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L’année 2012 a marqué le bicentenaire de la fondation de la colonie de la Rivière-Rouge par l’Écossais Thomas Douglas, 5e comte de Selkirk. Non sans peine, cette colonie a su s’enraciner et croître jusqu’à son intégration au Canada. En 1870, elle est devenue, après une transition houleuse, la cinquième province canadienne : le Manitoba.
Au début du xixe siècle, la région de la Rivière-Rouge est située dans Rupert’s Land, immense territoire où la Hudson’s Bay Company (HBC) jouit, selon les termes d’une charte royale de 1670, de droits exclusifs de commerce et de colonisation. En 1810, les autorités de la compagnie discutent de l’établissement d’une colonie à cet endroit ; le scénario recueille quelques appuis. L’idée n’est donc pas nouvelle lorsque, l’année suivante, après avoir acquis, avec deux partenaires, dont John Halkett (Wedderburn), d’importants intérêts dans la HBC, Selkirk – qui a déjà consacré une partie de sa fortune au lancement de deux entreprises de colonisation à l’Île-du-Prince-Édouard et au Haut-Canada au cours des années précédentes – soumet un projet de colonie. L’un de ses objectifs consiste alors à aider les Écossais des Highlands que les grands propriétaires fonciers ont expulsés. Selkirk obtient une concession d’une superficie considérable [V. Cartes] et la garantie que la HBC paiera le transport des colons. En retour, il s’engage à fonder une colonie agricole en respectant quelques conditions. Par exemple, les agents de la HBC à la retraite et leurs épouses autochtones ou métisses (nées d’une union entre un père européen et une mère autochtone, ou descendantes de telles unions mixtes) pourront se faire accorder une terre dans la colonie, et le commerce des fourrures, en dépit du fait qu’il pourrait aider à assurer la subsistance des colons, leur sera interdit afin de ne pas concurrencer le monopole de la HBC.
Le premier contingent de colons, formé non seulement d’Écossais, mais également d’Irlandais, arrive à la Rivière-Rouge en 1812, suivi, deux ans plus tard, d’un groupe d’Écossais provenant de la région de Kildonan. En 1815, environ 300 personnes, majoritairement catholiques, vivent dans la colonie. Une quarantaine de colons canadiens-français recrutés par les premiers missionnaires catholiques s’installent en 1818, ce qui accroît la diversité linguistique et culturelle de la colonie.
La première décennie d’existence de cette colonie est tumultueuse. L’hostilité de la North West Company (NWC), une rivale de la HBC active dans Rupert’s Land en dépit de la charte de 1670, exacerbe les défis de l’implantation en milieu pionnier éloigné. Les Nor’Westers comptent alors dans leurs rangs plusieurs Métis, dont Cuthbert Grant. D’autres Métis approvisionnent la NWC en denrées alimentaires et notamment en pemmican (viande séchée, traditionnellement de bison, parfois mélangée à des baies). L’établissement de la colonie est perçu comme une menace pour l’existence de la NWC et la subsistance des Métis. Il en résulte un violent conflit entre, d’une part, la HBC et, d’autre part, la NWC et leurs alliés métis, dont l’enjeu est le contrôle du commerce des fourrures et des réseaux d’approvisionnement dans le Nord-Ouest. Jusqu’à la fusion des deux compagnies en 1821, qui mettra un terme à cette guerre du Pemmican, les Nor’Westers, ainsi que des Métis encouragés par ces derniers et dirigés par Grant, harcèleront périodiquement les colons (intimidation, incendie de maisons et de champs, déplacements forcés). Une vingtaine de colons perdent même la vie à Seven Oaks (Winnipeg) le 19 juin 1816 [V. Robert Semple].
L’administration de la colonie passe en 1835 de la succession de Selkirk, décédé en 1820, à la HBC. Jusqu’en 1870, la compagnie nommera les gouverneurs de la colonie. Elle désignera également les membres du Conseil d’Assiniboia, chargé d’épauler le gouverneur. Ces autorités veillent notamment à attirer des colons, à les défendre et à maintenir l’ordre, à développer les infrastructures de transport et à assurer l’approvisionnement de la colonie. Elles tentent également de préserver, tant bien que mal, le monopole commercial de la HBC. Plusieurs habitants, dont un grand nombre de Métis, prennent part à la traite des fourrures malgré l’interdit de la compagnie. Le peu de débouchés pour les produits de l’agriculture dans cette région isolée les pousse à chercher d’autres revenus. Le monopole commercial, dénoncé à maintes reprises, est définitivement levé en 1849 à l’issue du retentissant procès pour traite illégale de Pierre-Guillaume Sayer.
