LeSUEUR, WILLIAM DAWSON, fonctionnaire, auteur et critique, né le 19 février 1840 à Québec, fils de Peter LeSueur et de Barbara Dawson ; le 19 septembre 1867, il épousa à Montréal Anne Jane Foster, et ils eurent un fils et une fille ; décédé le 23 septembre 1917 à Ottawa.

Versé en latin et en grec grâce à ses études à la High School of Montreal, William Dawson LeSueur s’installa à Toronto, où il entra le 23 février 1856 au département provincial des Postes. Comme sa fonction était une sinécure, il put s’inscrire en 1859 à la University of Toronto et obtint en 1863 une licence ès arts avec spécialisation en humanités. Dans le courant de l’année 1862, il avait étudié aussi le droit à l’Osgoode Hall, mais de toute évidence, il abandonna l’idée de faire carrière dans ce domaine. Il resta plutôt commis aux Postes, où son père (originaire de l’île de Jersey) était surintendant du service des mandats-postes, et se fixa à Ottawa en 1865, quand le département s’y installa. Il en deviendrait le secrétaire principal le 1er juillet 1888 et conserverait cette fonction jusqu’à sa retraite en 1902.

Membre du petit cercle de personnalités littéraires que la fonction publique d’Ottawa comptait à ses débuts, LeSueur mena une double carrière de fonctionnaire et d’homme de lettres. Il fut le premier à insuffler, à la vie canadienne, l’esprit moderne de l’examen critique. Dans un climat souvent suffocant de conformisme intellectuel où la critique indépendante engendrait une solide méfiance, il se mit à écrire sur une variété de questions controversées, souvent en utilisant un pseudonyme. Convaincu que tout pouvait être matière à investigation, il soulignait que la critique, loin d’être dogmatique, devait être souple, constructive et pratiquée selon de sérieuses règles d’éthique, de façon responsable. En 1871, la publication à Londres de son brillant essai sur Charles-Augustin Sainte-Beuve, l’illustre auteur et critique littéraire français décédé depuis peu, lui apporta la notoriété. Il avait alors 31 ans.

Sainte-Beuve et ses investigations studieuses de même que Matthew Arnold, Auguste Comte et Herbert Spencer ne cesseraient de guider LeSueur. Durant 46 ans encore, cet homme qui, par son intelligence rigoureuse, rivalisait avec certains des meilleurs penseurs d’Europe, conserverait son attitude critique. De 1871 au début du xxe siècle, il fut actif à l’Ottawa Literary and Scientific Society, dont il fut président neuf fois. De son vivant, il fut reconnu internationalement comme l’un des plus grands hommes de lettres du Canada. Son œuvre, selon l’historien contemporain A. B. McKillop, « constituait une réponse de premier ordre aux courants de pensée provenant d’outre-Atlantique dans la dernière partie du xxe siècle ». De 1871 à 1915, LeSueur produisit 83 publications signées, des articles surtout, sur une large gamme de sujets, dont la critique, l’éthique, la philosophie, la littérature, le féminisme, la politique, l’évolution, le colonialisme et la libre pensée. Prolifique collaborateur pigiste du Montreal Daily Star, de la Gazette de Montréal et de l’Ottawa Citizen, il influença également l’opinion publique par ses éditoriaux anonymes, par exemple ceux dans lesquels il soutint le gouvernement pendant la rébellion du Nord-Ouest [V. Louis Riel*].

Bon nombre des textes publiés par LeSueur dans des journaux et revues parurent dans la période de doute déclenchée par la révolution darwinienne de la pensée – époque d’interminables discussions sur les visées conflictuelles de la religion et de la science, et période d’acceptation ou de rejet des nouvelles conceptions du progrès et de la technique. Dans un bilan de son apport, John Reade noterait en 1917 : « [LeSueur] a compris tout de suite la signification de la science nouvelle et les effets ultimes qu’elle ne pouvait manquer d’avoir sur la pensée religieuse et philosophique. » LeSueur pourrait se définir comme un humaniste idéaliste qui pratiquait le détachement critique. Dans « The intellectual life », paru en 1875 dans le Canadian Monthly and National Review de Toronto [V. Graeme Mercer Adam], il exprima la conviction que la préoccupation intellectuelle est aussi préoccupation morale, « car l’homme qui a une noble pensée ne distingue pas l’acte mental et sa coloration morale ». Il rejetait l’idée selon laquelle la raison est une faculté étroite, utile seulement en affaires. Son exposé le plus vigoureux sur l’idéalisme philosophique vint dans un autre essai important, « Idealism in life », publié dans le Canadian Monthly en 1878, où il déplorait le secret mépris du monde pour l’artiste et l’idéaliste, pour ceux qui ne vénéraient pas Mammon.

