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GAGNON, ERNEST (baptisé Frédéric-Ernest-Amédée), musicien, professeur, compositeur, fonctionnaire et auteur, né le 7 novembre 1834 à Rivière-du-Loup (Louiseville, Québec), cinquième des neuf enfants de Charles-Édouard Gagnon, notaire, et de Julie-Jeanne Durand ; le 12 juin 1860, il épousa à Québec Caroline Nault (décédée en 1871), et ils eurent deux filles, puis le 7 octobre 1874, dans la même ville, Emma Cimon (décédée en 1919) ; décédé à Québec le 15 septembre 1915 et inhumé au cimetière Notre-Dame de Belmont à Sainte-Foy, Québec.
Lorsque les Gagnon firent l’acquisition d’un piano, dans les années 1840, très peu de familles de la région de Trois-Rivières en avaient un. Fasciné par l’instrument, dit-on, le jeune Ernest reçut quelques leçons de sa grande sœur Bernardine. À l’âge de 12 ans, il entra au collège Joliette, où il termina ses études classiques en quatre ans. Il s’établit à Montréal en 1850 et étudia la musique auprès de John G. Seebold ; il fit la connaissance de musiciens réputés, tel le pianiste et compositeur d’origine française Charles Sabatier [Wugk*], arrivé au Canada probablement en 1848. Gagnon assurait sa subsistance en travaillant chez divers commerçants de Montréal, dont l’horloger et marchand de musique Louis Bilodeau. En 1853, chose remarquable pour un musicien de 19 ans, il obtint le poste d’organiste à l’église Saint-Jean-Baptiste de Québec. Puis il se perfectionna en passant l’année 1857–1858 en Europe. Il étudia le piano au Conservatoire de Paris avec Alexandre-Édouard Goria et Henri Herz, suivit des leçons d’harmonie et de contrepoint avec Auguste Durand, et fit la connaissance du célèbre compositeur d’opéras Gioacchino Antonio Rossini. Pendant cette même période, il découvrit le mouvement de restauration du plain-chant français lancé par le bénédictin dom Prosper Guéranger et ses disciples de Solesmes ainsi que la méthode d’harmonisation du plain-chant mise au point par le compositeur et théoricien français Louis Niedermeyer.
De retour à Québec, Gagnon reprit son poste à l’église Saint-Jean-Baptiste et entama une carrière d’organiste, de compositeur, de pédagogue et d’administrateur. L’enseignement, notamment à l’école normale Laval, au séminaire de Québec et au couvent des ursulines, l’occupa beaucoup de la fin des années 1850 aux années 1870. Il enseignait l’orgue, la dictée musicale et le chant choral. En outre, à l’école des ursulines, il préparait la chorale en vue des grandes fêtes de l’année liturgique, auxquelles il participait souvent, d’ordinaire en tant qu’organiste. À l’époque, il était l’un des rares hommes à être admis dans l’enceinte du couvent. Toujours généreux envers les ursulines, il était respecté dans leur communauté, comme en témoigne le surnom de « pape des ursulines » que lui donneraient les cercles religieux de Québec.
Au tournant des années 1850 et 1860, Gagnon se mit à composer. Trois pièces à programme figurent parmi ses premières œuvres : deux morceaux pour piano seul, Stadaconé et Souvenir de Venise : grand nocturne pour piano, et un pour violon et piano, l’Incantation de la jongleuse. Dans Stadaconé, sous-titré Danse sauvage pour piano, il tenta d’intégrer des éléments glanés auprès des Amérindiens de la région de Québec : motifs mélodiques descendants présentant à l’occasion un fort intervalle ascendant en début de phrase, réitération d’éléments structurels, prédominance de la quinte ouverte, interprétée comme un battement de tambour par Gagnon comme par la plupart des non-autochtones. Tout en étant empreint d’ethnocentrisme, l’intérêt de Gagnon pour la musique autochtone était inhabituel à l’époque. Il se manifesta également dans certains de ses écrits subséquents, en particulier dans une communication présentée en 1906 et publiée l’année suivante à Québec sous le titre les Sauvages de l’Amérique et l’art musical [...]. Certainement inspirée de sa visite en Italie, la deuxième composition de Gagnon pour piano, Souvenir de Venise, reflète, dans certaines de ses sections lyriques, l’ampleur et la souplesse des mélodies de l’opéra italien. Le style du morceau montre que Gagnon connaissait les tendances du milieu du xixe siècle en matière de composition pour piano. Cette pièce ressemble à la musique que l’on aimait écouter à l’époque dans les salons parisiens ; Gagnon dut se familiariser avec ce répertoire pendant son séjour en Europe. Par ailleurs, l’Incantation de la jongleuse se distingue par son programme, inspiré d’une légende publiée par Henri-Raymond Casgrain* en 1861, « la Jongleuse ». Gagnon n’a pas structuré sa composition en suivant le récit ; il a plutôt rendu les impressions de mystère, de magie que la jongleuse suscite, par ses incantations, chez les personnages de la légende. La pièce est faite de sections qui développent des thèmes musicaux dérivés du programme. Cette conception organique de la forme musicale rappelle celle de compositeurs du xixe siècle tel Franz Liszt, qui cherchaient en dehors de la musique des idées susceptibles de servir de points de départ à la création.
