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McKIERNAN, CHARLES, dit Joe Beef, militaire et aubergiste, né vers 1835, probablement à Virginia, dans le comté de Cavan (République d’Irlande), décédé le 15 janvier 1889 à Montréal.
Enfant, Charles McKiernan aurait fréquenté l’école d’artillerie à Woolwich (maintenant partie de Londres). Pendant la guerre de Crimée, de 1854 à 1856, il aurait occupé le poste de quartier-maître dans l’armée britannique. Lorsque son régiment est à court de vivres, on lui reconnaît un flair hors pair pour partir on ne sait où et rapporter des pièces de viande et autres victuailles. De là son surnom de Joe Beef. Il demeure impossible de préciser la date de sa venue en Amérique, bien qu’elle semble reliée à l’affaire du Trent [V. Charles Hastings Doyle]. Elle se situerait soit en 1861, à Halifax, soit en 1864, à Montréal. Il serait arrivé avec la 10e brigade du Royal Regiment of Artillery. Cette année-là, Joe Beef a charge de la cantine militaire de l’île Sainte-Hélène. Quatre ans plus tard, il obtient son licenciement et ouvre dans la métropole la Joe Beef’s Canteen, établissement bientôt connu à la grandeur de l’Amérique du Nord.
L’emplacement choisi par Joe Beef est judicieux : rue Saint-Claude, au cœur d’un quartier dont la vie quotidienne est fort animée. Tout en face, le marché Bonsecours et, à quelques centaines de pieds, le port où les « charrieux de bois de corde », de briques et de foin voisinent avec les débardeurs et les matelots. On trouve également aux alentours des manufactures qui emploient un bon nombre d’ouvriers. En 1875, à la suite des travaux d’élargissement de la rue Saint-Claude, Joe Beef est contraint de déménager. Mais il se refuse à quitter le quartier du port et va s’établir plus à l’ouest, dans un édifice de trois étages, à l’angle des rues de la Commune et de Callière. Ainsi conserve-t-il la même clientèle.
Dès le départ, l’auberge de Joe Beef se particularise. Celui-ci n’entend pas d’abord chercher à faire fortune, mais plutôt à réaliser des profits raisonnables tout en faisant œuvre de philanthropie auprès des plus démunis. Aussi accorde-t-il toujours le couvert et le gîte à qui n’en a pas les moyens. « Je ne refuse jamais un repas à un pauvre », dit-il à un journaliste de la Patrie. « N’importe qui, qu’il soit anglais, français, irlandais, nègre, sauvage, qu’il appartienne à n’importe quelle religion est sûr d’avoir un repas gratis chez moi, s’il n’a pas les moyens de le payer. » Cette prodigalité lui assure rapidement la sympathie des plus pauvres et, chaque jour, entre midi et 13 heures, « environ 300 ouvriers de bord, des mendiants, des hommes de peine et des parias de la société de Montréal » s’approchent de son comptoir.
Les plus riches parmi les clients de Joe Beef se paient le luxe d’un bifteck aux oignons, servi avec pain, beurre, sucre et thé, qui leur coûte dix cents. Les plus pauvres reçoivent un bol de soupe et du pain. La qualité des mets servis semble de tout premier ordre. « Il a été certifié, selon un journaliste, qu’une des plus importantes maisons en liquides et fournitures alimentaires de la ville tenait l’amphitryon pour un de ses meilleurs clients, au point de vue de la qualité comme des quantités de ses achats. » Joe Beef lui-même prétend qu’il a au nombre de ses clients les plus forts mangeurs du continent. Il lui faut 200 livres de viande et 300 livres de pain par jour pour rassasier ce monde. Certains se présentent parfois si affamés qu’ils se jettent sur la viande tels des bêtes fauves. De 1876 à 1884, on note sept cas d’asphyxie causée par un trop grand empressement à manger, dont trois mortels.
