DEKANAHOUIDEH (Deganawidah, Dekanahwideh, le Messager céleste), fondateur supposé de la confédération des Cinq-Nations et héros culturel des Iroquois.
La légende qui s’est peu à peu formée à son sujet a longtemps servi de guide à la conduite des Iroquois, chez eux et à l’étranger. Dans les différentes versions qu’on en a conservées, elle apparaît maintenant comme un ensemble hétéroclite de religion, de mythologie, de droit constitutionnel, de littérature philosophique, de sciences naturelles et de folklore. Mais l’essentiel du récit, qui raconte les mesures d’ordre pratique que prit Dekanahouideh, le « Messager céleste », pour établir une solide Société des Nations sous l’Arbre de la Paix, revêt une noblesse de conception insurpassée dans la tradition populaire d’une région quelconque du monde.
D’après cette légende, Dekanahouideh naquit chez les Hurons près de la baie de Kenté, dans le lieu devenu la réserve de Thayendanaga ou Deseronto. Sa mère vierge avait été prévenue au cours d’un songe, par un messager du Créateur, qu’elle porterait un fils destiné à planter l’Arbre de la Paix à Onontagué (Syracuse, dans l’État de New York).
Quand l’enfant naquit, on lui donna le nom de Dekanahouideh. Arrivé à l’âge adulte, il expliqua à sa mère la mission que le Grand-Esprit l’avait envoyé accomplir, et qui était de porter « la bonne nouvelle de la paix et de la puissance » aux hommes ; de leur indiquer la façon de réaliser leur désir de paix et de justice grâce à l’union sous une autorité civile appuyée sur la puissance militaire. Le temps venu de faire ses adieux, il mena sa mère à un arbre qui s’élevait sur une colline près de l’eau et lui recommanda de s’y rendre une fois par an après son départ et de donner un coup de hachette à l’arbre. Si le sang s’échappait de la coupure, elle saurait qu’il avait échoué ; si c’était la sève, c’est qu’il serait en vie et aurait réussi. Les Iroquois révèrent encore cette colline. Les chefs de la réserve des Six-Nations, située près de Brantford, en Ontario, s’y rendent chaque année pour y brûler le tabac sacré et offrir des prières au Grand-Esprit.
Après avoir traversé le lac Ontario dans un canot fait de pierre blanche (son premier miracle), Dekanahouideh arriva au pays des Onontagués. Il s’y mit à la recherche d’un meurtrier et cannibale notoire, résolu à faire de cette rencontre le premier essai de sa puissance. Ayant trouvé vide la cabane de cet homme, Dekanahouideh grimpa sur le toit couvert d’écorce et, s’y étendant, regarda par le trou d’où s’échappait la fumée. Au-dessous, il aperçut un chaudron plein d’eau sur le feu. Quand le guerrier onontagué, rentrant à sa cabane, jeta un coup d’œil au chaudron, il y aperçut la figure de Dekanahouideh qui s’y réfléchissait. Comme personne d’autre ne se trouvait dans la cabane, le guerrier crut qu’il s’agissait de son propre visage et il fut frappé du contraste entre la vie grossière qu’il menait et la noblesse forte et plaisante du visage que lui renvoyait la surface de l’eau. D’horreur, il vida le chaudron de son contenu humain et resta assis près du feu à se lamenter sur son impuissance à se montrer digne de la nature qu’il reconnaissait maintenant comme la sienne. Lorsque Dekanahouideh entra dans la cabane pour remettre son message de paix et de puissance, le guerrier y répondit avec empressement et s’offrit en qualité de disciple. Ensemble, les deux hommes dressèrent le plan d’une campagne destinée à rapprocher les nations voisines en une confédération pacifique, avec l’intention, ainsi que devait le dire un Iroquois du xviie siècle, que « la terre soit belle, que la rivière n’ait plus de vagues pour que chacun puisse aller partout sans crainte ». Le grand obstacle à cette union était Atotarho, principal chef des Onontagués, tyran hideux dont le corps s’ornait de sept crochets et dont la chevelure se composait d’un enchevêtrement de serpents vivants. « Tu porteras le nom d’Hiaouatha [Celui-Qui-Peigne], dit Dekanahouideh à son disciple, car tu peigneras les cheveux d’Atotarho pour les débarrasser des serpents. »
Hiaouatha (dont Longfellow n’a guère emprunté que le nom) servait de porte-parole à Dekanahouideh, disposition apparemment nécessaire car, si feu William Dewaserage Loft d’Ohsweken avait raison, le nom « Dekanahouideh » signifie « Double rangée de dents ».