LeSueur remettait en question bien des orthodoxies, par exemple la dépendance coloniale du Canada à l’endroit de la Grande-Bretagne, le rôle limité des femmes dans la société, l’utilisation sectaire de la Bible dans les écoles publiques, l’autorité du dogme et les partis politiques. Dans « Party politics », qu’il publia en 1872 dans le Canadian Monthly sous un pseudonyme (peut-être parce qu’il était fonctionnaire), il condamnait le système qui « proscrit le libre exercice de la pensée humaine et conduit les individus à masquer ou à travestir leurs véritables opinions ». Il collabora probablement au Nation, périodique lancé à Toronto en 1874 par les membres du mouvement Canada First [V. William Alexander Foster*]. Bon nombre des articles que l’on y trouve et qui portent son empreinte insistent sur la bassesse des mœurs politiques en Amérique du Nord. Pour élever le niveau, LeSueur tentait de stimuler le débat bien informé et intelligent, mais il se perdait souvent dans les hauteurs, car il avait tendance à surestimer les capacités intellectuelles des lecteurs.

Dans les années 1870, en grande partie dans le Canadian Monthly LeSueur soutint, notamment avec Agnes Maule Machar*, auteure de Kingston aux positions théologiques libérales, un débat sur la question de savoir si la prière peut avoir de l’emprise sur les lois physiques. Toutefois, quand la science devenait trop dogmatique, il la dénonçait aussi. Les prétentions du matérialisme absolu et celles de l’orthodoxie religieuse la plus stricte lui paraissaient aussi inacceptables les unes que les autres. Bien qu’il ait défendu la libre pensée et la liberté de conscience, son humanisme n’allait pas jusqu’à écarter l’esprit de l’éthique chrétienne, ce que ses détracteurs étaient trop myopes pour percevoir.

En 1880, l’establishment théologique monta à l’assaut du naturalisme évolutionniste de Herbert Spencer. Sans hésiter, LeSueur se porta à sa défense dans le Canadian Monthly. Bien que, fait à noter, il n’ait pas adhéré à la pensée de Spencer au point d’étendre la théorie évolutionniste de Darwin aux relations sociales, Spencer le félicita et veilla à ce que son texte soit réédité dans le Popular Science Monthly de New York. Cet essai fit si grande impression que ce périodique sollicita la collaboration de LeSueur ; durant de nombreuses années, il y publia des articles sur la science, l’évolution et le positivisme philosophique. Au cours d’une visite à New York, il fit la connaissance du réformateur américain Henry George, dont il défendit les idées sur la réforme agraire dans un article du Canadian Monthly en 1881.

Au cours de la controverse sur la science et la religion, qui se poursuivit tout au long des années 1880, LeSueur soutint avec des théologiens tel George Monro Grant* un débat qui engloba bientôt toute la question de la place du christianisme dans la « culture moderne ». Dans un essai intitulé « Materialism and positivism » publié dans le Popular Science Monthly en 1882, il expliqua que le positivisme de Comte, loin de nier le monde spirituel, affirmait l’existence de deux sphères de phénomènes inviolables, la dualité esprit-pensée d’un coté, et la matière de l’autre. Il postulait un ordre moral cosmique qui harmonisait lois naturelles et lois spirituelles. Cet essai est particulièrement réussi, car LeSueur y a produit une philosophie globale de l’existence à partir de la synthèse de divers courants de pensée, dont le criticisme moral de Sainte-Beuve, la conception de la culture d’Arnold, l’humanisme positiviste de Comte et l’éthique évolutionniste de Spencer.

Deux ans plus tard, en 1884, LeSueur se laissa entraîner dans un débat public sur l’agnosticisme et l’évolution avec John Travers Lewis*, évêque du diocèse anglican de l’Ontario. Lewis soutenait que le darwinisme détruisait la foi en la vie éternelle et conduisait au matérialisme et à l’agnosticisme. Le propos de la science, répliquait LeSueur, était non pas de démontrer l’inexistence de Dieu ou de la vie éternelle, mais de « chercher à écarter les modes de pensée et de croyance qui [...] sont destructeurs de toute science ». Pour l’essentiel, les arguments de LeSueur, dans cette polémique comme ailleurs, s’enracinaient dans la conviction que l’esprit critique doit s’exercer dans tous les champs de recherche. En 1885, Goldwin Smith*, intellectuel torontois avec qui LeSueur n’était pas toujours d’accord, déclara à l’essayiste britannique Matthew Arnold : « [LeSueur est] le meilleur critique que le Canada possède. De Sainte-Beuve, [le pays] n’en a point. »