Chez Joe Beef, on peut également trouver un lit pour la nuit. Rue de la Commune, les dix chambres du second étage, qui sert de dortoir, contiennent plus de 100 couchettes de fer ou de bois. L’auberge ferme à 23 heures et le silence est alors de rigueur. Ceux qui choisissent d’y dormir se mettent en rang devant le comptoir pour débourser une pièce de dix cents et recevoir en retour une couverture. Les plus chevelus sont rasés par un adjoint de Joe qui fait office de « barbier » ; les moins propres sont invités à passer au bain. « Après le bain, Joe saupoudre le corps de son pensionnaire avec une préparation insecticide, une poudre jaune contenue dans une poivrière aux proportions gigantesques. » Les clients doivent dormir nus, car « Joe prétend qu’il vaut mieux brûler plus de charbon que payer pour le blanchissage des couvertures ».
La nuit, un employé de la maison patrouille dans les rues avoisinantes à la recherche de tout individu en peine. « Pendant les grandes bourrasques d’hiver, il arrive très souvent que des pochards sont trouvés la nuit couchés dans une épaisse couche de neige, où ils trouveraient infailliblement la mort, s’ils n’étaient recueillis par le gardien de nuit et transportés dans le dortoir de l’hôtel. « Je serais le plus malheureux des hommes, dit Joe, si le public apprenait un jour qu’un malheureux serait mort de faim ou de froid à ma porte. » Le matin, dès sept heures, les pensionnaires sont éveillés et reçoivent en guise de petit déjeuner « un poulet du Labrador », ce qui signifie dans le langage du tenancier un hareng et une grosse miche de pain bis. Les planchers sont balayés, puis recouverts de nouveau de sciure de bois sur laquelle on répand de la chlorure de chaux. Les fenêtres sont ouvertes et « la brise du fleuve vient changer l’atmosphère des chambres à coucher ». Joe Beef ne lésine pas sur les mesures d’hygiène. En 1884, la Patrie constate que la presse de Montréal n’a été appelée qu’une fois depuis huit ans à enregistrer un décès dans sa maison, « pendant qu’il ne se passe pas une semaine sans que quelques cas de mortalités ne soient rapportés à la maison de refuge de la rue Dorchester, où les malheureux couchent sur le plancher et ont une très maigre pitance ».
Mais comment faire fonctionner un tel établissement avec profit, alors qu’il faut assurer le salaire d’une dizaine d’employés et offrir gratuitement le couvert et le gîte à nombre de clients ? En fait, il semble que Joe Beef ait tiré parti de ses longs états de service dans l’armée britannique. Ainsi, dès 1868, son statut d’ancien militaire lui évite les frais élevés attachés à l’obtention d’un permis d’exploitation. De plus, il gère son commerce en exigeant de tous le respect du règlement. Un client y déroge-t-il, qu’il est rapidement rappelé à l’ordre, puis expulsé manu militari s’il récidive. Mais de tels incidents sont rares, car « tous les commensaux de cette étrange hôtellerie, écrit le journaliste de la Patrie, ont pour le maître le même respect qu’a le soldat anglais pour son sergent ».
Dans l’armée, Joe Beef avait aussi appris à bien s’approvisionner. Servir maintenant 600 repas par jour ne lui chaut guère. Il dispose d’une ferme à Longue-Pointe (maintenant partie de Montréal), où il élève des animaux de boucherie. Il achète quotidiennement tout le pain invendu par les boulangers de Montréal, soit 300 ou 400 livres, et, lorsque celui-ci devient trop rassis, Joe Beef l’utilise pour nourrir ses animaux. On raconte que les restes de table sont avalés par les bêtes de l’étrange ménagerie (bisons, ours, loups, renards, chats sauvages) achetées des matelots et qu’il héberge dans la cave de son auberge.
Mais le gros des revenus de Joe Beef provient de la vente des boissons alcooliques. Chez lui, on boit beaucoup et jamais gratuitement. Selon la Minerve, la consommation de bière, qui s’élève à 480 gallons par semaine, rapporterait à l’aubergiste $360 et ne compterait que pour la moitié des boissons vendues. Lorsqu’un de ses clients est condamné pour ivresse, Joe Beef s’empresse souvent de payer le montant de l’amende. Les tenants de la tempérance s’en scandalisent. À compter de 1875, John Dougall et ses fils, John Redpath* et James Duncan, propriétaires du Montreal Daily Witness, entreprennent de faire campagne contre cette auberge qu’ils dénoncent comme « un antre de perdition », « un endroit malfamé ». Pendant cinq ans, Joe Beef laisse porter le coup, non sans s’en moquer. Puis, le 20 avril 1880, commence un procès en diffamation intenté aux Dougall qui déridera toute la ville et au terme duquel ces derniers seront acquittés.