Durant les deux décennies suivantes, des commerçants et négociants canadiens, britanniques et américains, comme Norman Wolfred Kittson, viennent s’installer à la Rivière-Rouge ou y investissent, ce qui contribue entre autres au développement d’un noyau urbain : Winnipeg. À la fin des années 1860, néanmoins, l’économie de la colonie repose encore grandement sur l’agriculture, en partie en raison de la disparition du bison dans la région et de la raréfaction d’autres espèces animales, qui bouleversent les activités de chasse. Environ 600 Métis impliqués dans la chasse au bison et le commerce des peaux de cet animal quittent même la Rivière-Rouge durant les années 1850 et 1860, et migrent plus à l’ouest afin de se rapprocher des troupeaux subsistants, eux aussi victimes de la surexploitation [V. Jules Decorby ; Gabriel Dumont].
La population de la colonie passe d’environ 600 à 6 500 personnes entre 1821 et 1856, puis à plus de 10 000 personnes en 1870. Après l’arrivée de près de 170 Suisses recrutés par les agents de Selkirk en 1821, l’accroissement naturel et l’installation d’agents retraités de la HBC d’origine européenne ou métisse et de leurs familles ont été les principaux facteurs de progrès démographique. Les Métis francophones et anglophones forment une forte proportion des habitants de la colonie. La Rivière-Rouge constitue un des pôles de la société métisse et plusieurs de ses leaders, comme Cuthbert Grant, Charles Nolin, Pascal Breland, John Bruce, Gabriel Dumont et Louis Riel, y naissent ou y résident.
La colonie compte aussi plusieurs dizaines d’autochtones convertis et sédentarisés. D’autres Amérindiens fréquentent la région de la Rivière-Rouge pour traiter dans les postes de la HBC tout en résistant aux exhortations des missionnaires catholiques et protestants, tel George-Antoine Bellecourt, qui, en les appelant à s’y installer, visent non seulement leur conversion, mais aussi leur acculturation. Le nombre d’autochtones dans la colonie atteint quelques centaines à la fin des années 1860, probablement à cause de la raréfaction des ressources alimentaires dans le Nord-Ouest et des épisodes croissants de famine.
Des infrastructures d’éducation et de santé sont progressivement mises sur pied dans la colonie [V. Curtis James Bird ; Marie-Louise Valade]. En parallèle, les arts et la culture se développent grâce à des musiciens et des poètes comme Pierre Falcon. Des travaux sur l’histoire, la géographie, la flore ou encore le climat de la région sont effectués [V. Donald Gunn]. En 1859, un premier journal est publié à la Rivière-Rouge [V. Walter Robert Bown]. Les conditions de vie demeurent cependant difficiles. Diverses mesures d’assistance permettent de soutenir les colons touchés par les catastrophes naturelles ou la pauvreté. Néanmoins, les inondations, les sécheresses et les infestations de sauterelles poussent plusieurs familles à partir vers d’autres cieux.
La structure de gouvernance de la colonie est la cible d’un nombre grandissant de critiques durant les années 1850 et 1860. Plusieurs résidents dénoncent le fait que la colonie est gérée par une compagnie privée, la HBC, dont les dirigeants et administrateurs sont nommés et non élus. John Christian Schultz, par exemple, n’hésite pas à qualifier le régime de la HBC de « tyrannie ». Trois visions émergent des débats sur l’avenir de la colonie. Certains prônent un statut de colonie de la couronne britannique, indépendante du Canada, tandis que d’autres, tels que Schultz, appellent au rattachement de la Rivière-Rouge au Canada-Uni (ou, après 1867, au Canada). Un troisième groupe souhaite plutôt que la colonie soit annexée aux États-Unis, avec qui elle entretient déjà des échanges économiques soutenus.
Par ailleurs, le sort de la colonie, qui suscitait auparavant une relative indifférence au Canada-Uni, a fait l’objet d’une attention particulière à partir des années 1850 sous l’influence d’un courant expansionniste, particulièrement perceptible au Canada-Ouest (Haut-Canada, Ontario actuel). Le Nord-Ouest est progressivement considéré comme le prolongement naturel du territoire canadien et comme un espace immense dont la colonisation stimulerait la croissance économique. Deux expéditions, l’une britannique, conduite par John Palliser, et l’autre canadienne, sous la direction de George Gladman, Henry Youle Hind et Simon James Dawson, sont organisées en 1857 afin de mieux connaître le territoire et d’en vérifier le potentiel agricole. Leurs rapports soulèvent l’enthousiasme et alimentent la rhétorique expansionniste. Quelques Canadiens anglais partisans de l’annexion viennent ensuite s’installer à la Rivière-Rouge. Tout comme d’autres colons d’origine britannique et irlandaise, ils entretiennent des préjugés envers les Métis – qui composent 80% de la population de la colonie à la fin des années 1860 – et particulièrement envers les Métis franco-catholiques. Cette hostilité attise les tensions locales et fait craindre pour le respect des droits des Métis, ainsi que pour la pérennité de leur présence dans la région.
