À Ottawa, le gouvernement n’était pas préparé pour la Première Guerre mondiale. Les principaux ministères de la fonction publique, Finances, Justice, Commerce et Travail, comptaient chacun encore moins de 100 employés en mars 1915. Des armes légères – le fusil Ross – étaient fabriquées au Canada, mais il n’y avait pas d’installations ni de main-d’œuvre pour produire des armements lourds. Un livre de guerre annoncé en grande pompe et rapidement mis en application faisait à peine allusion à ce que le gouvernement devait faire en temps de guerre. Toutefois, dès le dimanche 9 août, les principaux arrêtés en conseil avaient été promulgués et une session parlementaire débuta deux semaines après le début des hostilités. On adopta rapidement des lois pour protéger les institutions financières du pays et l’on augmenta les tarifs douaniers sur certains articles de consommation très en demande. Le projet de loi sur les mesures de guerre, qui donnait au gouvernement des pouvoirs de coercition exceptionnels sur les Canadiens, passa à la hâte les trois lectures. Enfin, on créa le Fond patriotique canadien pour assister les familles de soldats. Avec le soutien complet de Laurier et de son parti, on put mettre en place la législation de guerre en cinq jours.
Au milieu de l’année 1916, l’effort de guerre dans les usines et sur le terrain était alors à son sommet et l’on commençait à voir des pénuries de main-d’œuvre dans les chaînes de production et dans les fermes. À ce moment aussi, on avait compris qu’on était en présence d’une guerre d’usure. Les recrues potentielles avaient un choix que peu avaient en 1914 et au début de 1915, lorsqu’un taux élevé de chômage sévissait : elles pouvaient désormais choisir entre un travail très dangereux à 1,10 $ par jour en France et un autre à un salaire sans précédent sur le marché intérieur généré par l’économie de guerre. Dès juillet 1916, la source apparemment inépuisable de recrues s’était presque tarie. Les jours du volontariat étaient révolus.
L’approche du gouvernement dans la gestion de l’effort de guerre au pays allait de pair avec l’enrôlement volontaire. Craignant que l’économie déjà mal en point ne s’effondre à cause de la « conjoncture incertaine », Borden et le ministre des Finances, William Thomas White, avaient choisi de laisser les « choses [suivre leur cours] habituel ». En 1915, White rejeta les appels en faveur de l’imposition directe. Cette mesure coûterait trop cher à appliquer, disait-il, et ferait intrusion dans un domaine fiscal traditionnellement occupé par les provinces. Après la fermeture du marché de Londres à la fin de 1914, White se tourna, à contrecœur et en se plaignant des tarifs élevés demandés, vers New York pour des émissions d’obligations en 1915, 1916 et 1917. Il ne croyait pas que le marché canadien était de taille pour la mise en vente de forts volumes d’obligations. Toutefois, une émission très prudente de 50 millions de dollars en 1915, stimulée par l’escalade des coûts de la guerre, se solda par le double de souscriptions. Des émissions plus importantes en 1916 et 1917 furent aussi fructueuses, et un montant de 300 millions de dollars en emprunts de la Victoire rapporta 660 millions en 1918. Dans le secteur manufacturier, le Comité des obus entra dans la concurrence pour l’obtention de commandes de munitions de la part des gouvernements alliés. Le ministère de la Milice et de la Défense et d’autres dispersaient les contrats du gouvernement canadien pour subvenir aux nombreux besoins de ses soldats en perpétuant les pratiques partisanes qui avaient cours depuis des décennies. Les petits scandales qui survinrent au début de 1915 persuadèrent Borden d’établir la Commission de ravitaillement et d’en confier la direction à Albert Edward Kemp, alors ministre sans portefeuille. Cette commission prit en charge la passation de contrats pour les dépenses militaires du Canada et toutes les commandes de fournitures militaires, sauf les munitions, de la Grande-Bretagne et des alliés. Il y eut aussi des scandales au Comité des obus et, en novembre 1915, il fut dissous et remplacé, pour la fourniture de munitions, par la Commission impériale des munitions sous la direction de Joseph Wesley Flavelle.
Ce furent là les premières manifestations du changement. D’autres suivirent à mesure que la production dans les usines et les fermes canadiennes pour la guerre commença à augmenter. Pour répondre à un urgent besoin de denrées en Europe, le gouvernement de Borden réquisitionna la récolte de blé de 1915. En 1917, la montée en flèche des prix donna lieu à la mise sur pied de la Commission des surveillants du commerce du grain du Canada. Cet organisme retira aux entreprises céréalières privées la mise en marché des récoltes de 1917 et de 1918. Il fut remplacé par la Commission canadienne du blé, qui reçut le même mandat pour la récolte de 1919. De plus, en 1917, William John Hanna fut nommé contrôleur des vivres pour régir la production et la distribution des denrées du Canada, et Charles Alexander Magrath reçut le pouvoir de réglementer la distribution et les prix des combustibles ainsi que les salaires des mineurs en Alberta et en Nouvelle-Écosse. Un an plus tôt, comme les bénéfices excessifs réalisés par les entreprises canadiennes à cause de la guerre devenaient une préoccupation grandissante, Borden et White étaient revenus sur leurs positions et avaient mis en place la première forme d’imposition directe au pays, l’impôt sur le bénéfice des entreprises en temps de guerre. Cette mesure avait un motif politique. Il en fut de même quand White imposa à contrecœur en 1917 l’impôt de guerre sur le revenu en même temps que fut adoptée la Loi concernant le service militaire, prétendument pour saisir les revenus excédentaires du pays, mesure qui allait de pair avec l’enrôlement forcé dans l’armée. Les taux d’imposition étaient délibérément bas et s’appliquaient à une minorité de gens. Ces deux taxes rapportaient au gouvernement un revenu insignifiant et étaient censées être abolies à la fin de la guerre. L’impôt sur le bénéfice prit fin en 1920, mais serait restauré à la Deuxième Guerre mondiale ; l’impôt sur le revenu deviendrait la plus importante source permanente de rentrées de fonds du gouvernement fédéral. Bref, dès 1917, on avait rompu avec la tradition ; la politique du laisser-faire avait cédé le pas à une intervention remarquable du gouvernement dans l’économie.
Plus de 600 usines canadiennes, qui employaient au total plus de 250 000 ouvriers, fabriquaient quotidiennement près de 100 000 obus. Cette année-là, le Canada fournit entre un quart et un tiers de toutes les munitions utilisées par l’artillerie britannique en France et plus de la moitié des shrapnels. Le pays reçut d’abord des commandes d’obus en acier, eut ensuite des contrats pour d’autres pièces, puis pour des cartouches complètes, et finit par produire des avions et des bateaux. À la fin des hostilités, la Commission impériale des munitions et, avant elle, le Comité des obus avaient dépensé 1,25 milliard de dollars pour fabriquer 65 millions d’obus, 49 millions de douilles, 30 millions de fusées, 35 millions d’amorces, 112 millions de livres d’explosifs, 2 900 avions, 88 navires et une variété d’autres articles.