Joe Beef a la faveur des couches populaires. Du 17 au 26 décembre 1877, il donne aux ouvriers du canal Lachine, en grève à la suite de réductions salariales, 3 000 pains et 500 gallons de soupe. Il acquitte les frais de transport de deux délégations qui se rendent à Ottawa pour tenter de défendre, auprès des gouvernants, les positions ouvrières. Le 21 décembre, 2 000 grévistes se réunissent devant son établissement pour l’entendre. La Minerve du lendemain écrit que Joe Beef « leur a fait une allocution facétieuse en bouts rimés qui a été beaucoup applaudie. Le cantinier a fait entendre des doléances sur la manière dont les « bourgeois » traitaient leurs employés et a conseillé aux grévistes de ne jamais recourir à la violence pour maintenir leurs droits. » Une semaine plus tard, une entente à l’amiable négociée par des arbitres désignés par les deux parties mettait fin à la grève.
Joe Beef devait soutenir également, moins de trois ans plus tard, les grévistes de la Compagnie des moulins à coton de V. Hudon, d’Hochelaga (maintenant partie de Montréal), en leur remettant, le 26 avril 1880, 600 pains. Mais ces grévistes eurent moins de succès que ceux du canal Lachine. Revendiquant la journée de dix heures plutôt que de 12 et une augmentation salariale de 15 p. cent, dénonçant la brutalité de certains contremaîtres et des irrégularités dans le paiement des salaires, ils furent forcés de retourner au travail sans obtenir rien d’autre que la réduction de 30 minutes de la journée de travail.
Joe Beef assiste également l’hôpital Notre-Dame et le Montreal General Hospital. Des troncs métalliques placés en évidence au rez-de-chaussée de l’auberge invitent les clients à faire don d’une obole pour soutenir ces deux établissements. Et régulièrement – les livres de comptes en font foi – l’aubergiste verse aux hôpitaux les fruits de cette cueillette et y va même de ses propres deniers. Il encourage aussi l’œuvre de l’Armée du salut qui organise des quêtes publiques pour les plus démunis. Chaque dimanche, à sa demande, des membres de cette société de secours s’arrêtent devant son commerce pour chanter des hymnes, et il leur donne de l’argent. D’ailleurs, à sa mort, son établissement passera aux mains de cette association.
L’aubergiste de la rue de la Commune est un personnage coloré, à l’humour satirique. Sa carte d’affaires le présente comme étant « le fils du peuple ». On y lit : « Il ne se soucie ni du pape, du prêtre, du pasteur ni du roi Guillaume de la Boyne ; tout ce que Joe veut c’est la monnaie. Il met sa confiance en Dieu l’été pour se protéger du mal ; à l’approche des gelées hâtives et des premières neiges pauvre vieux Joe met son espoir dans le tout-puissant dollar et dans le bon vieux bois d’érable pour tenir son ventre au chaud, car les églises, les chapelles, les harangueurs, les prédicateurs [...] et autre fatras, Montréal en regorge déjà. » Mais il sait aussi se faire tolérant. En avril 1876, il déclare à un reporter français : « Un prédicateur peut faire autant de prosélytes qu’il voudra dans ma cantine à raison de 10 cents par tête. Quant à moi, si je voulais m’en donner la peine, je pourrais leur faire embrasser n’importe quelle croyance religieuse, comme je puis en faire des libres penseurs. Je me propose d’inviter Chiniquy [Charles Chiniquy*] à venir prêcher ici, lorsqu’il sera de retour des provinces d’en bas. » On ne sait si l’orateur de la tempérance y fut invité ; mais le pasteur John Currie, de l’American Presbyterian Church qui se trouvait tout près, rue Inspecteur, sut impressionner Joe Beef et put prêcher à ses clients pendant sept mois, avant de partir en tournée aux États-Unis. « C’est un homme bon, avait-il dit à ses habitués, et il peut venir ici et vous parler n’importe quand. »
Joe Beef se maria à deux reprises. La première fois, vers 1865, il épousa Margaret McRae, qui mourut le 26 septembre 1871. Lors des funérailles de cette dernière, il attela les animaux les plus originaux de sa ménagerie pour la conduire au cimetière du Mont-Royal. Comme il avait conservé un poste de commissaire dans la milice, il put retenir les services d’une fanfare militaire, formée surtout de cuivres. Chemin faisant, on interpréta la marche funèbre extraite de l’oratorio Saul de Georg Friedrich Händel. Au retour, à la demande même de Joe Beef, on exécuta une vieille chanson militaire, The girl I left behind me. Quelques mois plus tard, le 13 février 1872, il épousa, à Montréal, Mary McRae, sœur de sa première compagne.