Redoutant l’expansion américaine vers le nord, les autorités britanniques appellent la HBC, dont certains anciens dirigeants ont pressenti un changement d’administration [V. sir George Simpson], à négocier la vente de Rupert’s Land, et donc de la colonie de la Rivière-Rouge, au Canada. Un accord, fixant le transfert des terres au 1er décembre 1869, est signé sans que les populations locales ne soient consultées [V. Sir George-Étienne Cartier]. Le gouvernement canadien n’assure pas formellement que les titres de propriété seront respectés, ce qui accroît les inquiétudes des résidents de la colonie, car un grand nombre d’entre eux n’ont pas de titres officiels. En septembre 1869, les autorités canadiennes désignent William McDougall comme premier lieutenant-gouverneur du territoire. La nomination de cet expansionniste convaincu et l’arrivée dans la colonie d’une équipe chargée de l’arpentage des terres [V. John Stoughton Dennis] précipitent les événements et conduisent à la rébellion de la Rivière-Rouge.
Le 11 octobre 1869, un groupe de Métis dirigé par un jeune leader instruit, éloquent et bilingue, Louis Riel, contraint l’équipe d’arpenteurs à arrêter ses travaux. Au début du mois suivant, des Métis somment McDougall de quitter la Rivière-Rouge et s’emparent d’Upper Fort Garry (Winnipeg), poste de traite de la HBC au cœur de la colonie. Un gouvernement provisoire, chargé de mener les négociations sur les modalités de l’annexion de la colonie au Canada et d’assurer le respect des droits des populations locales, est établi le 8 décembre ; Riel en devient président le 27. La composition de ce gouvernement représentatif, qui compte notamment, au poste de trésorier, l’enseignant d’origine irlandaise William Bernard O’Donoghue [V. Les fenians], reflète la diversité ethnique, linguistique et religieuse de la colonie. Le 3 mars 1870, une cour martiale métisse condamne à mort pour insubordination l’orangiste Thomas Scott. Cet homme au tempérament explosif et méprisant à l’endroit des Métis, arrivé à la Rivière-Rouge l’été précédent, a tenté, avec un groupe d’hommes où figurait Schultz, de renverser le gouvernement provisoire. Son exécution, le 4 mars, déclenche en Ontario une tempête de colère envers les Métis.
Les négociations avec les autorités canadiennes mènent, le 24 juin 1870, à la ratification de l’Acte du Manitoba par le gouvernement provisoire. Le document répond à plusieurs demandes, comme le respect des titres de propriété, un statut de province, l’instauration d’un gouvernement responsable, des institutions bilingues et des écoles confessionnelles [V. Sir Wilfrid Laurier]. La création de la province du Manitoba, le 15 juillet 1870 [V. Cartes], ne met cependant pas fin aux tensions. L’arrivée, à la fin du mois d’août, d’un détachement militaire canado-britannique chargé officiellement de maintenir la paix, mais composé en partie de miliciens ontariens criant vengeance pour l’exécution de Scott, est suivie d’actes d’intimidation et de violence [V. André Nault]. Elzéar Goulet, membre de la cour martiale qui a condamné Scott, est même victime de meurtre. Craignant pour sa vie, Riel fuit aux États-Unis. Le nouveau lieutenant-gouverneur, Adams George Archibald, bilingue, arrive le 2 septembre et met sur pied un premier gouvernement provincial, formé de francophones et d’anglophones.
Malgré les dispositions de l’Acte du Manitoba, des milliers de Métis quittent la région de la Rivière-Rouge au cours des années suivantes, chassés de leurs terres par l’arrivée massive de colons essentiellement ontariens ou désireux de se rapprocher des troupeaux de bison subsistants afin de poursuivre leurs activités de chasse et de transformation des peaux. Plusieurs migrent vers l’ouest, particulièrement sur les territoires des provinces actuelles de la Saskatchewan et de l’Alberta, où la lutte pour le respect de leurs droits conduira à la rébellion du Nord-Ouest et à l’exécution de Riel en 1885. Cette même année, les Métis ne forment plus que 7% de la population manitobaine.
Les biographies relatives aux Métis présentées dans cet ensemble thématique, tout comme l’ensemble des biographies du Dictionnaire biographique du Canada/Dictionary of Canadian Biography (DBC/DCB), sont le reflet de l’historiographie de l’époque où elles ont été écrites. Une majorité de ces biographies ont été rédigées entre les années 1960 et 1990. Or, l’avancée de la recherche et l’adoption de perspectives inédites ont mené, depuis, à une reconsidération de certains points de vue et à de nouveaux débats sur le développement des communautés métisses et sur l’évolution de leurs relations avec les populations blanches. L’utilisation des mots « bataille » et « massacre » pour décrire l’épisode de Seven Oaks, en particulier, suscite encore des discussions passionnées. L’équipe du DBC/DCB a donc préparé une liste de lectures suggérées sur l’histoire des Métis, spécialement ceux de la Rivière-Rouge, afin d’aiguiller les internautes intéressés à prendre connaissance d’interprétations récentes de l’expérience métisse canadienne.
La colonie de la Rivière-Rouge constitue l’un des pivots de la colonisation de l’Ouest. Nous vous invitons à découvrir son histoire, de son établissement en 1812 jusqu’à la création du Manitoba en 1870, en lisant les biographies d’hommes et de femmes qui l’ont jalonnée.