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FORTUNE, ROSE, bagagiste et agente de la paix non officielle, née vers 1774 en Pennsylvanie ; décédée en 1864 à Annapolis Royal, Nouvelle-Écosse, et inhumée le 20 février dans la même ville.
Rose Fortune était presque certainement la fille de Fortune, homme d’origine africaine arrivé en Nouvelle-Écosse en 1783 ou 1784. Selon l’histoire familiale, elle aurait vu le jour près de Philadelphie, peu avant la guerre d’Indépendance américaine. Son père pourrait être le Fortune qui, avec une autre esclave, Aminta, probablement sa femme, avait échappé en avril 1773 à un propriétaire de plantation de Virginie du nom de William Bradley. Le couple avait peut-être atteint l’État voisin de la Pennsylvanie, où sévissait toujours ce type d’asservissement, mais où une grande partie des Africains vivaient librement, bon nombre d’entre eux ayant reçu leur affranchissement. Qu’importe sa condition (esclave, ancien esclave ou né libre), le père de Rose décida plausiblement d’assurer davantage sa situation en acceptant l’offre des Britanniques : « les domestiques liés par contrat, les Noirs, ou d’autres (associés aux rebelles) » qui se joindraient à la cause loyaliste durant la guerre obtiendraient leur libération. Les listes de soldats noirs ne contiennent aucun homme nommé Fortune, mais ce dernier servit peut-être les forces britanniques d’une autre manière.
Fortune et sa famille ne figurent pas dans le « Livre des Noirs », où se trouvent les noms de quelque 3 000 personnes noires qui quittèrent New York en bateau pour atteindre la Nouvelle-Écosse à la fin de la guerre, en 1783 [V. Boston King*] ; ils apparaissent toutefois dans un rôle d’appel d’officiers libérés, de soldats démobilisés et de loyalistes dans le comté d’Annapolis, rédigé à l’été de 1784. « Fortune […] un Noir affranchi », avait accédé à la colonie avec une femme et un enfant de plus de 10 ans. Selon la tradition orale de ses descendants, il perdit la vie peu après l’arrivée de la famille ; sa femme disparut des documents historiques en même temps.
On ignore le moment où Rose Fortune s’installa pour de bon à Annapolis Royal. Quelques indices laissent croire qu’elle vécut très tôt à Brinley (Brindley) Town. Cette colonie de Noirs près de Digby connut un déclin important, en 1792, avec le départ des trois quarts des habitants pour la Sierra Leone [V. Thomas Peters*]. Dans les années 1820, Rose Fortune travaillait à son compte à Annapolis Royal. Même si de nombreuses femmes noires n’avaient accès qu’à des emplois de domestique, elle choisit une autre voie et devint bagagiste (ou trimbaleuse de bagages, comme on appelait souvent ces manœuvres). Ayant réussi à économiser assez d’argent pour se procurer une brouette en bois (possiblement en cirant des chaussures), elle allait sur les quais à l’accostage des navires, et offrait d’emmener les passagers et leurs biens à leur domicile ou dans des auberges du coin. Elle manquait parfois de délicatesse avec les bagages, semble-t-il. Sa réputation de rudesse transparut-elle dans les livres de comptes de l’église anglicane St Luke, dont elle demeura une fidèle assidue ? Quelqu’un y nota, en 1828, l’achat d’« un petit balai de paille – l’autre ayant été brisé par Rose ».
D’après une histoire familiale, Rose Fortune fit un jour la connaissance de Thomas Chandler Haliburton, avocat, écrivain et homme politique qui vécut à Annapolis Royal dans les années 1820. Il quitta la région après sa nomination comme juge en 1829, mais y retournerait à l’occasion pour entendre des causes dans l’ouest de la province. Mlle Fortune avait mis sur pied un service de réveil destiné à la communauté d’Annapolis Royal, afin d’avertir les passagers qui risquaient de manquer un navire en partance ou tout autre rendez-vous. Or, elle avait l’habitude de tirer Haliburton du sommeil pour le presser d’attraper le Maid of the Mist à destination de Digby les matins où on l’attendait à la cour. Le docteur Augustus Robinson, ex-maire de la ville, se souvint qu’elle lui disait affectueusement : « Allez, juge, allez ! » Selon une autre histoire, Haliburton lui aurait donné un shilling, pourboire généreux pour l’époque.
