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Nom inconnu, esclave noire ; circa 1802–1803, près du fort Malden (Amherstburg, Ontario).
Pendant et après la guerre d’Indépendance américaine, Matthew Elliott, fonctionnaire britannique d’origine irlandaise, réduisit en esclavage de 50 à 60 personnes, dont quelques Autochtones et surtout des Noirs. À l’exception de huit individus, les noms de ces hommes, femmes et enfants ne figurent dans aucun document.
Parmi ces personnes anonymes se trouvait une femme noire qu’Elliott vendit vers 1802 à Alexander Duff, marchand de fourrures et cofondateur de Sandwich (Windsor), dans le Haut-Canada, et à sa femme, Phillis. Une lettre envoyée par un éminent fonctionnaire du Haut-Canada à l’un de ses homologues constitue le seul document qui atteste de l’existence de cette femme. Le 17 mai 1803, Alexander Grant informa John Askin que : « M. Duff et Phillis ont été depuis une semaine très déconcertés et troublés par une femme noire maudite, qu’ils ont achetée il y a quelque temps au capitaine Elliott. Elle et un homme noir sont tous deux en prison ici pour vol. »
On ne précisa pas le nom de l’esclave noire, mais on employa plutôt le mot « créature » (wench en anglais) qui, à la fin du xviiie siècle, en vint à désigner couramment les femmes noires réduites en esclavage de façon dévalorisante et offensante, peu importe leur âge. Le fait qu’on qualifia cette esclave inconnue de « maudite » suggère qu’elle avait un comportement perturbateur et qu’elle s’était livrée à de petits actes de résistance (à l’instar de Peggy*, esclave noire appartenant à Peter Russell). Cette façon de la décrire – comme un simple objet sans nom – illustre la nature systématiquement déshumanisante de l’esclavage. On ne sait rien de plus à son sujet. Néanmoins, le contexte de la servitude forcée qui caractérisa la vie de cette femme peut nous éclairer sur sa situation et sur celle d’autres personnes qui subirent l’esclavage dans le Haut-Canada.
Entre 1760 et 1834, sous autorité britannique, plus de 600 Noirs réduits en esclavage vécurent dans la région située dans l’ouest de la province de Québec, connue à partir de 1791 comme le Haut-Canada ; 330 d’entre eux furent détenus dans le district de Western de la colonie, où Elliott obtint sa concession de terre. (Parmi eux se trouvait Jack York*, l’un des 14 Noirs appartenant à James Girty dans le canton de Gosfield.) Le nom et le sexe d’environ le tiers des Noirs asservis dans le Haut-Canada ne figurent dans aucun document ; on ne consigna sans doute jamais ces informations pour beaucoup d’entre eux. Ils étaient maintenus en esclavage de façon héréditaire, selon des concentrations inégales à travers le Haut-Canada, de la rivière Detroit à la frontière avec le Bas-Canada. Les propriétaires d’esclaves étaient principalement, mais non exclusivement, des membres de l’élite et des classes dirigeantes, tels que James Baby*, John Butler*, Thomas Fraser*, Robert Isaac Dey Gray, William Jarvis, Solomon Jones*, Koñwatsiˀtsiaiéñni* (Mary Brant), John Walden Meyers*, John Stuart et Thayendanegea (Joseph Brant). L’abolition progressive de l’esclavage commença en 1793 avec la promulgation de la loi intitulée An act to prevent the further introduction of slaves, and to limit the term of contracts for servitude within this province, plus couramment appelée Act to Limit Slavery in Upper Canada, et connue en français sous le nom de loi visant à restreindre l’esclavage dans le Haut-Canada [V. Chloe Cooley*]. La pratique se poursuivit toutefois jusqu’en 1834, lorsque le Parlement britannique l’abolit.
Un certain nombre de facteurs influencèrent le déplacement géographique de ces captifs : le contexte élargi de l’esclavage en Amérique du Nord, notamment dans les Maritimes [V. Nom inconnu* (circa 1772–1786)], l’expansion de l’Empire britannique au nord du continent après la guerre de Sept Ans, la guerre d’Indépendance américaine et l’évacuation des loyalistes qui s’ensuivit, ainsi que l’abolition progressive de l’esclavage dans le nord des États-Unis et le Haut-Canada. Après la guerre de Sept Ans, la plupart des personnes réduites en esclavage par les colons blancs en Amérique du Nord britannique étaient d’ascendance africaine, et le nombre d’esclaves autochtones diminua considérablement. Un changement notable s’effectua au sein de la population asservie de la province de Québec, où les Autochtones composaient auparavant la majorité des esclaves, et les Noirs environ le tiers. La migration des loyalistes vers le nord après la guerre d’Indépendance américaine entraîna une augmentation significative du nombre d’esclaves noirs dans les colonies d’Amérique du Nord demeurées britanniques.