Les deux hommes agirent séparément pendant un certain temps. Dekanahouideh se rendit seul à la nation des Caniengas ou du Silex (Agniers). Le message de paix et de puissance y attira plusieurs adhérents, mais les sceptiques exigeaient un signe. Pour les satisfaire, Dekanahouideh grimpa à un arbre très haut, au bord d’une falaise surplombant la rivière des Hollandais (Mohawk). Il leur prescrivit d’abattre l’arbre de telle sorte que celui-ci l’entraînât en tombant dans les rapides. S’il survivait, ils sauraient qu’il disait la vérité. Après avoir abattu l’arbre comme il leur avait dit, les Agniers attendirent longtemps sur la rive, espérant découvrir un motif de croire en lui ; mais, comme le temps passait sans qu’il reparût, ils rentrèrent, affligés, dans leur village. De bonne heure le lendemain matin, on aperçut un filet de fumée sur la rive où Dekanahouideh était tombé et on vit le Messager céleste assis tranquillement près de son feu en train de déjeuner. Les Agniers se réunirent de nouveau, acceptèrent son message et, depuis, on les compte parmi les fondateurs de la confédération iroquoise.
Hiaouatha le rejoignit et les Agniers adoptèrent les deux hommes. À la tête d’un groupe d’Agniers, chantant l’hymne de la paix (« À la Grande paix nous apportons nos hommages [...] », qu’on tient pour l’hymne national des Iroquois), ils se dirigèrent vers l’Ouest et le pays des Onneiouts. Ces bons amis des Agniers acceptèrent rapidement le message et partirent à leur suite. Après avoir évité les Onontagués, qu’Atotarho terrorisait, ils se rendirent chez les Goyogouins, qui se joignirent à eux et tous entrèrent dans le pays des Tsonnontouans.
Ils y trouvèrent la dissension, un groupe de Tsonnontouans acceptant la « Bonne nouvelle », tandis qu’un autre la rejetait. Dekanahouideh se vit forcé d’accomplir un autre miracle. À son commandement, d’après une version de la légende, « le soleil disparut et l’obscurité complète régna ». Ce signe suffit et les Tsonnontouans dissidents se rallièrent.
Alors, les guerriers des Quatre-Nations marchèrent contre Atotarho dans son « antre de joncs » près du lac Onondaga. Les Amérindiens de nos jours en situent l’emplacement sur le domaine actuel de l’université de Syracuse. La menace d’une puissance visible, adoucie par l’offre du poste de principal chef des nations unies à condition qu’il se rallie, porta Atotarho à réfléchir, et Hiaouatha, avec un peigne, enleva les serpents de ses cheveux.
Sur ce, Dekanahouideh « planta l’Arbre de la Paix », grand pin blanc aux racines blanches « saines » qui s’étendait aux quatre coins de la terre afin de guider les hommes qui, où qu’ils fussent, désiraient remonter jusqu’à la source de la paix. Il mit au-dessus de l’arbre « l’aigle qui voit loin », symbole de la préparation militaire, pour déceler le danger. Sous l’arbre, il ouvrit une caverne dans laquelle il jeta les armes de guerre. Il plaça des andouillers sur la tête des 50 chefs représentant les Cinq-Nations (dont les noms devaient devenir les titres des chefs qui leur succéderaient) et il leur remit le texte de la « grande loi », c’est-à-dire la constitution des Cinq-Nations.