À un certain moment, Rose Fortune eut quelques ennuis judiciaires. Quelqu’un lui en voulait peut-être de vivre à Annapolis Royal (plutôt qu’à Lequille, non loin de là, comme la plupart des Africains néo-écossais des environs), de ne pas se montrer aussi soumise que ce que beaucoup attendaient d’une femme noire, d’avoir du succès dans ses affaires, ou à cause d’une combinaison de ces facteurs. Il se peut également qu’elle ait vraiment organisé des événements où se déroulèrent des activités illégales. De toute façon, en 1836, puis en 1839, on accusa Mlle Fortune de « tenir une maison de débauche ». La première fois, elle obtint l’acquittement ; les archives du procès pour la deuxième accusation demeurent introuvables. Dans le seul autre document connu qui comporte son nom complet, elle figure parmi l’une des « personnes de couleur » qui, en 1851, se partagèrent cinq livres envoyées par le député du canton d’Annapolis, Alfred Whitman. Mlle Fortune reçut la somme de deux shillings six pence.
Malgré les accusations pour délits, Mlle Fortune montrait un grand respect pour la loi et l’ordre. Autoproclamée agente de police d’Annapolis Royal, elle maintenait le calme en mettant fin aux bagarres et en incitant les jeunes à observer le couvre-feu. On connaissait son habitude d’agiter sa canne durant les conflits ou pour se défendre. Elle la brandissait également à d’autres fins : s’ils tentaient de lui voler des clients, les jeunes apprenaient à se tenir loin d’elle.
Rose Fortune se démarquait par ses vêtements d’extérieur masculins. L’avocat local Frederick Wheelock Harris écrirait en 1920 : « Son mode vestimentaire distinctif la rendait aussi facile à repérer au besoin que les clochettes sonnantes des camionneurs dans la rue aujourd’hui. » Ses contemporains, qui la voyaient sous les prismes de la race, de la classe sociale et du genre, jugeaient sa façon de s’habiller audacieuse. Dans les faits, il lui fallait des tenues résistantes et fonctionnelles pour mener ses activités près des quais d’Annapolis Royal, où il faisait souvent froid. Si elle portait fréquemment un manteau d’homme, c’était sans doute par commodité : mieux adapté aux conditions météorologiques et, grâce à ses poches profondes, plus pratique.
En 1852, alors âgée de plus de 75 ans, Rose Fortune travaillait encore. Cette année-là, elle aida le lieutenant-colonel Burrows Willcocks Arthur Sleigh à quitter une « auberge abominable » d’Annapolis Royal. « Dans l’agitation qui accompagna cette opération rapide, nota-t-il, je reçus l’assistance […] d’une vieille femme noire étrange, plutôt rabougrie, noire comme un as de pique, et vêtue d’un manteau pour homme et d’un feutre : elle tenait un petit bâton, qu’elle n’hésitait pas à utiliser énergiquement sur le dos de quiconque ne bondissait pas hors de son chemin sur-le-champ. Pauvre vieille dame ! C’était manifestement tout un personnage. »
Quelqu’un raconta que Mlle Fortune chantait en travaillant pour alléger ses tâches quotidiennes. Apparemment, elle avait un vif sens de l’humour. On n’a trouvé aucune preuve de mariage, mais des documents attestent l’existence de trois enfants nés de Rose Fortune : Jane A., John et Margaret. La première épousa Isaac Godfrey et mourut sans enfants. John se maria avec Hester (Esther) Godfrey, et ils eurent une fille qui atteignit l’âge adulte. Margaret s’unit à John Francis ; ses six enfants passèrent le cap de la petite enfance. De cette progéniture fleurit l’héritage de Rose Fortune. On retrouve dans sa lignée plusieurs personnes bien connues : des gens d’affaires, des enseignants, des universitaires, des artistes et des personnalités politiques, dont Daurene Elaine Lewis*. Celle-ci, élue maire d’Annapolis Royal en 1984, deviendrait du même coup la première personne noire en Nouvelle-Écosse et la première femme noire au Canada à emporter la mairie. Albert Lewis, le mari d’une petite-fille de Mlle Fortune, Charlotte Amazie (Amberzine) Francis, reprit ses affaires de transport. L’entreprise resterait dans la famille jusqu’à la mort, en 1960, de James Albert, l’un des petits-fils des Lewis et le père de Daurene Elaine.
Au début du xxie siècle, de nombreux descendants de Rose Fortune habiteraient toujours la région d’Annapolis. En 2019, trois d’entre eux passèrent un test d’ADN qui situa leurs origines sur le continent africain, à Madagascar et en Amérique du Sud. L’ascendance sud-américaine pourrait confirmer un lien de parenté avec les esclaves fugitifs Fortune et Aminta : selon le propriétaire de plantation Bradley, on avait amené la mère d’Aminta aux colonies américaines « du continent espagnol [la côte continentale des Caraïbes] ». Rose Fortune mourut chez Amberzine et Albert Lewis en 1864, vers l’âge de 90 ans ; vraisemblablement, elle repose au cimetière Garrison d’Annapolis Royal, près de sa fille Jane A.