Le 15 janvier 1889, Joe Beef, âgé d’environ 54 ans, meurt subitement, frappé d’une crise cardiaque. Le Montreal Daily Witness écrit : « Pendant vingt-cinq ans il jouit à sa manière de la réputation d’être pour Montréal ce qu’on désignait autrefois sous le sobriquet de pervers. Son saloon [...] était le rendez-vous des hommes les plus dégradés. C’était le fond du puits de la mine, une sorte de cul-de-sac où on pouvait parquer les voleurs. La police affirmait que cet endroit avait une certaine utilité en ce qu’il était un lieu où ces derniers pouvaient être dépistés. » Mais Joe Beef est beaucoup plus populaire que ne le laisse croire ce journal. Le 18 janvier, sa veuve et ses six fils le portent en terre à l’occasion, au dire de la Minerve, des plus imposantes funérailles à Montréal depuis celles de Thomas D’Arcy McGee* en 1868. Tous les bureaux du quartier des affaires ferment pour l’après-midi. Cinquante organisations ouvrières y sont représentées. Le cortège qui suit le riche corbillard tiré par quatre chevaux « carapaçonnés de housses aux sombres couleurs » est, dit-on, long de plusieurs rues. « Cette foule était composée de chevaliers du travail, d’ouvriers et de manœuvres de toutes les classes. Tous les déshérités de la fortune, à qui l’hôtelier philanthrope avait si souvent tendu une main secourable, s’étaient empressés de rendre un dernier tribut à sa mémoire. » À sa mort, la Minerve estime son avoir à $80 000.
AC, Montréal, État civil, Anglicans, Saint-Thomas (Montréal), 18 janv. 1889.— ANQ-M, État civil, Anglicans, Saint-Thomas (Montréal), 28 sept. 1871 ; Méthodistes, East End (Montréal), 13 févr. 1872.— La Minerve, 21, 22, 24 déc. 1877, 19, 20, 24, 26, 27 avril 1880, 16, 17, 19 janv. 1889.— La Patrie, 24 mars 1882, 28–30 oct. 1884.— Gazette, 16 janv. 1889.— Rodolphe Fournier, Lieux et monuments historiques de l’île de Montréal (Saint-Jean [Saint-Jean-sur-Richelieu], Québec, 1974), 197.— Jean Hamelin et al., Répertoire des grèves dans la province de Québec au XIXe siècle (Montréal, 1970).— Montreal directory, 1871–1879.— E. A. Collard, Montreal yesterdays (Toronto, 1962), 269–281.— H. E. MacDermot, A history of the Montreal General Hospital (Montréal, 1950), 35.— Rumilly, Hist. de Montréal, III : 24.— Léon Trépanier, On veut savoir (4 vol., Montréal, 1960–1962), IV : 197s.— Joseph Germano, « L’auberge de Joe Beef », La Rev. nationale (Montréal), 1 (1895) : 634–638.— É.-Z. Massicotte, « À Montréal, le long de l’ancien port », BRH, 43 (1937) : 149–151.
Bibliographie de la version modifiée :
Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, 23 oct. 1879 ; 20–23 avril 1880.
Jean Provencher, « McKIERNAN, CHARLES, dit Joe Beef », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 22 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/mckiernan_charles_11F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/mckiernan_charles_11F.html |
Auteur de l'article: | Jean Provencher |
Titre de l'article: | McKIERNAN, CHARLES, dit Joe Beef |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1982 |
Année de la révision: | 2022 |
Date de consultation: | 22 nov. 2024 |