Son œuvre une fois accomplie, Dekanahouideh se sépara de son peuple, après lui avoir demandé d’inviter d’autres nations à siéger avec lui sous l’Arbre de la Paix. Il recommanda aux chefs de faire preuve de patience : « Il faut que vous ayez la peau épaisse de sept pouces afin de supporter les dards de vos ennemis ». Il les supplia de tenir ferme s’ils venaient à connaître des jours malheureux. Si un grand vent (la guerre) déracinait l’Arbre de la Paix, ils devraient chercher un grand orme des marais pour reformer la confédération sous ses ombrages. (Après la guerre de l’Indépendance, ils trouvèrent un tel orme sur les rives de la Grande Rivière, en Ontario.) Si jamais ils jugeaient que la ligue courait un danger extrême, ils devraient, ajoutait-il, « crier mon nom dans la brousse et je reviendrai ». Les Iroquois songèrent fortement à cette dernière promesse et, à maintes reprises depuis le début du xxe siècle, les chefs se sont sérieusement demandé si le temps n’était pas venu de crier son nom dans la brousse.
À Deseronto, en Ontario, les Agniers ont érigé un monument de pierre sur lequel ils ont inscrit les paroles traditionnelles du fondateur : « Je suis Deganaouidah. Avec les seigneurs confédérés des Cinq-Nations, j’ai planté l’Arbre de la Grande paix [...] »
Mais le meilleur monument à la mémoire de Dekanahouideh est bien la réserve des Six-Nations, sur les rives de la Grand Rivière. On y conserve les formes anciennes de la « Ligue ». Les matrones y choisissent encore les chefs à élire et ceux-ci sont installés selon les rites institués, croit-on traditionnellement, par Dekanahouideh. En ces occasions, on entend de vieux chants nostalgiques : « Salut, mes aïeux ! Ecoutez maintenant, alors que les plaintes des petits-enfants montent vers vous – parce que la Grande Ligue que vous aviez établie a vieilli [...] Vous l’avez en tant qu’oreiller sous vos têtes dans le sol où vous reposez [...] bien que vous ayez dit que la Grande Ligue durerait bien longtemps dans l’avenir ».
La confédération porte le nom officiel de Kayanerenh-kowa (la Grande Paix), expression qui en décrit la fonction. On la connaît aussi sous le nom de Kanonsionni (la cabane longue), expression qui rend compte aussi bien de son étendue géographique que de sa forme constitutionnelle. La cabane longue, logement typique des Iroquois, construite de rondins et d’écorce, avait une forme assez semblable à celle d’un wagon Pullman de nos jours, mais sa longueur était au moins de 80 à 100 pieds. Plusieurs familles d’une même lignée l’occupaient, chacune dans son appartement à cloisons d’écorce, doté de sa propre cheminée, mais toutes sous la direction de la plus ancienne matrone.
Ainsi donc, les Cinq-Nations (Agniers, Onneiouts, Onontagués, Goyogouins et Tsonnontouans) s’étendaient vers l’Ouest le long d’un sentier de guerre, ou route des ambassadeurs, qui traversait la vallée de la rivière des Hollandais et la région des Finger Lakes. Aussi, chaque nation conservait sa souveraineté tout en se joignant à ses voisines pour procurer une certaine autorité au grand conseil siégeant à Onontagué, où les chefs des Cinq-Nations se réunissaient pour débattre leurs problèmes autour du « feu qui ne meurt jamais ». Le sentiment de l’unité parmi ces peuplades farouchement indépendantes était entretenu par divers procédés, dont le moindre n’était pas la légende de Dekanahouideh et le sens de la mission qu’elle évoquait.
Les femmes étaient l’objet d’une grande vénération dans la vie iroquoise et leur condition n’était en rien inférieure à celle des hommes. Non seulement la succession se faisait par les femmes, mais les matrones des familles qui détenaient les titres de chefs avaient le pouvoir de nommer les dirigeants civils et, s’ils faillissaient à leur devoir, de les révoquer, à condition, cependant, de toujours se concerter avec les chefs titulaires aussi bien qu’avec les « guerriers et les femmes », c’est-à-dire le grand public.