On commémora l’existence de Rose Fortune de diverses façons. L’actrice et dramaturge canado-américaine Leslie Lorraine McCurdy en fit l’un des personnages de son spectacle solo Things my fore-sisters saw. L’auteur américain George Cameron Grant écrivit une pièce de théâtre basée sur sa vie et présentée à quelques reprises. En 1992, l’Association of Black Law Enforcers créa une bourse pour la formation policière au Canada aux noms de Rose Fortune et du policier ontarien Peter Butler*. En 2015, le traversier qui relie Digby et Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, reçut le nom de Fundy Rose en sa mémoire. On dévoila un repère commémoratif à son lieu de sépulture présumé au cimetière Garrison en 2017, année où le gouvernement fédéral lui conféra le titre de personne d’importance historique nationale. Deux ans plus tard, la Commission des lieux et monuments historiques du Canada installa une plaque sur les quais d’Annapolis Royal pour honorer cette femme dont l’histoire « incarne la persévérance des loyalistes noirs, qui bravèrent les préjugés et les inégalités pour se tailler une place au Canada ».
Une représentation de la pièce de L. L. McCurdy a été filmée et diffusée en 2006 sur la chaîne de télévision Bravo. Le docudrame Rose Fortune : rhythm stick to freedom, écrit et réalisé par Robert Duncan (Edmonton et Toronto, 1998), a été présenté sur la chaîne History Television en 1998. La pièce de théâtre de G. C. Grant a paru sous le titre Fortune : a work for the stage inspired by the life of Miss Rose Fortune, a free person of character ([Freeport, N.Y., 2014]).
Une aquarelle sans nom de Rose Fortune, peinte dans les années 1830, constitue l’une des deux seules illustrations contemporaines de loyalistes noirs ; les N.S. Arch., Documentary art coll., à Halifax (acc. 1979-147/56), conservent cette image, que l’on peut voir sur leur site Internet : archives.novascotia.ca/africanns/archives/?ID=30.
Bibliothèque et Arch. Canada (Ottawa), MG23-D1, sér.1, vol. 24 (Ward Chipman (senior and junior) fonds, Lawrence coll., Muster master’s office, Muster roll of disbanded officers, discharged and disbanded soldiers and loyalists taken in the county of Annapolis, betwixt the 18th and 24th of June 1784, p.48 ; copie sur mfm accessible à heritage.canadiana.ca/view/oocihm.lac_reel_c9818, image 38).— N.S. Arch., RG 34-301 (Annapolis County Court of General Sessions of the Peace), P.1 (Proc. of the grand jury, 1801–61), 1836, 1840.— Virginia Gazette (Williamsburg), 29 avril 1773.— Annapolis Heritage Soc., « Rose Fortune – “a privileged character” » : annapolisheritagesociety.com/community-history/notable-personalities-past/rose-fortune-privileged-character (consulté le 24 août 2021).— Annapolis Royal, « Rose Fortune monument unveiling and dedication » : annapolisroyal.com/event/rose-fortune-monument-unveiling-dedication (consulté le 24 août 2021).— I. A. Armstrong, « For she was a militant Rose ! Annapolis Royal boasted first policewoman and feminine baggage smasher on continent », Listening Post (Montréal), mai 1924 : 24–25.— Bay Ferries Limited and Northumberland Ferries Limited, « What’s in a name ? The story of the Fundy Rose » : www.ferries.ca/whats-in-a-name-the-story-of-the-fundy-rose (consulté le 25 août 2021).— G. E. Clarke, « White niggers, black slaves : slavery, race and class in T. C. Haliburton’s The clockmaker », Nova Scotia Hist. Rev. (Halifax), 14 (1994), no 1 : 13–40.— F. W. Harris, « The Negro population of the county of Annapolis » (Annapolis Royal, N.-É., 1920 ; tapuscrit conservé aux N.S. Arch.).— A. M. Lane Jonah, « Rose Fortune (c. 1774–1864) » (s.p., [2015] ; Parcs Canada, Commission hist. des lieux et monuments du Canada, rapport no 2015-05).— C. I. Perkins, The romance of old Annapolis Royal […] (Annapolis Royal, 1988).— J. R. Soderlund, « Black women in colonial Pennsylvania », Pennsylvania Magazine of Hist. and Biog. (Philadelphie), 107 (1983) : 49–68.— B. J. Thompson, Finding Fortune : documenting and imagining the life of Rose Fortune ([Halifax], 2019).— J. W. St G. Walker, The black loyalists : the search for a promised land in Nova Scotia and Sierra Leone, 1783–1870 (Londres, 1976).
Brenda J. Thompson, « FORTUNE, ROSE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 17 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/fortune_rose_9F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/fortune_rose_9F.html |
Auteur de l'article: | Brenda J. Thompson |
Titre de l'article: | FORTUNE, ROSE |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2022 |
Année de la révision: | 2022 |
Date de consultation: | 17 déc. 2024 |