En 1860, Gagnon se fit remarquer du public en échangeant dans des journaux locaux des lettres polémiques avec le musicien Marie-Hippolyte-Antoine Dessane*, d’abord au sujet du chant de Noël Minuit, chrétiens, œuvre du compositeur français Adolphe Adam, puis au sujet de l’harmonisation du plain-chant. Les deux débats semblent avoir été entamés par Dessane, que la popularité croissante de Gagnon dans les cercles musicaux irritait. Gagnon présenta Minuit, chrétiens à Québec après l’avoir entendu pour la première fois à Paris en 1857, à la messe de minuit de l’église Saint-Roch, où son professeur Auguste Durand était organiste. Son initiative ennuya Dessane qui, comme Français, se sentait un certain devoir de faire connaître la musique de son pays natal. Tout au long des débats, Gagnon conserva l’appui du public, car il se défendit en montrant un authentique respect pour Dessane et son point de vue. La polémique sur l’accompagnement du chant grégorien, qui eut lieu peu de temps après, fut provoquée par la publication d’un ouvrage de Pierre Lagacé, les Chants d’église (Paris, 1860). Lagacé et Gagnon faisaient à Québec la promotion du mouvement français de restauration du plain-chant et préconisaient le système d’accompagnement décrit et illustré par Niedermeyer. Dessane s’opposait au système de Niedermeyer à la fois par principe (la beauté intrinsèque du chant grégorien était l’absence d’accompagnement) et en invoquant le fait que les travaux de Niedermeyer n’avaient pas reçu la consécration des milieux parisiens. On peut voir, dans ce débat entre Gagnon et Dessane, un exemple de la concurrence qui opposaient les deux principales écoles musicales de France : l’école de Niedermeyer et le Conservatoire de Paris (dont Dessane était diplômé). Par sa courtoisie et ses arguments rationnels, Gagnon s’assura encore une fois la faveur du public. Lui-même et Dessane étaient alors parmi les musiciens les plus connus de Québec. Le contraste de leurs personnalités et antécédents alimentait sans doute leur rivalité.
L’agressivité de Dessane dans ces polémiques et le soutien indéfectible du public envers Gagnon pourraient expliquer que Dessane ait démissionné du poste d’organiste de la cathédrale Notre-Dame (devenue par la suite basilique) et ait été remplacé par Gagnon en 1864. Dès lors, la famille Gagnon détint cette fonction longtemps. En 1876, Ernest céda la place à son frère Gustave*. En 1915, le fils de Gustave, Henri*, prit la succession ; il demeurerait organiste jusqu’à sa mort en 1961. Sous l’impulsion d’Ernest, les Gagnon furent donc de grands animateurs de la vie musicale à Québec. Le rôle majeur d’Ernest et de Gustave dans la formation et les premières années de l’Union musicale de Québec et l’Académie de musique de Québec, fondées respectivement en 1866 et en 1868, le montre aussi.
En 1873, Gagnon retourna en Europe à titre de correspondant d’un journal de Québec, le Courrier du Canada. En compagnie de son collègue et ami Lagacé, il passa plus de cinq mois à visiter l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Autriche, la Bavière, le Luxembourg et la Belgique. Il rédigea pour le Courrier une série de lettres qui reparurent à Québec en 1876 sous le titre de Lettres de voyage [...] Ces lettres font notamment état de sa rencontre avec dom Guéranger à Solesmes et de son audience auprès de Pie IX à Rome. Avant de rentrer au Canada, Gagnon rencontra à Paris ses compatriotes Calixa Lavallée* et Guillaume Couture, alors étudiants dans cette ville.