La tradition attribue à Dekanahouideh ces particularités, et beaucoup d’autres, de l’organisation sociale et politique des Cinq-Nations, mais il est probable que son rôle consista moins à créer des lois qu’à codifier les coutumes existant parmi les diverses nations et à donner l’impulsion finale en faveur de l’union.
Des érudits, sans nier un certain fondement historique à la légende, mettent en doute l’historicité de Dekanahouideh lui-même. On a prétendu (V. Anthony F. C. Wallace, The Dekanahwideh myth analyzed . . . Ethnohistory, V (1958) : 118–130) que Dekanahouideh peut avoir été la projection de la vision d’un prophète amérindien. Sans aucun doute, l’imagination populaire a contribué pour beaucoup à l’élaboration de la légende au cours de siècles de transmission orale. Néanmoins, la substantialité de la ligue même, phénomène que la légende veut expliquer, est assez bien attestée par les événements de l’histoire de l’Amérique septentrionale.
On peut difficilement mettre en doute l’ancienneté de la ligue. Benjamin Franklin écrivait en 1750 : « Elle a subsisté pendant des âges et des âges et elle paraît indissoluble ». En 1654, le missionnaire jésuite Le Mercier notait dans sa relation (JR (Thwaites) XLI : 87) qu’elle avait existé « de tout temps ». Mais la date de sa fondation fait le sujet de discussion. On a la preuve que l’union était l’aboutissement d’un long procédé de consolidation marqué par une série de confédérations régionales, par exemple des Agniers avec les Onneiouts, ou des Tsonnontouans avec les Goyogouins. Horatio Hale, érudit canadien qui se sentait chez lui à la réserve des Six-Nations aussi bien qu’à Onondaga et qui a publié The Iroquois book of rites (Philadelphie, 1883), en était venu à la conclusion que l’union s’est accomplie vers le milieu du xve siècle. Il est de fait que, d’après les calculs astronomiques (V. Theodor von Oppolzer, Canon der Finsternisse (Vienne, 1887)), une éclipse totale du soleil fut visible dans le pays des Tsonnontouans en 1451 (V. l’obscurcissement du soleil par Dekanahouideh. Il y a là pour le moins une curieuse coïncidence).
Sur Dekanahouideh et la fondation des Cinq-Nations, les meilleures sources sont les différentes versions de la légende : le manuscrit de Seth Newhouse, préparé à la réserve des Six-Nations (avec une traduction anglaise) en 1885, dont il existe une photocopie à la bibliothèque de l’Amer. Philos. Soc., à Philadelphie ; la révision de Newhouse, publiée par Arthur C. Parker sous le titre de The constitution of the Five Nations, or the Iroquois book of the great law, N. Y. State Bull., 184 (Albany, 1916) ; une version rédigée par des chefs à la réserve des Six-Nations en 1900 et publiée par Duncan Campbell Scott sous le titre de : The traditional history of the Confederacy of the Six Nations, MSRC, V (1911), sect. ii : 195–246 ; une version plus complète et plus doctrinale dictée par le chef John Arthur Gibson, de la réserve des Six-Nations, à J. N. B. Hewitt, de la Smithsonian Institution, 1899, et traduite par William N. Fenton, encore en manuscrit à la Smithsonian ; une version encore plus longue du chef Gibson dictée à Alexander A. Goldenweiser d’Ottawa en 1912, qui est conservée, non traduite, à la Smithsonian.— V. aussi : Paul A. W. Wallace, The white roots of peace (Philadelphia, 1946), synthèse des versions précitées.— Horatio Hale, The Iroquois book of rites (Philadelphia, 1883 ; réédition : Toronto, 1963).
Paul A. W. Wallace, « DEKANAHOUIDEH (Deganawidah, Dekanahwideh, le Messager céleste) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/dekanahouideh_1F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/dekanahouideh_1F.html |
Auteur de l'article: | Paul A. W. Wallace |
Titre de l'article: | DEKANAHOUIDEH (Deganawidah, Dekanahwideh, le Messager céleste) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1966 |
Année de la révision: | 2016 |
Date de consultation: | 20 nov. 2024 |