Une fois à la retraite, LeSueur se plongea dans l’histoire du Canada. Sa biographie du gouverneur Frontenac [Buade*] parut à Toronto en 1906 dans la collection Makers of Canada, dont il était l’un des directeurs. Bien que fondée sur l’étude douteuse de Francis Parkman*, elle connut un grand succès. L’éditeur, George Nathaniel Morang*, commanda donc à LeSueur un volume sur William Lyon Mackenzie*, chef de la rébellion de 1837–1838 au Haut-Canada. Après de longues recherches, LeSueur produisit en 1908 la première biographie vraiment critique qui ait été écrite au Canada. Elle contestait à la fois l’interprétation whig conventionnelle de l’histoire du Canada et la mythologie simpliste de la tradition réformiste. William Lyon Mackenzie King*, petit-fils de Mackenzie, fut si troublé qu’il pressa Morang de refuser le manuscrit. Comme les descendants de Mackenzie avaient permis à LeSueur de consulter des documents, ils s’attendaient à un portrait flatteur. Pour sa part, LeSueur fit valoir que « la nature essentielle de l’histoire [...] est non pas d’affirmer mais de questionner ». En outre, il prêtait des mobiles politiques à William Lyon Mackenzie King. Celui-ci, dit-il à Thomas Taylor Rolph en novembre 1908, « s’[était] fait connaître de manière singulière et [voulait] faire de même à propos de son grand-père ». En 1913, un tribunal prononça une injonction qui empêcha LeSueur de publier ce livre à la perspective tout à fait nouvelle. L’ouvrage a paru seulement en 1979, dans une édition établie par A. B. McKillop.

Dans la première partie de sa carrière, William Dawson LeSueur fut considéré par d’aucuns comme un dangereux radical en raison de ses positions dissidentes ; dans le xxe siècle de Mackenzie King, on le classa parmi les tories réactionnaires, ce qu’il n’était pas. Isolé dans une certaine mesure parce qu’il occupait un poste à temps plein dans la fonction publique à Ottawa, il obtint quand même une certaine reconnaissance au Canada. En 1900, il reçut un doctorat en droit du Queen’s College de Kingston ; trois ans plus tard, il fut élu membre de la Société royale du Canada, dont il occupa la présidence en 1912–1913. Tombé dans l’oubli après sa mort en 1917, il ne fut redécouvert que plusieurs décennies plus tard.

Clifford G. Holland

Une bibliographie de 83 ouvrages rédigés et publiés, d’après les indications qu’on y trouve, par LeSueur, figure dans notre étude intitulée William Dawson LeSueur (1840–1917), a Canadian man of letters : the sage of Ottawa (San Francisco, 1993). On trouve certains des principaux textes de LeSueur dans une collection préparée par A. B. McKillop, A critical spirit : the thought of William Dawson LeSueur (Toronto [et Ottawa], 1977). McKillop a aussi édité un écrit de LeSueur qui a mis du temps à paraître et en a rédigé l’introduction, William Lyon Mackenzie : a reinterpretation (Toronto et Ottawa, 1979).  [c. g. h.]

AN, MG 26, J ; MG 30, D29, 25 ; D51.— ANQ-Q, CE1-68, 19 avril 1840.— AO, F 23 ; F 37 ; F 91-C, no 54.— Arch. privées, Mme Sheila K. George (Whitby, Ontario), album de la famille LeSueur, généalogie et lettres personnelles de W. D. LeSueur à Annie Hall-Kerr.— Gazette (Montréal), 9 oct. 1912.— Montreal Daily Star, 14, 16–17 nov. 1885.— Ottawa Evening Journal, 24 sept. 1917.— Times (Ottawa), 21 sept. 1867.— Barreau du Haut-Canada, Gazette (Toronto), 6 (1972) : 41s.— Ramsay Cook, The regenerators : social criticism in late Victorian English Canada (Toronto, 1985).— « Historical sketch », Ottawa Literary and Scientific Soc., Trans., no 1 (1897–1898) : 1–23.— C. G. Holland, « Canada greets the apostle of culture », Dalhousie Rev. (Halifax), 63 (1983–1984) : 242–254 ; « First Canadian critics of Darwin », Queens Quarterly (Kingston, Ontario), 88 (1981) : 100–106 ; « The sage of Ottawa : William Dawson LeSueur », Canadian Lit. (Vancouver), no 96 (printemps 1983) : 167–181 ; et « William Dawson LeSueur », dans Dictionary of literary biography (134 vol. parus, Detroit, 1978–  ), 92 (Canadian writers, 1890–1920, W. H. New, édit., 1990) : 198–200.— [Charles] Lazenby, Extracts from Rev. Mr. Lazenby’s address at the funeral of William Dawson LeSueur, Ottawa, September 25th, 1917 ([Ottawa, 1917]).— [J. T. Lewis], A second lecture on agnosticism, by the lord bishop of Ontario (Ottawa, 1884).— A. B. McKillop, A disciplined intelligence : critical inquiry and Canadian thought in the Victorian era (Montreal, 1979) ; Contours of Canadian thought (Toronto, 1987).— John Reade, « William Dawson LeSueur », SRC, Mémoires, 3e sér., 12 (1918), proc. : iv–vi.— A selection from Goldwin Smith’s correspondence, comprising letters chiefly to and from his English friends, written between the years 1846 and 1910, [T.] A. Haultain, compil. (Toronto, [1913 ?]).

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Clifford G. Holland, « LeSUEUR, WILLIAM DAWSON », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 22 déc. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/lesueur_william_dawson_14F.html.

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Auteur de l'article:    Clifford G. Holland
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1998
Année de la révision:    1998
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