wilson, « SHEARER, JOHN GEORGE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/shearer_john_george_15F.html.

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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2005
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