LÉVEILLÉ, MATHIEU, esclave noir, « maître des hautes œuvres » au Canada de 1733 à 1743, né à l’île de la Martinique vers 1709, décédé à l’Hôtel-Dieu de Québec le 9 septembre 1743.

Après la mort de l’exécuteur Pierre Rattier [V. Jean Rattier*], le 21 août 1723, les autorités coloniales lui cherchèrent en vain un successeur dans la colonie. Trois ans plus tard, elles demandèrent au ministre de la Marine, Maurepas, de trouver en France un bourreau pour le Canada. Maurepas leur conseilla alors d’acheter un esclave noir à la Martinique, mais il se ravisa très tôt et leur envoya un certain Gilles Lenoir, dit Le Comte, pensionnaire de l’Hôpital Général de Paris, pour exercer la charge d’exécuteur. Buveur invétéré, « si furieux dans le vin et d’une conduite si désordonnée » qu’il fallait le garder en prison à l’année longue, Gilles Lenoir se révéla un exécuteur inutilisable. On le renvoya en France à l’automne de 1730. Guillaume Langlais, originaire de Londres, le remplaça. Mais il était à ce point « vieux [51 ans environ], débile et sujet au vin » qu’il ne valait pas mieux que son prédécesseur. Finalement, le 12 octobre 1731, les autorités coloniales se décidèrent à prendre « les mesures nécessaires pour avoir un nègre de la Martinique pour servir d’exécuteur ». Le 24 mars 1733, Maurepas pria Jacques Pannier d’Orgeville, fonctionnaire royal à la Martinique, d’envoyer à Québec l’esclave noir demandé par les autorités de la Nouvelle-France. Le 1er août 1735, le trésorier général de la Marine, Barthélemy Moufle de La Tuillerie, paya à un certain sieur Sarreau, habitant de la Martinique, à même les fonds remis par le fermier général du Domaine d’Occident, la somme de 800# « pour le prix d’un nègre Envoyé a Quebec pour Servir de M’e des hautes œuvres ».

Le bourreau noir Léveillé était à peine arrivé à Québec qu’il fut hospitalisé à l’Hôtel-Dieu de cette ville, le 31 juillet 1733. Mathieu Léveillé, qui, jusqu’à l’âge de 24 ans, avait vécu sous le chaud climat des Antilles, eut beaucoup de difficulté à s’adapter aux brusques changements de température du Canada. Il dut faire de nombreux séjours à l’Hôtel-Dieu de Québec.

Le bourreau était très pauvre, si l’on en juge par les faits rapportés dans les documents judiciaires de l’époque. Le 28 novembre 1740, il reçut la vistite de François Mouïsset, fils de famille, à qui il avait donné l’hospitalité à Québec vers 1736. Avec l’aide de deux autres vagabonds, Nicolas Contant, dit Lafranchise, journalier de Montréal, et la sœur de ce dernier, Élisabeth, femme d’Antoine Tranchant, du cap à l’Arbre (cap à la Roche, près de Deschaillons), Mouïsset enivra Léveillé et en profita pour s’emparer des biens qu’il possédait : une marmite, une veste et une couverture. Presque aussitôt les voleurs furent arrêtés et subirent un premier procès devant Pierre André de Leigne, lieutenant général de la Prévôté de Québec. Ils furent condamnés à être attachés au carcan par le bourreau Léveillé, sur la place du marché à la basse ville de Québec, et à porter sur leur dos et sur leur poitrine un écriteau où il était inscrit : « Vagabonds, gens sans aveux et menant une vie scandaleuse. » En plus, le lieutenant général les condamna à être bannis du gouvernement de Québec pour trois ans et à payer au roi une amende de 3# chacun. Mais le procureur du roi Henry Hiché, conformément au titre xxvi, article vi, de la grande ordonnance criminelle de 1670, en appela de cette sentence au Conseil supérieur. Ce tribunal modifia finalement la sentence et condamna François Mouïsset et Nicolas Contant, dit Lafranchise, à deux mois de prison pendant lesquels ils seraient nourris au pain et à l’eau. Quant à Élisabeth, le Conseil lui ordonna de retourner vivre avec son mari et elle devait par la suite fournir au procureur général du roi un certificat de son retour et « séjour avec son mari ».