Matthew Elliott avait acquis la plupart de ses esclaves noirs avant de partir vers le nord, au cours de raids menés par les forces britanniques pendant la guerre. Confisqués à des patriotes des Treize Colonies, ils furent amenés dans l’ouest du Québec et Elliott les garda pour son usage personnel, sous la surveillance d’un contremaître nommé James Heward. Dans une lettre du 14 mai 1797 à James Green, secrétaire militaire de lord Dorchester [Carleton], l’officier britannique Hector McLean écrivit, au sujet d’Elliott : « Il vit d’après ce qu’on m’a dit dans la plus grande aisance avec des dépenses de plus de mille par an. Il possède une vaste ferme non loin de la garnison avec six ou sept cents têtes de bétail, et on m’a dit qu’il emploie régulièrement cinquante ou soixante personnes dans sa maison et sa ferme, principalement des esclaves. »
Le parcours des esclaves noirs était façonné à la fois par leur appartenance à un groupe ethnoculturel et par leur statut sociojuridique. À la ferme d’Elliott, les femmes et les hommes devaient effectuer une panoplie de tâches agricoles et domestiques. On attribuait généralement les diverses responsabilités aux esclaves selon leur sexe, conformément aux normes en vigueur, mais quand cela servait les intérêts des propriétaires, on forçait les femmes asservies à faire le « travail des hommes » et les hommes, le « travail des femmes ».
Elliott était l’un des plus grands propriétaires d’esclaves du Haut-Canada ; l’esclavagiste moyen y détenait entre une et trois personnes noires, lesquelles transmettaient leur statut d’esclave à leurs descendants. À la ferme d’Elliott, les esclaves devaient défricher la terre, couper le bois, planter les semences, faire les récoltes, battre le blé, s’occuper des nombreux animaux d’élevage et du jardin bien entretenu, ainsi que chasser le gibier. Certains des hommes participèrent à la construction de la somptueuse résidence et des autres bâtiments de la propriété, notamment les granges, les écuries et les cabanes dans lesquelles ils vivaient, et installèrent aussi des clôtures. Les domestiques, hommes et femmes, nettoyaient, cuisinaient, faisaient la lessive, cousaient, filaient la laine et le fil, fabriquaient du savon et des chandelles, et barattaient le beurre. Ils servaient également les nombreux visiteurs qu’Elliott recevait en tant que fonctionnaire colonial et s’occupaient des besoins personnels de sa famille. Certaines tâches étaient probablement plutôt confiées aux femmes, comme la prise en charge des enfants d’Elliott. Cette productivité forcée contribua largement à la richesse et au confort de ce dernier durant au moins 20 ans. Elliott cultivait plus de terres et possédait plus de chevaux et de bétail que ses voisins, et obtenait des récoltes au minimum cinq fois supérieures aux leurs.
Elliott était connu pour traiter très durement ses esclaves. Un anneau métallique retrouvé incrusté dans un robinier faux-acacia sur sa propriété indique qu’il attachait manifestement des individus aux arbres pour les fouetter. Sans surprise, la plupart de ses esclaves tentèrent d’obtenir leur liberté. Tout d’abord, en 1805, une trentaine d’entre eux coordonnèrent et exécutèrent vraisemblablement un plan d’évasion au Michigan, alors territoire libre, qu’ils atteignirent en traversant la rivière Detroit. Ensuite, à l’hiver de 1806–1807, huit autres esclaves, hommes et femmes, s’enfuirent au même endroit. De telles actions clandestines témoignent de la capacité des personnes réduites en esclavage à agir individuellement et collectivement. Ces gens en quête de liberté s’inspirèrent possiblement de Peter Denison, ancien esclave placé à la tête d’une unité de milice composée exclusivement d’hommes noirs et créée par le gouverneur du Michigan, William Hull. Les esclaves des deux côtés de la rivière Detroit entretenaient des réseaux sociaux et des relations étroites.
