MANOUKIAN, JAMES (Hagop ou Hakob Manougian), fondeur, né en 1884 en Arménie, fils de Mansur Manoukian et de Mariam Kevorkian ; décédé le 23 juin 1912 à Hamilton, Ontario.
James Manoukian faisait partie des centaines d’Arméniens qui vinrent séjourner dans les centres industriels du sud de l’Ontario vers le début du xxe siècle. C’était un homme ordinaire, mais son enterrement allait provoquer l’une des premières grèves de protestation déclenchées au Canada par des Arméniens contre un gros employeur industriel.
À cause des massacres d’Arméniens perpétrés de 1894 à 1897 et en 1909 par les dominateurs turcs dans l’Empire ottoman, beaucoup d’hommes cherchèrent à amasser du capital à l’étranger pour rebâtir maisons, fermes et commerces. Par voie de recrutement et par l’intermédiaire d’un réseau de relations, un grand nombre d’Arméniens des régions de Kiği, Muş, Van et Harput parvinrent jusqu’au Canada.
Arrivé probablement en 1908 ou peu après et classé Asiatique par les autorités canadiennes, Manoukian était soumis aux sévères règlements institués cette année-là pour réduire l’immigration asiatique. D’autres suivirent, fuyant la conscription, surtout pendant les guerres turques contre l’Italie en 1911 et les États balkaniques en 1912. Les règlements sur l’immigration ne permirent qu’à 2 000 Arméniens d’entrer au Canada au cours des 20 années précédant la Première Guerre mondiale. La plupart des immigrés étaient des agriculteurs avec des antécédents semblables. Ils vivaient entassés dans des pensions tenues par des compatriotes et situées dans de petites enclaves à proximité des usines qui les employaient.
À Hamilton, les Arméniens habitaient le secteur des rues Sherman, Birch et Gibson. La plupart travaillaient dans les fonderies d’instruments aratoires de l’International Harvester. Ils trimaient dans des conditions dangereuses, dans la chaleur et la crasse, et risquaient toujours d’être congédiés. Jeunes et forts, ils avaient la réputation d’être des ouvriers consciencieux. Même s’ils étaient majoritaires dans une des fonderies, le secteur des fontes grises, ils ne militaient pas et s’unissaient rarement pour exercer des pressions sur la compagnie.
Toutefois, en certaines circonstances, les Arméniens pouvaient se mobiliser et obliger la compagnie à les reconnaître en tant que groupe. Manoukian était inscrit à la caisse de maladie et de décès de l’International Harvester. À la fin de 1910, on l’hospitalisa à cause d’une tuberculose de la cheville ; la maladie gagna ses poumons, et il fut confiné au City Hospital jusqu’à sa mort en 1912. L’International Harvester paya ses obsèques et son enterrement, mais s’arrangea pour qu’il soit inhumé dans la même tombe qu’un autre Arménien. Dès que ceux qui accompagnaient sa dépouille découvrirent cet arrangement, ils interrompirent la cérémonie, retournèrent à l’usine et incitèrent leurs camarades à arrêter le travail. Il se peut que la presque totalité des 175 Arméniens employés par la fonderie aient suivi le mouvement. Le surintendant conclut en leur faveur, et Manoukian eut sa tombe au cimetière de Hamilton.
Étant donné les massacres dont les minorités chrétiennes de l’Empire ottoman, surtout les Arméniens, étaient périodiquement victimes, ces gens étaient très sensibles à l’injustice. Incapables de tolérer l’affront infligé à leur coreligionnaire – Manoukian appartenait fort probablement à l’Église apostolique arménienne –, les ouvriers de la Harvester avaient utilisé la seule arme qu’ils avaient, au risque de se mettre à dos la direction de l’entreprise. Dès 1906, les mouleurs arméniens de la Brantford Malleable (la fonderie de la Pratt and Letchworth à Brantford, en Ontario) avaient fait la grève parce que leurs salaires étaient insuffisants. En 1915, tourmentés par les nouvelles du massacre commis par ordre du gouvernement turc, les fondeurs arméniens de l’usine McKinnon à St Catharines déposeraient leurs pelles pour protester contre la présence d’ouvriers turcs parmi eux. Ces arrêts de travail résument l’esprit qui régnait en Amérique du Nord parmi les travailleurs en cette époque où les priorités ethniques s’entremêlaient aux questions ouvrières.
Deux images radicalement différentes des migrants arméniens d’avant la Première Guerre mondiale se dégagent de l’affaire Manoukian. Premièrement, ces travailleurs étaient exploités et isolés. Les registres du cimetière et du salon funéraire suggèrent que Manoukian était seul et indigent : ils révèlent que le salon fournit le linceul, donnent la Harvester comme son plus proche parent et le City Hospital comme son domicile, et indiquent qu’il fut inhumé dans un simple cercueil sans pierre tombale. Deuxièmement, les travailleurs arméniens avaient su créer un monde bien à eux. Souvent apparentés, parrains des enfants d’autres membres du groupe ou originaires d’un même village, ces hommes qui avaient abouti dans un pays qu’ils connaissaient mal s’associaient pour se débrouiller et se protéger. Insultés par le manque de respect de la Harvester, les compatriotes de Manoukian manifestèrent leur désapprobation en refusant de travailler. Pour eux, la « grève funéraire » symbolisait à la fois l’honneur et la solidarité ethniques.
En fait, Manoukian n’était ni seul, ni sans le sou. Le 21 juin 1912, il avait fait un testament, signé d’une croix. Deux de ses amis, Hagop Megerdichian et Israel Safarian, étaient chargés de distribuer, en partie dans le Nouveau Monde, en partie dans l’Ancien, ses quelques effets personnels et 149 $ en espèces : ils devaient acheter un « fauteuil d’invalide » pour le City Hospital et faire parvenir 60 $ à la sœur mariée du défunt, Khatoon Hagopian, au village d’Oğnut, dans la région de Muş, en Arménie. En outre, tous les biens que Manoukian possédait dans son pays natal allaient à la famille qu’il avait laissée derrière lui : sa femme, Arousiag, et leur fille de trois ans, Parantzem.
La situation poignante du jeune James Manoukian révèle les risques que les migrants arméniens étaient prêts à prendre. D’autres Arméniens de passage moururent prématurément ou furent mutilés à vie. D’autres encore rentrèrent dans leur pays et furent victimes du génocide de 1915–1923. Cependant, ceux qui restèrent jetteraient les fondations de la communauté arménienne du Canada.
AO, RG 22-205, no 8381 ; RG 80-8-0-476, no 34517.— Hamilton Spectator, 25 juin 1912.— Isabel Kaprielian-Churchill, Like our mountains : a history of Armenians in Canada (Toronto, à paraître) ; « Sojourners from Keghi : Armenians in Ontario to 1915 » (thèse de ph.d., Univ. of Toronto, 1984).— Polyphony (Toronto), 4 (1982), no 2.
Isabel Kaprielian-Churchill, « MANOUKIAN, JAMES (Hagop Manougian, Hakob Manougian) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 9 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/manoukian_james_14F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/manoukian_james_14F.html |
Auteur de l'article: | Isabel Kaprielian-Churchill |
Titre de l'article: | MANOUKIAN, JAMES (Hagop Manougian, Hakob Manougian) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1998 |
Année de la révision: | 1998 |
Date de consultation: | 9 oct. 2024 |