Léveillé souffrait de « mélancolie », le métier d’exécuteur n’étant pas très accaparant à l’époque. L’intendant Hocquart* crut remédier à l’ennui maladif de l’esclave en lui achetant une épouse antillaise. Lorsque celle-ci arriva au Canada en 1742, Léveillé était encore malade. De peur de contaminer la fiancée, l’intendant voulut attendre la guérison de l’exécuteur avant d’autoriser leur mariage. Cependant l’état de Léveillé s’aggrava ; le 5 septembre 1743, le bourreau fut de nouveau hospitalisé et mourut célibataire quatre jours plus tard à l’Hôtel-Dieu. Il fut inhumé dans le cimetière de l’hôpital le 10 septembre.

Les autorités coloniales décidèrent alors de faire baptiser l’esclave noire Angélique-Denise – ce qui fut fait le 23 décembre 1743 à Notre-Dame de Québec par le curé Joseph-André-Mathurin Jacrau* – et de la mettre en vente, probablement au prix de 700 ou 800#, si nous nous basons sur la somme versée par les autorités pour acheter Léveillé et les prix proposés pour l’achat d’esclaves par un marchand de La Rochelle en France aux habitants de la Louisiane en 1737. L’intendant Hocquart dut réussir à la vendre, car, après le 10 mai 1744, il n’est plus question d’Angélique-Denise dans les documents consultés.

Le cas de Mathieu Léveillé met en relief deux faits de l’histoire sociale de la Nouvelle-France. Après la mort de l’Antillais, il sembla évident qu’un Noir des « Isles » pouvait difficilement s’adapter au climat rigoureux du Canada. Aussi Maurepas conseilla-t-il à Hocquart de remplacer « le Nègre Me des hautes œuvres qui est mort » par « un Blanc ». Et l’on suivit cette politique jusqu’à 1760. L’impasse qui avait amené Léveillé au Canada met aussi en lumière la difficulté constante de trouver sur place un exécuteur de la haute justice. Dans la société canadienne comme dans la société française de l’ancien régime, l’infamie était liée à la condition de maître des hautes œuvres. Selon la législation de l’époque, une condamnation était d’autant plus infamante qu’elle devait être appliquée par le bourreau et, par ricochet, la mentalité populaire faisait peser sur l’exécuteur l’infamie attachée à la peine elle-même.

André Lachance

AHDQ, Registres des malades, 5 août 1723, 31 juill. 1733, 5 sept. 1743 ; Registres des sépultures, 10 sept. 1743.— AJQ, Registre d’état civil, Notre-Dame de Québec, 23 déc. 1743.— AN, Col., B, 52, ff.516, 549 ; 58, f.410 ; 78, f.145 ; Col., F1A, 32, f.177 ; Col., F3, 11, f.176.— ANQ, NF, Coll. de pièces jud. et not., 1 234 ; NF, Registres de la Prévôté de Québec, LXVI : 44v.–45 ; NF, Registres du Cons. sup., registre criminel, 1730–1759, ff.65v.–67 ; Manuscrits relatifs à l’histoire de la N.-F., 3e sér., IX : 411 ; XII : 15, 25, 28 oct. 1730, 12 oct. 1731 [sans folio].— Bornier, Conférences des ord. de Louis XIV, II : 336s., 348.— [J.-N.] Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et bénéficiale ; ouvrage de plusieurs jurisconsultes [...] (17 vol., Paris, 17841785), VII : 156.— Lachance, Le bourreau au Canada, 7881.— Trudel, Lesclavage au Canada français, 116s.

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André Lachance, « LÉVEILLÉ, MATHIEU », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 20 nov. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/leveille_mathieu_3F.html.

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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1974
Année de la révision:    2020
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