BRANDEAU, ESTHER, ​jeune immigrante juive née vers 1718, probablement à Saint-Esprit près de Bayonne, en France, décédée à une date inconnue ; elle vécut à Québec en 1738–1739.

L’arrivée d’Esther Brandeau, jeune femme d’une vingtaine d’années déguisée en garçon qui se faisait appeler Jacques La Fargue, créa tout un émoi à Québec en septembre 1738. Le hasard ayant mis à jour sa véritable identité, l’intendant Gilles Hocquart* la fit arrêter et conduire à l’Hôpital Général. Le 15 septembre elle fut soumise par le commissaire de la marine, Jean-Victor Varin* de La Marre, à un interrogatoire qui constitue l’un des rares documents à nous éclairer sur son passé. Le comte de Maurepas [Phélypeaux] écrira à ce sujet le 21 avril 1739 : « Je ne sais si l’on doit ajouter une foy entière à la déclaration faite par la nommée Esther Brandeau ». Quoi qu’il en soit, d’après cette déclaration, Esther serait la fille de David Brandeau, négociant à Saint-Esprit près de Bayonne. Vers 1733, ses parents l’embarquèrent sur un navire hollandais à destination d’Amsterdam où se trouvaient une de ses tantes et son frère. Le navire ayant fait naufrage, elle fut sauvée par un membre de l’équipage et hébergée par Catherine Churiau demeurant à Biarritz. C’est à partir de ce moment qu’elle décida de porter des vêtements masculins. Le commissaire, rapportant ses paroles, explique ainsi sa décision : « elle [Catherine Churiau] luy fit manger du porc et d’autres viandes dont l’usage est défendu parmi les Juifs et qu’elle prit la résolution dans le temps de ne plus retourner chez son père et sa mère pour jouir de la même liberté que les chrétiens. »

Par la suite, Esther Brandeau mena une vie plutôt mouvementée. Elle fut successivement mousse à Bordeaux, garçon de course chez un tailleur à Rennes, domestique au service des Récollets de Clissoy (Clisson ?), à l’emploi d’un boulanger à Saint-Malo, au service d’un sieur La Chapelle, capitaine d’infanterie à Vitré, arrêtée pour vol à Noisel près de Nantes, et enfin engagée comme mousse à La Rochelle sur le Saint-Michel en partance pour le Canada. Tout cela, bien entendu, sous différents noms d’emprunt.

À une époque où le monolithisme religieux était bien établi, son arrivée en Nouvelle-France embarrassa au plus haut point l’intendant Hocquart. Tout en demandant des instructions au ministre, il écrit : « Depuis son arrivée à Québec, elle a eu une conduite assez retenue. Elle paraît vouloir se convertir au catholicisme ». Le ministre répond : « je serai bien aise d’apprendre sa conversion. Vous devez au surplus en agir à son égard selon la conduite qu’elle tiendra dans la colonie ». Cependant, il semble que la conduite « retenue » du début et les bonnes dispositions à la conversion ne durèrent pas longtemps. Le 27 septembre 1739, Hocquart écrit au ministre : « Elle est si volage qu’elle n’a pu s’accomoder, ny à l’Hôpital Général, ny dans plusieurs autres maisons [...] Elle n’a pas tenu absolument une mauvaise conduite, mais elle a tant de légèreté qu’elle a été en différents temps aussi docile que revêche aux instructions que des ecclésiastiques zélés ont voulu luy donner ; je n’ay d’autre party à prendre que de la renvoyer. »

À l’époque, il importait aux autorités de la colonie que les habitants vivent, officiellement du moins, dans l’orthodoxie catholique. Un immigrant non catholique ne pouvait s’attendre en Nouvelle-France qu’à la conversion ou à la déportation. Il en était de même pour les catholiques non orthodoxes [V. Georges-François Poulet]. La déportation d’Esther Brandeau devint très vite une « affaire officielle » ; Louis XV même s’en mêla et décida que l’État paierait le passage de retour de la jeune délinquante. Le 25 janvier 1740 il écrira à l’amiral de France : « Mon cousin le Sr Hocquart [... a] fait embarquer à Québec sur le Navire Le Comte de Matignon de La Rochelle la no[mm]ée Esther Brandeau Juive qu’il avait à renvoyer en France en exécution de mes ordres ». Après cette lettre du roi, nous n’entendons plus parler de la demoiselle Brandeau. Elle s’est très probablement rembarquée pour la France à l’automne de 1739.

Esther Brandeau n’était restée dans la colonie qu’une seule année, suffisamment cependant pour faire parler d’elle par les plus hautes autorités de la Nouvelle-France. Elle fut considérée comme la première personne juive à mettre les pieds dans la colonie, mais il est probable que des convertis qui pratiquaient la religion en privé aient aussi rejoint la Nouvelle-France. Son histoire a néanmoins marqué, notamment les auteurs et les artistes qui ont fait d’elle une héroïne dans la littérature et au théâtre.

Gaston Tisdel

RAC, 1886 : xxxvi, xxxvii.— P.-G. Roy, Ville de Québec, I : 147s.— B. G. Sack, History of the Jews in Canada, traduit par Ralph Novek (Montréal, [1965]), 6–9.— Denis Vaugeois, Les Juifs et la Nouvelle-France (Trois-Rivières, 1968).

Bibliographie de la version modifiée :
Pierre Anctil, Trajectoires juives au Québec (Québec, 2010) ; Simone Grossman, « des Marranes au Québec ? Tensions identitaires et judéité dans Une Juive en Nouvelle-France de Pierre Lasry », Quebec Studies, 66 (2018) : 121–136 ; Heather Hermant, « Esther Brandeau / Jacques La Fargue : an eighteenth-century multicrosser in the Canadian cultural archives », dans The Sephardic Atlantic : colonial histories and postcolonial perspectives, Sina Rauschenbach et Jonathan Schorsch, édit. (Cham, Suisse, 2018) : 289–331.

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Gaston Tisdel, « BRANDEAU, ESTHER », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 21 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/brandeau_esther_2F.html.

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Auteur de l'article:    Gaston Tisdel
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1969
Année de la révision:    2023
Date de consultation:    21 nov. 2024