L’année 1875 marqua un tournant dans la vie professionnelle de Gagnon, car il abandonna l’enseignement pour devenir fonctionnaire du gouvernement de la province de Québec. Cette année-là, il fut secrétaire du premier ministre Charles Boucher de Boucherville, puis, de 1876 à 1905, secrétaire de plusieurs ministres des Travaux publics. Manifestement, Gagnon réorienta sa carrière de son plein gré. La réputation de musicien qu’il s’était taillée à Québec, de même que sa participation à l’administration d’organisations nationalistes tels l’Institut canadien et la Société de colonisation de Québec, l’aidèrent peut-être à obtenir ces postes dans l’administration publique. Il avait d’ailleurs quelque expérience directe de la politique puisqu’il avait été conseiller municipal en 1871–1872. Durant ses 30 années dans la fonction publique, Gagnon poursuivit ses activités musicales, à la fois en tant qu’interprète, compositeur et administrateur. Au cours de cette même période, il fit également œuvre d’historien en composant la biographie de deux personnages du xviie siècle, l’explorateur canadien Louis Jolliet* et le gouverneur Louis d’Ailleboust* de Coulonge et d’Argentenay. Ces deux ouvrages sont bien documentés et illustrent brillamment son érudition. Fondé sur les Relations des jésuites, le septième chapitre de Louis Jolliet [...] (Québec, 1902) présente un tableau de la vie musicale à Québec au xviie siècle et montre combien Mgr François de Laval*, le prêtre et musicien Charles-Amador Martin* et Jolliet y jouèrent un rôle important. L’explorateur fut probablement le premier Canadien à étudier la musique en Europe et tint l’orgue de la cathédrale Notre-Dame deux siècles avant Gagnon.
Pourtant, c’est peut-être surtout grâce à Chansons populaires du Canada qu’Ernest Gagnon est passé à la postérité. Publié par tranches à Québec dans le Foyer canadien de 1865 à 1867, ce recueil fit l’objet en 1880 d’une deuxième édition qui fut réimprimée au moins 13 fois entre cette date et les années 1950. On y trouve l’intégrale (texte et musique) d’une centaine de chansons folkloriques. Une partie d’entre elles ont été notées sur le terrain par Gagnon et d’autres ont été ajoutées par lui en raison de leur importance dans la tradition chantée de l’époque. Chaque chanson est assortie de commentaires sur des points particuliers – origine, variantes, caractéristiques musicales. Dans la conclusion, intitulée « Remarques générales », Gagnon développe ces commentaires en mettant en valeur l’hypothèse d’un lien entre la modalité des mélodies des chansons et celle du grégorien. Bien que cet argument n’ait pas fait long feu, il présente un intérêt historique, car il constitue l’une des premières tentatives en vue d’établir une base analytique pour l’étude d’un répertoire folklorique. Si on la situe dans un schéma de notions particulières de la « race » canadienne-française, on peut considérer l’interprétation de Gagnon comme une composante du nationalisme naissant des années 1860. Chansons populaires préfigurait certaines orientations des folkloristes, particulièrement en ce qui a trait à la transcription et à l’interprétation de divers types rythmiques. En replaçant le recueil dans son contexte historique, on voit qu’il s’inscrivait dans la volonté d’affirmer l’identité canadienne-française par une remise au jour du passé, car pour Gagnon comme pour beaucoup de Canadiens français, le folklore était un aspect essentiel et unique de ce passé.
Gagnon ne se passionnait pas pour le folklore uniquement en tant que collectionneur. Il fit des arrangements pour des chansons populaires – par exemple Un soir à bord (1859) et le Carnaval de Québec (1862) pour piano seul ou les Soirées de Québec (1887) et Chants canadiens (1882) pour chorale. Il en réalisa aussi pour des chansons bien connues sur des thèmes sacrés. Les arrangements de Cantiques populaires pour la Fête de Noël, en particulier, se chantent encore au Québec. Par la suite, il composa aussi de la musique sacrée, soit des harmonisations de chant grégorien et quelques morceaux originaux. En vue de réformer la musique d’église, corrompue selon lui dans certaines paroisses, il publia à Québec en 1903 un volumineux recueil d’harmonisations de plain-chant, Accompagnement d’orgue des chants liturgiques [...]. Cet ouvrage témoigne que Gagnon ne se désintéressa jamais du mouvement de restauration du chant grégorien et montre comment il adapta le système d’harmonisation mis au point par Niedermeyer dans les années 1850. Tout comme ce dernier, Gagnon était convaincu de rehausser l’esprit des mélodies grégoriennes en créant des accompagnements bien adaptés pour orgue et en veillant à ce qu’ils soient exécutés avec goût.