Le Michigan, un territoire avant de devenir un État en 1837, avait fait partie de l’ancien territoire élargi du Nord-Ouest (qui couvrait aussi l’Illinois, l’Ohio, l’Indiana, le Wisconsin et le nord du Minnesota actuels), où l’esclavage était interdit selon les termes de la Northwest Ordinance de 1787. L’institution demeura cependant légale dans le Haut-Canada, même après qu’y fut promulguée, en 1793, la loi visant à restreindre l’esclavage. Cette loi déclencha le processus de l’abolition de l’esclavage, qui fut progressif, mais n’affranchissait pas les esclaves et n’empêchait pas leur vente dans le Haut-Canada ou aux États-Unis ; elle permettait l’asservissement à vie des personnes détenues en tant que biens au moment de la sanction de la loi. Par conséquent, les territoires et les États nord-américains ainsi que les autres États visant l’abolition progressive devinrent des lieux de liberté potentiels pour les Noirs réduits en esclavage dans le Haut-Canada [V. Henry Lewis*]. Ces derniers tentèrent de trouver refuge aux États-Unis, et ce, des décennies avant l’établissement du réseau nommé chemin de fer clandestin, qui permit à des Afro-Américains en quête de liberté de s’installer en Amérique du Nord britannique.
Les esclaves constituaient une marchandise légale dans le Haut-Canada. Dans de nombreux cas, y compris celui de la femme qu’Alexander Grant décrivit comme une « créature noire maudite », leurs noms ne figurent dans aucun document écrit. On a pu identifier seulement huit des esclaves de Matthew Elliott, et ce, uniquement parce que celui-ci avait intenté une action en justice au Michigan pour tenter de les récupérer. Le nom et le sexe de la plupart des personnes qu’il asservit disparurent au cours de l’histoire, mais leur détermination à chercher la liberté mérite d’être reconnue et rappelée.
Marsh Hist. Coll. (Amherstburg, Ontario), Assessment for Malden and Amherstburg, 1812–1813.— Natasha Henry-Dixon, « One too many : the enslavement of Black people in Upper Canada, 1760–1834 » (thèse de ph.d., York Univ., Toronto, 2023).— Reginald Horsman, Matthew Elliott, British Indian agent (Detroit, 1964).— « J. Grant to J. Green, Amherstburg, 7 août 1807 », dans Douglas Brymner, Rapport sur les archives canadiennes, 1896 (1897), 29 (accessible à www.canadiana.ca/view/oocihm.8_03506_16/62).— The John Askin papers, M. M. Quaife, édit. (2 vol., Detroit, 1928–1931), 2 (1796–1820), 388–390.— Frank Mackey, Done with slavery : the Black fact in Montreal, 1760–1840 (Montréal et Kingston, Ontario, 2010).— « McLean to Green, Amherstburg, 14 sept. 1797 », dans The Windsor border region, Canada’s southernmost frontier : a collection of documents, E. J. Lajeunesse, édit. (Toronto, 1960), 221.— Michigan Pioneer Coll., XXXVI (1908) : 185–186.— Tiya Miles, The dawn of Detroit : a chronicle of slavery and freedom in the city of the straits (New York, 2017).— R. W. Riddell, « The slave in Canada », Journal of Negro Hist. (Washington), 5 (1920) : 261–377.— The statutes of the province of Upper Canada […] (Kingston, 1831).— Transactions of the Supreme Court of the Territory of Michigan, W. W. Blume, édit. (6 vol., Ann Arbor, Mich., 1935–1940), 2 : 156, 216, 219.— Isaac Weld, Travels through the states of North America, and the provinces of Upper and Lower Canada, during the years 1795, 1796, and 1797 (Londres, 1799).
Natasha Henry-Dixon, « NOM INCONNU (circa 1802–1803) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 11 avr. 2025, https://www.biographi.ca/fr/bio/nom_inconnu_1802_1803_5F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/nom_inconnu_1802_1803_5F.html |
Auteur de l'article: | Natasha Henry-Dixon |
Titre de l'article: | NOM INCONNU (circa 1802–1803) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la révision: | 2025 |
Date de consultation: | 11 avr. 2025 |