En 1880, Gagnon fut président du comité de musique des célébrations de la Saint-Jean-Baptiste, autre indice de l’estime dont on l’entourait à Québec. Il fut à l’origine de la composition d’O Canada, musique de Lavallée et paroles d’Adolphe-Basile Routhier. Admis à la Société royale du Canada en 1902, il reçut un doctorat ès lettres de l’université Laval l’année suivante. Il était membre correspondant de la Société des compositeurs de Paris depuis 1868 et portait le titre d’officier de l’Instruction publique de France. Sa renommée de musicien et d’homme de lettres lui permit d’entretenir des rapports avec des Canadiens et des Européens distingués. Il correspondit avec les musiciens et folkloristes français Julien Tiersot (qu’il rencontra en plusieurs occasions) et Jean-Baptiste Weckerlin. À la retraite à compter de 1905, il comptait dans son cercle d’amis le sculpteur Louis-Philippe Hébert, le peintre Charles Huot*, le journaliste Jules-Paul Tardivel*, le juge Routhier et l’historien Thomas Chapais*. En 1911, il rencontra un folkloriste de la génération montante, Marius Barbeau*. Gagnon profita de ses années de retraite et travailla à des projets tels des articles pour la Revue canadienne de Montréal jusqu’à la veille de sa mort en 1915.
Ernest Gagnon appartenait au courant littéraire et historique d’obédience nationaliste qui émergea dans la province de Québec au cours des décennies postérieures aux rébellions de 1837–1838. Sa foi profonde en l’Église catholique et son fervent nationalisme – éléments fondamentaux de l’idéologie canadienne-française – ont été des forces dominantes de sa vie et de son œuvre, et ont stimulé toutes ses réalisations intellectuelles et musicales.
Après la mort d’Ernest Gagnon, sa fille Blanche a été la première à entreprendre des recherches sur l’œuvre de son père. Elle a édité ses écrits et fait paraître Pages choisies (Québec, 1917), avec une « Notice biographique » de Thomas Chapais ; elle a aussi édité Nouvelles pages choisies (Québec, 1925). Son ouvrage intitulé Réminiscences et Actualités (Québec, 1939) contient des détails biographiques utiles sur son père. On trouve une liste complète des textes à caractère littéraire et historique de Gagnon dans Roger Bonin, « Bibliographie de monsieur Ernest Gagnon » (mémoire, école de bibliothécaires, Univ. de Montréal, 1945). Notre thèse intitulée « Ernest Gagnon (1834–1915) : musician and pioneer folksong scholar » (thèse de ph.d., Univ. of Toronto, 1989) dresse un inventaire exhaustif des compositions musicales de Gagnon, dont des harmonisations de plains-chants et des arrangements de chants folkloriques à l’annexe 1, et une biographie détaillée et bien documentée au premier chapitre. Avec François Brassard, nous avons dressé la liste des œuvres littéraires et musicales de Gagnon dans la 2e édition de l’Encyclopedia of music in Canada (Kallmann et al.). Certaines des compositions de Gagnon figurent dans le Patrimoine musical canadien, Elaine Keillor et al., édit. (15 vol. (18 tomes) parus, Ottawa, 1983– ), 1–2, et l’on trouve une analyse de certaines de ses œuvres dans le DOLQ, 1–2. Il existe d’autres notices biographiques sur Gagnon dans de nombreux répertoires biographiques datant de son époque ou parus par après. Deux autres études sont dignes de mention : Conrad Laforte, la Chanson folklorique et les Écrivains du xixe siècle (en France et au Québec) (Montréal, 1973), et Arthur Letondal, « Ernest Gagnon, écrivain et folkloriste (1834–1915) », Qui ? (Montréal), 2 (1950–1951) : 65–80. [g. e. s.]
ANQ-Q, CE1-1, 12 juin 1860, 7 oct. 1874.
Gordon E. Smith, « GAGNON, ERNEST (baptisé Frédéric-Ernest-Amédée) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/gagnon_ernest_14F.html.
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Auteur de l'article: | Gordon E. Smith |
Titre de l'article: | GAGNON, ERNEST (baptisé Frédéric-Ernest-Amédée) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1998 |
Année de la révision: | 1998 |
Date de consultation: | 21 déc. 2024 |